Dessin pour la fillette à l’oiseau mort

G.: Ecole des Pays Bas, La fillette à l’oiseau mort (vers 1520), Musées des B.A. Bruxelles (37×30 cm)
D : Jean-Charles Taillandier, Dessin 1, encre et collage sur japon (2015) (18 x 18 cm)

Pourquoi une œuvre d’art nous émeut-elle ? Par quel mystère une peinture ou un dessin nous subjuguent-ils ?  Le désir profond de l’artiste ne serait-il pas alors la quête inconsciente de ce moment primordial qui l’a mis face à ce moment de vérité, quand l’image est plus que l’image, dans ce moment de trouble où le regard se promène sur quelque chose qui le dépasse ?…  Poser la question en ces termes est certes rédhibitoire dans ce temps contemporain car ce serait poser l’émotion esthétique au cœur du débat. Nous sommes en plein dans l’ambiguïté de la vision qui relie notre propre regard au regard de l’autre. Comment se passe la filiation ?
Parmi toutes les questions que pose le très beau roman Un monde flamboyant de Siri Hustvedt, celle-ci en est une : « Nous sommes tous les miroirs et les chambres d’écho les uns des autres. Qu’est-ce qui se passe, en réalité, entre les gens ? … Le langage n’appartient à personne. Nous souvenons-nous des sources de nos propres idées, de nos propres paroles ? Elles viennent de quelque part, n’est-ce pas ? » (*). Le propos de la fiction est orchestré autour de la personnalité complexe d’une plasticienne new-yorkaise, Harriet Burden, décédée en 2004. Mais, par extension, il s’ouvre bien au-delà des différents points de vue des protagonistes de ce monde de l’art contemporain : il pourrait s’élargir à la question de la réinvention permanente du regard porté sur les œuvres du présent , mais aussi du passé.

Ce sujet de réflexion m’interpelle car je ne cesse, dans la modestie de mon dessin, d’interroger de mon propre regard des œuvres peintes ou gravées de maîtres anciens ou d’artistes anonymes; certaines œuvres plus que d’autres parce qu’elles m’émeuvent particulièrement, sans pour autant que j’en puisse toujours expliquer la cause. Hormis le fait qu’elles concernent l’art du portrait qui renferme en soi toute l’énigme de la figuration humaine et soumet l’artiste au défi de représenter le visage dans un geste lourd d’attente et de désirs. Chaque portrait est unique et obéit aux canons esthétiques de son époque, il est le produit d’un inventaire de formes, de dogmes et de convenances. Il est le fruit d’une alchimie complexe entre l’artiste, le modèle et le commanditaire, à moins qu’il ne résulte d’une confrontation de l’artiste avec son propre miroir ou ses souvenirs. Mais quand l’heure n’est plus au labeur de l’atelier, le pourquoi et le comment de l’œuvre achevée se dissolvent peu à peu dans l’épaisseur du temps et leur destin passe à la postérité des générations suivantes.

 Les témoins oculaires ne sont plus, le monde a tourné la page. Il reste pour notre bonheur le témoignage précieux comme une relique d’une présence humaine et sensible au monde dans un triptyque de Van Eyck, par exemple, ou une figure de Georges de la Tour miraculeusement sauvée de l’oubli. Elles sont si étranges et lointaines à notre univers de vivant, et pourtant si réelles. Dans la filiation infinie de l’art qui s’obstine à dessiner cet éternel visage humain, le trait qui cherche son épanouissement sur le papier vient de quelque part, n’est-ce pas ? Si l’intention de l’artiste n’était que représenter ce qu’il voit, il n’aboutirait qu’à du figé, qui est le contraire de l’émotion. D’un siècle à l’autre, il s’abreuve à l’énigme de ce « quelque chose » qui le dépasse parce qu’étranger à soi. C’est dans l’état perpétuel de cet apprivoisement que le dessin se cherche et se construit. Dans l’incertain et dans le devenir.

Ouvrir un livre d’art, visiter le musée, c’est se promener dans cet espace plein de miroirs et de chambres d’écho. Le regard circule de témoin muet à témoin muet, et peut-être qu’avec un peu de chance surgira par effraction dans l’imaginaire un espace nouveau et libre que demandera à combler un nouveau dessin.
Ce dessin est long à s’apprivoiser en moi, puis à prendre ses aises dans une nouvelle histoire. Parfois il flotte, il erre sans parvenir à se fixer, mais, quand s’affirme le crissement de la plume sur le papier, le geste est rapide parce qu’il est contenu tout entier dans sa respiration. Ce n’est plus un portrait ancré dans une réalité propre, mais juste une trace de portrait né du désir de la surprise et de l’inattendu.

Plusieurs dessins propres à ce cheminement illustrent ici mon travail pictural sur la thématique du visage. Ce sont des dessins de petit format sur de fins papiers orientaux. Ils ont pour source lointaine deux univers picturaux. Le premier s’articule autour de quelques œuvres de Georges de la Tour, peintre lorrain du XVIIe siècle. Ces dessins à l’encre sont le versant intimiste d’un projet pictural que j’ai entrepris depuis plusieurs mois et qui donnera lieu, parallèlement, à une suite gravée sur bois (voir article précédent Rouge est la couleur du mystère). L’écriture à la plume et au pinceau  y est plus intime, voire plus secrète que le recours à la gouge et au ciseau. Cela commence à chaque fois par un temps de distanciation avec le lointain modèle.  Il en est ainsi du visage, à demi effacé dans la fibre du papier, d’un apôtre ou d’un vieillard des rues qui chercherait à percer dans l’échancrure du temps, ou encore la Vierge au livre désormais simple lectrice assoupie… Et puis nous relient à cet espace confus des songes et des réminiscences tous ces anonymes représentés dans les toiles, retables ou polyptyques des Primitifs flamands infiniment présents dans une solennité de l’instant. Mis en lumière sur le devant de la scène, ou simples figurants d’une oeuvre de piété, de puissance ou de souvenir, il suffit de les croiser pour que leur énigme s’invite à notre conscience.
La mélancolique fillette à l’oiseau mort  (Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts)vient bien de quelque part, elle aussi. Elle est ma préférée. Elle m’a inspiré un dessin. Je l’ai découverte dans un livre d’art, et irai à sa rencontre à Bruxelles dès que possible. Envoûtement d’une peinture dont on ne connait ni le modèle ni le peintre, mais seulement son énigmatique présence au monde…

Jean-Charles Taillandier, Dessins 14 (vignette)-11-6-4-2-12-15
encre et collage sur japon (2015) (chacun 18 x 18 cm)

(*)  Un monde flamboyant de Siri Hustvedt, Actes Sud, (page 124).

 

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