14-18 : une chronique ordinaire en Anjou (partie 1)

    Je quitte temporairement ma chronique artistique pour aborder un autre territoire de la mémoire. Qui n’a pas eu entre les mains, suite à un deuil ou déménagement, la boîte de fer blanc ou l’enveloppe jaunie transmise de génération en génération conservant précieusement pêle-mêle médaillons, livrets d’état civil ou échanges de correspondance familiale ? J’y ai trouvé, en vrac, un lot de cartes postales anciennes d’un lointain cousinage dont le contenu émouvant pouvait apporter sa modeste contribution à l’actualité de la guerre 14-18. Il n’est pas ici question de fait militaire sur les champs de bataille mais de la correspondance assidue entre un « poilu » Joseph Pichonneau, né en décembre 1875, et sa femme Augustine, désormais seule à assumer le travail quotidien de la terre. Joseph et Augustine exploitent une modeste ferme à Jumelles, bourg rural de 1400 habitants au cœur de l’Anjou, à 15 kms au nord de Saumur. Ils vivent de quelques lopins de terre maraîchère et élèvent une ou plusieurs vaches.

    Dans quel état d’esprit la guerre a-t-elle arraché Joseph à sa terre ? C’était peu de temps encore la saison des moissons telle qu’en témoigne une photo ancienne prise dans le village vers 1910. J’y ai reconnu Auguste, mon grand-père maternel, encore adolescent, accoudé à la moissonneuse. Il survivra à la guerre, lui aussi, mais blessé et pensionné.

moissonsRetour de moissons, Jumelles (Anjou), 1910 (Coll. part.).

    Joseph a 39 ans quand il est mobilisé en août 1914. Jusqu’à la fin de la guerre, Augustine adressera en moyenne tous les 2 jours un courrier à son cher mari. De son côté les envois seront moins fréquents. Leur correspondance, élargie à quelques proches de la famille ou amis, nous plonge dans la quotidienneté d’un vécu où à la douleur de la séparation et la dureté des travaux quotidiens s’ajoutent à  l’angoisse du conflit. Un siècle a passé. Leur correspondance sur carte postale, minutieusement tracée à l’encre violette ou volée à l’instant du bout d’un crayon presque illisible dépasse l’intime et s’ouvre à nous, petits enfants, arrières petits enfants de ces gens dont nous ne connaissons pas même le visage, et qui nous sont pourtant si proches.

    Voici donc la chronique de ces échanges épistolaires, somme toute banale puisqu’elle fut le lot commun de millions de couples qu’un destin tragique a séparé pendant ces quatre années d’épouvante, mais dont la malhabile écriture trahit toute l’angoisse des jours(*). J’ai conservé le livret militaire d’un de ses cousins né 5 ans plus tôt en 1870. Lui-aussi a pris les armes selon la formule « a été rappelé à l’activité au 3e Régiment… ». Ce n’est pas la formule consacrée aux conscrits plus jeunes« jeune soldat appelé au service armé » ? A son âge, il est considéré comme réserviste…

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Camp du Ruchard, Indre et Loire (collection Papy Louis)
Départ de Tours du 66e Régiment d’Infanterie en 1914
  (Source 66 emeri).

    Son premier lieu de rassemblement et d’instruction qui me soit connu est le camp de Ruchard à Tours, Indre et Loire (**), où il sera versé dans la 1e compagnie du 66e Régiment d’infanterie. Le témoignage du départ de Tours de son régiment pour la guerre est laissé par une carte postale (voir ci-dessus). C’est, au sens propre, un départ la fleur au fusil. L’effervescence est dans les têtes, la victoire sera rapide et éclatante. Il aura pu lire, comme tous ses compatriotes, la une du Petit Journal de Maine et Loire, daté du 21 août 1914 qui énonce que « Le général Bonnad, dont l’admirable enseignement à l’Ecole de Guerre est aujourd’hui appliqué par nos officiers sur les champs de bataille des Vosges et de Belgique (…) concluait que l’Allemagne est aujourd’hui encerclée, et sa chute fatale, dussions nous même subir auparavant quelques déceptions et revers.
Soyons animés de cette conviction et de l’espoir en Dieu et en nos destinées immortelles. La Croix est aussi la garde de l’épée ».

petit journalExtrait de la Une du Petit Journal de Maine et Loire daté du 21 août 1914  (coll. part.).

    Joseph a le moral. De septembre à novembre, il mène instruction militaire et manœuvres dans des cantonnements au nord de Paris. Le 9 octobre, depuis Bougival, au dos d’une carte postale célébrant le retour de la Lorraine dans le giron de la France, il écrit : « depuis 2 mois passés, on ne le tient pas encore, mais on espère vers la Toussaint tant pis si on se trompe (…) espérons que bientôt nous pourrons imiter ce tableau »… Le voici à Ecouen en novembre 1914. En décembre, il est affecté au 70e Territorial, 6e compagnie.

Augustine a un frère, Eugène. Lui-même au front, il bénéficie d’une permission de 48 heures à Noël pour la naissance de sa fille. Il tente de rassurer sa sœur : « chère soeur, vous me dites que Joseph est parti au feu, mais écoutez, il ne faut vous faire du chagrin de trop, il peut bien ne rien attraper. Cela ne vous avance à rien de vous faire de mauvaise idée. Il faut bien espérer qu’il ne lui arrive rien, sachant que c’est bien dur, mais enfin il ne faut pas perdre courage, moi aussi je suis pour partir ».

glorieux 75 Augustine est inquiète. Elle lui envoie carte sur carte , et des colis : Je t’écris deux lettres pour te donner de mes nouvelles et en même temps en recevoir des tiennes car je m’ennuie beaucoup de ne pas savoir où que vous êtes mais je pense bien que c’est parce que vous ne pouvez pas écrire mon cher Joseph…   19 janvier 1915 – Carte de Joseph :  » Ma bien chère Augustine, (…) je te remercie bien de m’avoir envoyé du tabac, mais je te dirais que nous n’en manquons pas pour le moment. J’ai également des mouchoirs suffisamment. Je suis bien content de voir que tu penses bien à moi mais ce n’est pas utile de m’envoyer autre chose car je ne manque de rien. Mais pas de rien car toi ma bien chère amie tu me manques beaucoup. 21/01 – Carte n°10 : tu t’inquiètes à cause que nous changeons souvent de cantonnement mais il ne faut pas que ça t’ennuie car il y en a qui sont plus à plaindre que nous. Ceux du 71 y sont rendu et je ne sais pas si nous irons les rejoindre. Tu as entendu dire que nous étions mal vu par les civils où nous sommes. Oui en arrivant ils avaient l’air un peu difficile, mais c’est à cause de ceux qui étaient passés avant nous car ils avaient volé des volailles, mais à présent on très bien vu. »

    Joséphine, sœur de Joseph et Augustine le pressent d’écrire où il se trouve. Sans réponse : je m’ennuie de ne pas savoir où vous êtes, mais je pense bien que c’est parce que vous ne pouvez pas écrire (…) Tu me dis aussi de vendre du blé si j’ai besoin d’argent. Je te dirais que non, mon cher Joseph, je n’en ai pas besoin…(Augustine)   Aucune information ne filtre sur le lieu où cantonne Joseph qui cesse toute correspondance pendant 2 semaines, au grand désespoir de sa femme qui le renseigne quotidiennement des travaux au champ : je t’avais dit mon cher Joseph que j’allais semé de l’avoine. C’est fait, j’’ai semé de l’avoine mercredi soir et en même temps j’ai semé une planche de (vessreau) à côté.  Comme tu savais bien cher ami que je n’avais pas d’avoine j’en ai acheté ; elle me coûte 3 francs le boisseau… ça fait que je suis bien débarrassée de ce morceau là car ce n’est pas de la terre bien commode à travailler (5 mars 1915)… »

Des cartes signées par deux sœurs de Joseph, qui habitent les villages proches, font état des nouvelles familiales et de l’entraide pour les travaux des champs, en l’absence de bras masculins :
 … Je vais toute la semaine chez vous, on y va arser du blé et ça va bien à Augustine, elle n’est pas plus empruntée qu’un homme. Si il n’y manquait rien on pourrait dire que ce serait un homme, mais il faudrait mieux encore avoir chacun son mari, on serait plus heureux tous (…) Mon cher frère je vous envoie un colis de petits beurres, il paraît que ça vous fait bien dans le vécu (Joséphine -15 mars).
Pierre (mari au front) va un peu mieux, voilà 15 jours qu’ils l’ont opéré. Maintenant j’espère qu’il va s’en tirer (Victorine, 30 mars).

… Je t’ai dit sur ma dernière lettre que j’avais vendu des pommes de terre mais je ne t’ai pas dit combien que je les vends ni quel jour : ce sera le 15 mai et il les paie 9 francs les 100 kgs… Je t’écrirai plus longuement et je t’envoie 5 francs. Ce sera, avec ton cher camarade qui écrit pour toi, pour trinquer à ma santé aussitôt que vous le pourrez (Augustine, 6 juin).

    A partir d’avril 1915, Un échange de courrier est entretenu entre Françoise B., demeurant à Aubigné (Sarthe), et Augustine : Pour vous désennuyer et moi aussi je vous fait ce mot. Demain nous commencerons le carnet de pain, nous avons 400 grammes à manger par jour et les vieillards 200 grammes ainsi que les gosses, je pense que chez vous c’est la même chose. Allons ma chère amie bon courage et bonne chance… La suite de la correspondance entre Françoise et Augustine nous apprendra la cause de leur lien : Henri le mari de Françoise est proche compagnon d’armes de Joseph, dans le même régiment. L’amitié des deux hommes a rapproché les deux femmes. Mais bientôt, Joseph sera muté et séparé d’Henri : « quel ennui de les voir séparés l’un de l’autre (…) Où va se diriger mon mari. J’ai grand peur qu’il soit mis dans les tranchées,(…) quel tourment ma chère amie, que je serais heureuse si la guerre était finie pour avoir nos maris auprès de nous « (Françoise, 31 mai).

(*) Pour des raisons de compréhension, j’ai pris la liberté de modifier certains éléments de syntaxe. J’ai conservé aussi certains mots qui relèvent du patois angevin, dont j’ignore le sens.

(**)  Merci au site de Papy Louis, la traversée d’un siècle, où j’ai trouvé la photographie du site de Ruchard. Ce site très riche et bien documenté évoque la vie bien remplie d’un angevin sur les rives de la Loire, dans des lieux très proches où vécurent Joseph et Augustine. A découvrir…

A suivre …

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