Continuum rêvé et le rouleau Césaire

 

Continuum rêvé et le rouleau Césaire, vue de l’exposition
Bibliothèque Stanislas, Nancy © jc Taillandier

     L’exposition Continuum rêvé et le rouleau Césaire que Jean-François Chevalier et moi-même avons présentée dans le décor feutré de la Bibliothèque Stanislas, sous les auspices du 11e Congrès International d’études sur l’emblème, s’est tenue à Nancy du 3 au 7 juillet 2017. Elle est désormais close. Du haut de sa majesté de plâtre, le roi Stanislas ne méditera plus sur nos deux propositions graphiques qui renouvellent, selon nos sensibilités propres, le genre de l’emblème : Jean-François Chevalier puise dans l’intime les secrets de l’emblème pour composer un recueil gravé ; quant à moi , j’ai déroulé sur table l’énigme gravée de mon rouleau Césaire (voir article précédent), censée présenter au public une découverte archéologique majeure, mais inventée de toutes pièces… Deux approches différentes pour associer image et texte, et marier les alchimies de l’encre sur le cuivre, au service d’un imaginaire.

      Le propre de l’emblème est d’accompagner une image avec un titre, un texte et une morale, selon les règles et les habitudes en vigueur aux XVI et XVIIsiècles. Les collections de la Bibliothèque Stanislas de Nancy sont riches d’exemples fameux de livres d’emblèmes. Ils sont désormais répertoriés à l’exemple de cette gravure de Jacques Callot « rien de rude ne l’épouvante », placée en frontispice de l’affiche, et qui a servi de logo au congrès : un chardonneret perché sur un chardon. D’où l’à-propos de ce congrès international à Nancy à l’initiative de Paulette Choné, Professeur émérite des Universités et membre du Bureau  de la Society for Emblem Studies, attirant l’attention des chercheurs spécialisés dans les domaines les plus variés : histoire de l’art et des arts décoratifs, histoire littéraire, histoire du livre et de l’illustration, iconographie, symbolique, théorie de la représentation, philosophie, histoire sociale et culturelle, sciences de la nature, informatique.

 

Continuum rêvé et le rouleau Césaire. Emblèmes du XXIe siècle.

      On n’en a jamais fini avec les emblèmes ! Le congrès a inspiré nos deux propositions plastiques qui approfondissent la tension entre une image et un texte complices. Nous nous aventurons à explorer les secrets de l’emblème, qui correspondent à l’une des préoccupations des chercheurs : « Qu’est-ce que faire un emblème ? »

      Jean-François Chevalier réalise un recueil de dix-neuf emblèmes gravés, dont les motifs sont choisis, par reflet analogique, parmi les références d’un vécu intime. Avec les « écritures » de Paulette Choné, ces images parlées et multiples développent et réhabilitent la pensée d’un Continuum rêvé.
L’énigme du rouleau Césaire compose, quant à elle, une bande de fragments gravés sur papier japon, longue de dix-neuf mètres, et à exemplaire unique, dont certains détails révèlent des motifs emblématiques. Pièce maîtresse de fouilles archéologiques de pure fiction, comme le récit qui l’accompagne (Editions La Dragonne, Nancy, 2001), elle s’inscrit pleinement dans cette démarche exploratoire de l’image et du texte.

 Jean-François CHEVALIER (textes de Paulette CHONÉ), Continuum rêvé
recueil gravé, planche 4 © jc Taillandier

      Jean-François Chevalier a présenté l’image de l’oiseau sur la chaise dans un travail antérieur de sculpture revisitée aujourd’hui en gravure à l’eau-forte. De là naît le trouble, vertu d’une poésie de l’image, que le spectateur reçoit avec sa propre subjectivité. Accompagnée du texte en regard que lui consacre Paulette Choné, l’emblème a pris forme :

          Naturellement

          vautour de faillite et de honte
          un demi-siècle sous le derrière
          du grand-père
          t’apprit à fond le pavé de la cuisine
                                       Il n’est pas de serre qui ne s’émousse.

      Mon travail gravé, dans le rouleau, accueille aussi la présence de l’oiseau. Elle s’actualise d’une relecture poétique et vivante, confrontant la matière volatile de toute  vie à la pesanteur du destin et des éléments. De multiples motifs hermétiques se répètent et dialoguent tout au long de ce déroulé imaginaire. Devenu irréel et poétique, cet univers amène d’autres questionnements à notre monde contemporain auxquels participe le langage plastique (assemblage papier-image-couleur-texte-affabulation)…
Dans la préface qui accompagne le récit, Jean-François Clément souligne que « Jean-Charles Taillandier lui-même, au premier regard, donne le statut de canular à cette création. Un canular est seulement un jeu qui vise à créer des doutes sur la légitimité de nos croyances, en nous faisant abandonner la posture fictionnelle, mais son but est aussi parfois de déstabiliser les institutions. Il s’oppose donc à la supercherie et au faux. »

 


     Jean-Charles TAILLANDIER , L’énigme du rouleau Césaire 
gravures et collages sur papier japon (détails fragments 6 et 4, longueur  60 et 50 cm).
Continuum rêvé et le rouleau Césaire, vue de l’exposition
Bibliothèque Stanislas, Nancy © jc Taillandier

 

Contacts :
–  Le site des amis des études emblèmistes en France  : https://aeef.hypotheses.org
– Le site de la society for emblem studies  :  http://www.emblemstudies.org
– Le site de Jean-François Chevalier, graveur  :  http://www.jeanfrancoischevalier.com/
– Le site de Jean-Charles Taillandier, graveur  :  http://www.taillandier-art.com/

 

Jacques Koskowitz, la rigueur dans l’art

      Artiste lorrain, Jacques Koskowitz (1932-1997) a vécu quarante ans à Vandoeuvre. Sa ville lui rend aujourd’hui hommage en donnant son nom à la salle d’exposition de la Ferme du Charmois où une exposition de ses peintures, dessins et sculptures est présentée au public (*). C’est une opportunité trop rare de découvrir l’œuvre rigoureuse, multiforme et sans concession, à l’image de son auteur.

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Haut : Jacques KOSKOWITZ, « Café mon enfant », huile sur toile, 60×80 cm;
Cette peinture a le même titre que la biographie de JK dans laquelle il raconte son enfance dans le café de son père.
Bas : – Portrait de Jacques Koskowitz / personnage en carton peint, h.170 cm. © jc Taillandier
Portrait de Jeannine Rollot, huile sur toile, détail, vers 1970 / Personnage, carton, détail.©Blog les amis de JK.

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Les débuts
Pédagogue inspiré en lycée, école normale puis école des beaux-arts, il a transmis à de nombreux élèves sa vaste connaissance de l’art et au-delà, la culture de son époque. Insufflant savoir technique et vagabondage érudit parmi les grandes oeuvres du passé, il offrait à chaque étudiant plus qu’un savoir, il ouvrait le regard. En grand admirateur de Van Gogh, qu’il appelait fraternellement Vincent, il en lisait assidûment Les lettres à son frère Théo. Je dis fraternellement car il partageait sans doute intimement avec lui une précarité de vie teintée d’absolu dans une société qui ne reconnut pas son œuvre à sa juste valeur. Artiste à multiples facettes, il se tournera vers la production de films d’art pour FR3 consacrant des courts métrages à l’ensemble de ses pairs lorrains tels Ligier Richier, Georges de La Tour ou Claude le Lorrain, ou vers le décor de théâtre, ou la création d’affiches, la bande dessinée. Dès les années 60, il ne cessera de peindre, d’abord à la manière de Cézanne et Van Gogh,  pour aboutir dans les années 70 à une peinture très personnelle à la limite de l’abstraction, et avant un retour tardif au figuratif. Dès 1976 naîtront les Rouges Verts, ces clowns diaboliques et féroces créés avec son ami Michel Piotrkowski pour la troupe de théâtre « Piotr et Ko… et à la musique Bichou« .

      J’ai côtoyé et apprécié longtemps Jacques Koskowitz, cet homme secret et silencieux, voire taciturne, qui faisait partie du petit groupe d’artistes fondateurs de la galerie d’art contemporain associative Lillebonne de Nancy. Sa peinture violente et acérée, rigoureusement construite lui sortait du cœur comme un cri, éclaboussant à notre regard une colère et sans doute une douleur. Douleur née d’une enfance vécue pendant la guerre et l’Occupation,  et surtout générée de son sort d’appelé pendant la guerre d’Algérie. Par-delà l’apparence paisible de l’artiste, souriante et d’une humanité débordante, sa peinture en est paradoxalement sa face cachée qui braque en miroir la violence et la cruauté du monde. Terrible arme accusatrice que cette peinture ancrée dans son siècle, dans la lignée directe d’un Goya. Une violence sourde nourrit sa peinture et sa sculpture, mais qui ne s’installe jamais dans le confort d’un langage abouti. Il était ainsi, « Kosko », déroutant son fidèle public vers des voies inattendues, à la poursuite de territoires inexplorés, dont lui-seul en pressentait la cohérence. Il en fut ainsi de ses premiers portraits de pur classicisme des années 60, d’un figuratif évoluant progressivement vers l’abstraction avant un retour au figuratif. Son œuvre est une quête d’une vérité intime qui se joue des classifications esthétiques.

kosko51Haut : Jacques KOSKOWITZ, « paysage », huile sur toile, 80×33 cm, années 60.
Paysage ou portrait ? Une anamorphose présente un visage qui se desssine sur le paysage.© jc Taillandier
Bas : Sans titre, huile sur toile, 60×80 cm, vers 1970.©jm Dandoy

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       Dans une interview (La phrase et le reste, N°1, mars 1971) il questionne l’attirante blancheur de la toile encore vierge, avant le premier coup de pinceau qui scellera la rupture d’une harmonie préétablie, celle d’une lumière pure approchée par Malévitch et son carré blanc sur fond blanc… Absolu impossible de la peinture tout geste du peintre ne serait alors qu’une main tendue à « l’édification de la Règle parfaite ». Des plages de blanc surgissent dans la violence colorée de ses toiles, elles sont autant de trous d’air et de respiration dans l’échancrure des formes et la violence des couleurs.
Il mettra à contribution tout son vocabulaire plastique au service exclusif de cette vérité intime et fondamentale : violence du trait, du rythme, des lignes de force et des couleurs primaires qui transfigureront ces visages émaciés en masques ouverts à la béance du dedans, ou la frontière entre terre et ciel de ses paysages en geste rageur débarrassé de toute préoccupation du motif, impulsé du plus profond de son être. Ce geste qui strie l’espace, le lacère et le déchire est le geste fondateur du peintre solitaire, qui, comme il le citait lui-même « s’inscrit dans la durée, dans un travail en profondeur ».

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Jacques KOSKOWITZ, « tête de chien », h 40 cm / Boîte assemblage, carton, 25x30x25 cm.©jc Taillandier

      Ses personnages en carton ou bois, longilignes et colorés apparaissent dès 1976, sur la scène du théâtre, mais aussi en situation dans des lieux ouverts et quelquefois saugrenus. Hiératiques et froids, ils semblent tout droits sortis d’un univers de science-fiction, et sont acteurs muets d’un « théâtre de l’immobilité ». L’utilisation de la troisième dimension est récurrente dans son œuvre, à l’extrême enfermant ses personnages clownesques dans des espaces confinés, métaphore d’une télévision omniprésente condensant dans sa boîte noire la violence du monde et le formatage des têtes… Ce cri de révolte de l’art sort du cadre étroit de la peinture dont le langage exclusif serait désormais tenu  pour trop traditionnel et trop respectueux… Nous ne sommes plus dans l’exacerbation d’une révolte portée par l’expressionnisme des années 20. Ces personnages de carton sont bientôt rejoints par les Rouges-verts, deux clowns ricanants et cruels, émissaires du Mal dans un cirque de violence et de dérision. Ils sont les mutants agressifs des créatures burlesques  et diaboliques, les Pim Pam Poum, les Flash Gordon, les Pieds Nickelés qui peuplaient ses BD de jeunesse et l’enchantaient. Mais l’innocence a été perdue au contact de la cruauté du monde… Les Rouges-verts habiteront aussi sa peinture à la fin de sa vie, et leur humour grinçant peuplera surtout de nombreux dessins emplis de dérision cruelle et de désenchantement.


kosko81kosko91kosko121Jacques KOSKOWITZ, « Les Rouge-verts », dessins sur papier, 50×70 cm, années 80. ©jm Dandoy

      Plus qu’un peintre, Jacques Koskowitz était un plasticien. Il mettait à contribution de son message de révolte, toutes les ressources de la peinture, de la sculpture et du spectacle vivant, sans aucune concession aux modes. Nous pouvons sans doute parler à son propos de peinture tragique, d’une même peinture tragique qui animait Soutine, parce qu’elle traverse un temps tragique et que sa vie fut, elle-même, intimement traversée de tension et de désillusions.
Mais toutefois, l’optimisme n’y est pas absent. Le propos consiste à tenir tête, à dénoncer et à peindre encore, avec une foi inébranlable dans l’art. Il l’a écrit en ces mots :
« L’homme vieilli se refuserait de croire à l’incapacité qu’il serait de fixer la lumière intense qui, un court instant, d’une manière fulgurante avait ébloui le premier homme.
La dernière image qui nous reste de ce songe inconscient est celle de l’homme traçant l’ultime ligne du dessin. » (Jacques Koskowitz,  La phrase et le reste, hiver 1977)

(*) Exposition présentée du 19/09 au 13/10/2016 à la Ferme du Charmois de Vandoeuvre-lès-Nancy, et rendue possible par la collaboration et le prêt d’œuvres par la  famille et par les membres de l’Association des amis de Jacques Koskowitz.
Pour plus de renseignements sur l’artiste :
– Blog des amis de Jacques Koskowitz
– Blog Jean Michel Marche
– Association des Amis de Jacques Koskowitz,
14 rue du cheval blanc, 54000 Nancy, tel +33 (0)3 83 27 29 02.

Le papier peint du capitaine Cook

 

      Cook1Les Journées du Patrimoine offrent l’intérêt très plaisant, le temps d’un week-end, d’associer la découverte d’une richesse artistique locale à l’inattendu, dévoilant la grande et la petite Histoire dans des lieux parfois surprenants. Qui aurait pu imaginer, par exemple, la présence du célèbre navigateur explorateur britannique Capitaine Cook dans la salle des mariages feutrée d’un Hôtel de ville en Lorraine, à quelques encablures de Nancy ! Qui plus est, combien de futurs époux cérémonieusement debout et attentionnés devant Monsieur le Maire sont conscients de l’épisode dramatique et historique qui se joue, depuis plus de deux siècles, sur le mur en fond de salle ? Et à l’autre extrémité du globe …
Voici les faits : l’édifice dont il est ici question, en l’occurrence l’actuel Hôtel de ville de Lay-Saint-Christophe (Meurthe-et-Moselle) était à l’aube du dix-neuvième siècle une belle résidence bourgeoise acquise en 1845 par Charles-Pascal Baudinet de Courcelles, notable qui fut sous-préfet de Toul puis de Briey. Il succédait dans la maison à Sigisbert Marin, avocat et maire de ladite commune de 1802 à 1830. La salle des mariages actuelle est une vaste pièce avec parquet et portes encadrées de pilastres, surmontées de quatre bas-reliefs attribués sans certitude au sculpteur lorrain Clodion.

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Les voyages du capitaine Cook.
Habitants de Nouvelle-Zélande (papier peint, lés 11 et 12)
en vignette : habitants de Tanna (détail du lé 6). ©jc taillandier
Hôtel de Ville de Lay-Saint-Christophe.

        La surprise qui attend le visiteur est la découverte sur deux murs en vis-à-vis d’un magnifique papier peint panoramique en quatre fragments représentant Les Voyages du capitaine Cook, parfois intitulé encore Les Sauvages de la mer du Pacifique ou Paysages indiens .
Pourquoi ici et dans quelles circonstances ? Pendant la visite, l’érudition du guide (*) nous apportera les réponses tout au long d’un exposé qui s’attachera en préalable à la destinée de la maison : par testament de Baudinet de Courcelles, la demeure sera transformée en 1849 en asile pour « pauvres malades et infirmes » et « pour donner l’enseignement aux filles pauvres« . Les bonnes sœurs s’empressèrent alors de dissimuler derrière une cloison ou une tenture ces images indécentes à la vue et à la morale, les préservant, de ce fait, de la dégradation. Vraisemblablement collé au mur vers les années 1810, ce papier peint panoramique, nouveauté pour l’époque, devait avoir fière l’allure dans les salons de la bonne société, friande d’exotisme et d’apaisement après la tourmente révolutionnaire. L’heure est à la conquête d’un espace colonial tourné vers les horizons lointains (la « Vénus hottentote » est exposée en France en 1810) et le mythe du « bon sauvage » est encore vivace même si des grands esprits comme Diderot avaient commencé à l’écorner.

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Les voyages du capitaine Cook
Habitants d’Otahiti (détail du lé 4) ©jc taillandier
en dessous : lés 1 à 10 du panoramique (550 x 220 cm).© Domaine public.

       Chacun des quatre panneaux est composé de trois lés, soit 12 lés sur un total de 20 que compte la suite complète de scènes représentant les voyages de James Cook dans les îles du Pacifique au XVIIIe siècle. Ce papier peint a été dessiné par Jean-Gabriel Charvet et édité par la société Joseph Dufour et Cie de Mâcon en 1804. Selon la largeur des murs disponibles, il pouvait former des tableaux par assemblage d’un nombre variable de lés. Chaque lé mesure 54 centimètres de large jusqu’à 3,20 mètres de long, mais adaptable à la hauteur du plafond (il suffisait de couper en partie haute une partie du ciel).
Ce qui étonne, c’est la naïveté de ces scènes bucoliques et romantiques, très loin du témoignage historique ou scientifique. D’ailleurs ce simplisme est revendiqué par l’éditeur, dans le livret d’accompagnement accompagnant la vente (conservé à la médiathèque de Mâcon), qui décrit lé par lé le panorama, et en précise les propos liminaires : (**) : « On doit cependant aller au-devant de la censure raisonnable, en avouant aux historiens et aux géographes jusqu’à quel point on s’est permis d’user de la licence tolérée dans les arts, non seulement dans le rapprochement des sites et des actions, mais dans la réunion des peuples, séparés par des distances et par des dates que la raison la plus indulgente ne peut supporter qu’en faveur de la légèreté du motif ».

      L’esquisse de Jean-Gabriel Charvet est très imprégnée du style néo-classique de l’époque. Lui-même en 1773 avait fait partie d’une expédition et était resté quatre ans en Guadeloupe à dessiner la faune et la flore. Pour la représentation plastique des personnages et des situations, il s’est probablement inspiré des dessins et gravures effectués par le peintre John Webber qui faisait partie de la troisième expédition de Cook. Lesdites gravures ayant été par la suite coloriées par Jacques Grasset de Saint-Sauveur et publiées dans ses ouvrages consacrés aux Descriptions et voyages au XVIIIe siècle.

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à gauche : femme Nookta (dessin au crayon de John Webber, 1778)
source : encyclopédie canadienne/Peabody Museum).
à droite : extrait du lé 1.©jc taillandier

      En dehors d’une analyse du papier peint consultable et détaillée sur plusieurs sites Internet, qui apportent des précisions sur la localisation des exemplaires (version complète ou pas) conservés de par le monde entier (**), je préfère ici, de mon œil de peintre graveur, m’attarder à quelques remarques. Je reste admiratif, rien qu’à l’idée d’imaginer ce que dût être le travail d’encrage du panoramique entier par la technique du pochoir : une planche de bois pour chaque couleur, et les couleurs sont nombreuses, dosées et calculées pour les effets d’ombre et de lumière, les demi-teintes, avec une qualité telle que certains aplats ont la fluidité de l’aquarelle… Notre guide évoquait un labeur de 8 à 10 mois pour plusieurs dizaines d’ouvriers, soit un total de 225.000 manipulations ! Un détail aussi m’intrigue : je vous évoquais la largeur du lé (54 cm),  et le bord à bord vertical du papier sur le mur est en effet bien visible. En outre, une coupe horizontale est repérable tous les 45 centimètres environ, ce qui signifie que les rouleaux de papier étaient constitués de feuilles raboutées et que l’impression en continu, bien qu’inventée déjà, n’était pas pratiquée encore dans la manufacture de Mâcon. Ce qui signifie aussi, que le papier-peint dût être collée sur le mur comme un puzzle. Mais peut être est-ce une mauvaise interprétation de ma part…

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Les voyages du capitaine Cook.
Habitants des Îles de Sandwich – Episode de la mort de Cook (détail des lés 8 et 9) ©jc taillandier

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      L’épisode tragique de la mort de Cook en février 1779 est relatée sur les lés 8 et 9. Pendant sa troisième expédition en quête du passage du Nord-ouest avec ses deux vaisseaux Le Résolution et le Discovery, il est tué sur la rive lors d’une altercation avec les indigènes dans la baie de Kealakekua sur l’actuelle Grande Île d’Hawaï.

(*)  Tous mes remerciements à notre guide de visite Mr Christian Chartier dont l’aide m’a été précieuse pour la rédaction de cet article.
(**)  Les sites consultables sur le sujet sont nombreux.
J’en citerai un en particulier : Les_Sauvages_de_la_mer_du_Pacifique

Rouge (suite)… Traits et variations

dessin sur calques d'après G. de la Tour (détail) (1)
 Jean-Charles Taillandier – Rouge est la couleur du mystère, dessin sur calques (détail), 30 x 30 cm, année 2015.
inspiré de Georges de la Tour, Saint Jérôme lisant – Musée lorrain, Nancy.

       Un précédent article de ce blog (Rouge est la couleur du mystère) se faisait l’écho de mon  travail graphique en cours inspiré des peintures de Georges de la Tour. Ce projet rassemble gravures sur bois et dessins dont plusieurs accompagneront une prochaine exposition du Musée Georges de la Tour de Vic sur Seille consacrée au centenaire de la redécouverte du peintre, ou de sa résurrection, pourrait-on dire, par Hermann Voss, après plus de deux siècles d’un oubli presque complet. Le langage simplificateur de la gravure sur bois limité dans un format unique (30 x 30 cm) à la seule couleur rouge dont je pouvais varier la densité par superposition de plusieurs planches, me conduisait de facto à l’épure des figures.

      L’œuvre du peintre m’a accompagné longtemps et je ne saurais dire pourquoi telle figure m’émeut plus que telle autre. L’histoire de l’art et son analyse critique sauront bien disséquer avec érudition l’œuvre peinte dans tous ses recoins, ce en quoi elles travailleront à sa démystification et à dessiller notre œil sur un univers lointain et inconnu. Mais notre trouble devant l’image a peu à voir avec cet éclairage savant. La lumière qui émane du tableau a cette source impalpable qui se joue de toute connaissance que légitimeraient experts et institutions. Cette connaissance de l’art nous met sur la piste, mais nul n’est maître de l’œuvre et de sa jouissance. Cette jouissance du regard m’a conduit à ce processus de « décantation » du langage formel, au sens où l’univers pictural du peintre se cristallisait peu à peu en moi sous la forme de ses figures primordiales, allégées d’une quête de la réalité, ou d’une religiosité, voire d’une mystique propre à son siècle, pour n’être ouverte qu’à ma propre subjectivité, qu’à l’irréductible de leur silence et de leur présence immobile. Ainsi l’attitude crispée de douleur de la pleureuse dans la toile Saint Sébastien soigné par Irène (Staatliche Museen, Berlin) : elle est simple figurante muette en arrière-plan de sainte Irène agenouillée devant le martyr. Elle est placée dans la composition en extrême diagonale dans le recoin droit du tableau. Et pourtant, elle a pour moi une puissance d’attraction supérieure à la scène principale… Je m’en suis inspiré pour une gravure et je ne saurais mieux expliquer pourquoi j’ai délaissé de mes préférences les grandes scènes de genre prolixes en personnages, richesse d’habits et composition virtuose (Le tricheur à l’as de carreau, musée du Louvre/La diseuse de bonne aventure, Metropolitan Museum, New York...) au profit du langage dépouillé des Nocturnes et des personnages en pied sur fonds neutre, immuables et simples dans la beauté de la peinture. Se détachent ainsi de ce choix plusieurs visages fondus entre ombre et lumière dans la méditation de leur destin, que j’ai eu plaisir à aborder graphiquement. Peut être pour en percer inconsciemment davantage leur mystère, par un vain principe de réappropriation, quitte à en brouiller les poses ou leur ordonnancement. Ou à associer, pour un dialogue improbable en une unique image, des personnages issus de tableaux différents : Vierge au livre en méditation, Madeleine pénitente chuchotant à l’oreille de sainte Anne,  ou pleureuse au pied de Saint Sébastien martyr.

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      Plutôt que m’étendre sur la présentation de la série gravée sur bois, qui pour l’heure comprend 19 gravures différentes, pour un tirage que je limiterai à 20 exemplaires (voir article précédemment cité), je préfère évoquer ici « l’amont  » de la gravure de la planche livrée au ciseau. Graver, inciser le bois en est la phase finale, tous les graveurs connaissent la méthodologie de ce processus. Le premier trait de gouge est précédé d’une mise en place de l’image et d’un travail de l’œil sur l’équilibre des masses et des plans… Une formulation d’une pensée en devenir. C’est une étape qui ne met pas la démarche de l’artiste à l’abri des balbutiements, des tâtonnements ou des reniements… Et  au bout du compte, à la nécessité fréquente de recourir à un choix de motif entre plusieurs occurrences qui sont autant d’esquisses préalables au trait et pinceau sur papier-calque, facilitant ainsi les repérages et les chevauchements d’images. Elles sont autant de références potentielles à d’autres aventures graphiques. L’image gravée peut alors être accompagnée de compositions dessinées à exemplaire unique accompagnant toutes le même motif dans des directions proches. Cette méthode confère une grande liberté de pensée à l’élaboration du motif en contournant l’arbitraire du choix qui s’impose au processus de tirage de la xylographie.

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Jean-Charles Taillandier – Rouge est la couleur du mystère (30 x 30 cm) .
ci-dessus : gravure sur bois (2) et dessins sur calques (3-4-5- et 6)
inspirés de Georges de la Tour, l’Education de la Vierge au livre – New York, Frick  Collection.
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Jean-Charles Taillandier – Rouge est la couleur du mystère (chacun 30 x 30 cm) .
dessins sur calques  inspirés de Georges de la Tour : le Nouveau-Né – Musée des beaux-arts, Rennes (7-8),
le Vielleur au chapeau – Musée des beaux-arts, Nantes (9-10)

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Jean-Charles Taillandier – Rouge est la couleur du mystère (30 x 30 cm) .
dessins sur calques  inspirés de Georges de la Tour, l’Adoration des bergers, Musée du Louvre.

Dessin pour la fillette à l’oiseau mort

G.: Ecole des Pays Bas, La fillette à l’oiseau mort (vers 1520), Musées des B.A. Bruxelles (37×30 cm)
D : Jean-Charles Taillandier, Dessin 1, encre et collage sur japon (2015) (18 x 18 cm)

Pourquoi une œuvre d’art nous émeut-elle ? Par quel mystère une peinture ou un dessin nous subjuguent-ils ?  Le désir profond de l’artiste ne serait-il pas alors la quête inconsciente de ce moment primordial qui l’a mis face à ce moment de vérité, quand l’image est plus que l’image, dans ce moment de trouble où le regard se promène sur quelque chose qui le dépasse ?…  Poser la question en ces termes est certes rédhibitoire dans ce temps contemporain car ce serait poser l’émotion esthétique au cœur du débat. Nous sommes en plein dans l’ambiguïté de la vision qui relie notre propre regard au regard de l’autre. Comment se passe la filiation ?
Parmi toutes les questions que pose le très beau roman Un monde flamboyant de Siri Hustvedt, celle-ci en est une : « Nous sommes tous les miroirs et les chambres d’écho les uns des autres. Qu’est-ce qui se passe, en réalité, entre les gens ? … Le langage n’appartient à personne. Nous souvenons-nous des sources de nos propres idées, de nos propres paroles ? Elles viennent de quelque part, n’est-ce pas ? » (*). Le propos de la fiction est orchestré autour de la personnalité complexe d’une plasticienne new-yorkaise, Harriet Burden, décédée en 2004. Mais, par extension, il s’ouvre bien au-delà des différents points de vue des protagonistes de ce monde de l’art contemporain : il pourrait s’élargir à la question de la réinvention permanente du regard porté sur les œuvres du présent , mais aussi du passé.

Ce sujet de réflexion m’interpelle car je ne cesse, dans la modestie de mon dessin, d’interroger de mon propre regard des œuvres peintes ou gravées de maîtres anciens ou d’artistes anonymes; certaines œuvres plus que d’autres parce qu’elles m’émeuvent particulièrement, sans pour autant que j’en puisse toujours expliquer la cause. Hormis le fait qu’elles concernent l’art du portrait qui renferme en soi toute l’énigme de la figuration humaine et soumet l’artiste au défi de représenter le visage dans un geste lourd d’attente et de désirs. Chaque portrait est unique et obéit aux canons esthétiques de son époque, il est le produit d’un inventaire de formes, de dogmes et de convenances. Il est le fruit d’une alchimie complexe entre l’artiste, le modèle et le commanditaire, à moins qu’il ne résulte d’une confrontation de l’artiste avec son propre miroir ou ses souvenirs. Mais quand l’heure n’est plus au labeur de l’atelier, le pourquoi et le comment de l’œuvre achevée se dissolvent peu à peu dans l’épaisseur du temps et leur destin passe à la postérité des générations suivantes.

 Les témoins oculaires ne sont plus, le monde a tourné la page. Il reste pour notre bonheur le témoignage précieux comme une relique d’une présence humaine et sensible au monde dans un triptyque de Van Eyck, par exemple, ou une figure de Georges de la Tour miraculeusement sauvée de l’oubli. Elles sont si étranges et lointaines à notre univers de vivant, et pourtant si réelles. Dans la filiation infinie de l’art qui s’obstine à dessiner cet éternel visage humain, le trait qui cherche son épanouissement sur le papier vient de quelque part, n’est-ce pas ? Si l’intention de l’artiste n’était que représenter ce qu’il voit, il n’aboutirait qu’à du figé, qui est le contraire de l’émotion. D’un siècle à l’autre, il s’abreuve à l’énigme de ce « quelque chose » qui le dépasse parce qu’étranger à soi. C’est dans l’état perpétuel de cet apprivoisement que le dessin se cherche et se construit. Dans l’incertain et dans le devenir.

Ouvrir un livre d’art, visiter le musée, c’est se promener dans cet espace plein de miroirs et de chambres d’écho. Le regard circule de témoin muet à témoin muet, et peut-être qu’avec un peu de chance surgira par effraction dans l’imaginaire un espace nouveau et libre que demandera à combler un nouveau dessin.
Ce dessin est long à s’apprivoiser en moi, puis à prendre ses aises dans une nouvelle histoire. Parfois il flotte, il erre sans parvenir à se fixer, mais, quand s’affirme le crissement de la plume sur le papier, le geste est rapide parce qu’il est contenu tout entier dans sa respiration. Ce n’est plus un portrait ancré dans une réalité propre, mais juste une trace de portrait né du désir de la surprise et de l’inattendu.

Plusieurs dessins propres à ce cheminement illustrent ici mon travail pictural sur la thématique du visage. Ce sont des dessins de petit format sur de fins papiers orientaux. Ils ont pour source lointaine deux univers picturaux. Le premier s’articule autour de quelques œuvres de Georges de la Tour, peintre lorrain du XVIIe siècle. Ces dessins à l’encre sont le versant intimiste d’un projet pictural que j’ai entrepris depuis plusieurs mois et qui donnera lieu, parallèlement, à une suite gravée sur bois (voir article précédent Rouge est la couleur du mystère). L’écriture à la plume et au pinceau  y est plus intime, voire plus secrète que le recours à la gouge et au ciseau. Cela commence à chaque fois par un temps de distanciation avec le lointain modèle.  Il en est ainsi du visage, à demi effacé dans la fibre du papier, d’un apôtre ou d’un vieillard des rues qui chercherait à percer dans l’échancrure du temps, ou encore la Vierge au livre désormais simple lectrice assoupie… Et puis nous relient à cet espace confus des songes et des réminiscences tous ces anonymes représentés dans les toiles, retables ou polyptyques des Primitifs flamands infiniment présents dans une solennité de l’instant. Mis en lumière sur le devant de la scène, ou simples figurants d’une oeuvre de piété, de puissance ou de souvenir, il suffit de les croiser pour que leur énigme s’invite à notre conscience.
La mélancolique fillette à l’oiseau mort  (Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts)vient bien de quelque part, elle aussi. Elle est ma préférée. Elle m’a inspiré un dessin. Je l’ai découverte dans un livre d’art, et irai à sa rencontre à Bruxelles dès que possible. Envoûtement d’une peinture dont on ne connait ni le modèle ni le peintre, mais seulement son énigmatique présence au monde…

Jean-Charles Taillandier, Dessins 14 (vignette)-11-6-4-2-12-15
encre et collage sur japon (2015) (chacun 18 x 18 cm)

(*)  Un monde flamboyant de Siri Hustvedt, Actes Sud, (page 124).

 

Alméry Lobel-Riche, images du Maroc (2)

Dans une précédente chronique, Eros intime, je partageais ma découverte du peintre-graveur et illustrateur Alméry Lobel-Riche (1880-1950), très apprécié des bibliophiles pour ses multiples collaborations avec les grands auteurs poètes et écrivains.  Il était alors question d’un recueil de 30 gravures érotiques publiées en 1937 sous le titre Arabesques intimes. Sept ans auparavant, un ensemble de 36 gravures à l’eau-forte originales tirées sur les presses du maître imprimeur Robert Coulouma à Argenteuil, accompagnait le texte d’André Chevrillon, de l’Académie française, sous le titre Un crépuscule d’Islam. Ce livre avait déjà été publié en 1923 chez Hachette. Il avait été écrit en 1905 lors du séjour de l’écrivain à Fès. Mais l’ouvrage faisait alors 315 pages. Ce n’est qu’un extrait qui a été repris pour l’édition illustrée. Et ce que l’auteur décrit, c’est sa perception de la situation des habitants de la ville lors de la crise qui a précédé le protectorat. Le livre est déjà anachronique en 1923. Et c’est un livre d’histoire en 1930. J’ai pu consulter et admirer cet ouvrage Un crépuscule d’Islam chez un ami collectionneur qui en possède un exemplaire imprimé sur vélin d’Arches.

Alméry Lobel-Riche, Laboureau-forte sur cuivre- Crépuscule d’Islam (1930).

La biographie du peintre-graveur (*) permet de reconstituer la genèse des illustrations de cet ouvrage. Lobel-Riche avait été incorporé en 1914 comme lieutenant dans l’Armée d’Orient. Mais après avoir été atteint du typhus, il passe les six derniers mois de la Grande Guerre au Maroc aux côtés du maréchal Lyautey. Il rapportera de ce séjour au Maroc, sous protectorat français depuis six ans, nombre de dessins et gravures qui serviront plus tard à illustrer Crépuscule d’Islam. Tous ces dessins ont été réalisés d’après nature sans perturbations fantasmatiques même si le cadrage choisi par le graveur élimine les éléments déjà présents de ce qui sera perçu comme modernité. Montrer ainsi une charrue tirée par deux hommes (ci-dessus), c’est choisir une scène exceptionnelle. Normalement, la charrue est tirée, même en 1905, par un camélidé associé à un équidé. Mais la scène montrée, imposée par la dureté du temps (la crise de Tanger de 1905), a existé. Toutefois cette image est d’autant plus curieuse que le texte situé juste sous l’image décrit un repas chez un notable marocain utilisant, pour faire plaisir à ses invités, chaises, couteaux et fourchettes, dont l’usage ne se diffusera au Maroc qu’au XXe siècle.

Le texte d’André Chevrillon, écrit en 1905, brosse le tableau d’une société en pleine crise morale. Écrivain et grand voyageur (notamment en Afrique du Nord), Chevrillon, marqué par l’idéologie de son temps, note ce qu’il pense percevoir, ce qui fera écrire à François Mauriac (**) : « le monde qu’André Chevrillon avait décrit dans ses livres ne ressemblait plus à l’image qu’il en avait donnée. Il était l’historien et le témoin d’un empire qui se défaisait sous ses yeux. Les cartes qui avaient servi à ce voyageur n’eussent plus servi à personne« . Et c’est ce texte, très ancien, marqué par l’imaginaire, que vont accompagner des images anciennes et sans rapport direct avec le texte pour donner lieu à un livre présent en 1930. On est ainsi en face d’une double ellipse temporelle : 1905-1923-1930 sans rigoureusement aucun lien entre ces dates. Ceci est d’autant plus intéressant que ces images ne résument jamais le texte, ne l’éclairent d’aucune façon et ne donnent surtout pas envie de le lire, se suffisant à elles-mêmes. On est en face d’un double monologue sans dialogue possible, mais le lecteur de 1930 peut croire en ce dialogue et surtout avoir l’illusion qu’il se poursuit jusqu’à son temps. Alors que tout ici, dans cette construction surréaliste qui ne s’avoue pas en tant que telle, n’est que mise en abyme.

Alméry Lobel-Riche, Cinq figures de ruraux musulmans et un juif eau-forte sur cuivre- Crépuscule d’Islam (1930).

Le colophon de l’ouvrage Crépuscule d’Islam mentionne un tirage total de 315 exemplaires. Il est daté de 1930. L’ouvrage comporte deux sortes de gravures, celles qui sont insérées dans le texte et des gravures originales qui existent à part, en dehors du texte. Celles-ci sont tirées de façons diverses avec souvent des ajouts progressifs dans le dessin. Outre cette option de distinguer ces gravures de l’impression des planches et du texte sur japon ancien, japon impérial ou vélin d’Arches, Lobel-Riche est fidèle à sa manière d’enrichir parfois certaines planches de vignettes, qu’il appelle aussi ses « remarques ».

Ainsi il inséra dans son recueil la planche entière constituée des six portraits délimités par un trait de coupe (voir ci-dessus) avant de fractionner sa plaque de cuivre et tirer en remarques certains portraits isolés. Il est fort probable que ces remarques sont la part la plus spontanée de son travail graphique sur le motif, jetant en quelques traits de pointe sur la plaque l’esquisse d’un motif qu’il pourra au besoin compléter à l’atelier dans des compositions plus élaborées. C’est en soi une variante de l’épreuve dite de remarque dont les marges et les blancs comportent des croquis qui, en principe  chez les graveurs, étaient effacés avant l’épreuve définitive.

Alméry Lobel-Riche, La clepsydre de la méderna Bou Inaniyya avec ses bols de cuivre – eau-forte avec remarques sur cuivre / Un porteur d’eau et cinq têtes de personnages – eau-forte sur cuivre- Crépuscule d’Islam (1930).

Cette gravure de porteur d’eau légendée Fès 1918 témoigne d’un beau velouté de noir d’aquatinte visible aussi dans beaucoup de gravures du recueil Arabesques intimes. Dans ses scènes de rue, paysages et portraits rapportés de la ville de Fès et de sa région proche, le regard de Lobel-Riche est loin de l’orientalisme fantasmé propre à beaucoup d’artistes composant ce qui n’est pas un courant pictural.
C’est au contraire un réalisme presque photographique que nous lèguent ces images, avec un souci du détail qui porte aujourd’hui témoignage d’un monde marocain qui n’existe plus et appartient à l’Histoire.

Alméry Lobel-Riche, un guerrab ou porteur d’eau avec sa clochette pour appeler les éventuels clientseau-forte sur cuivre- Crépuscule d’Islam (1930).
Alméry Lobel-Riche, deux femmes de la société bourgeoise de Fès – eau-forte sur cuivre- Crépuscule d’Islam (1930).
On voit, en dessous, une « remarque » montrant une cohorte de mendiants guidés par un homme clairvoyant.

(*) Je remercie en particulier Hugues Brivet, Alain Tixier pour leur précieuse notice.
(**) « Bloc notes », François Mauriac.