Les carrés 379 : L’Orée du monde

Jean-Charles Taillandier, L’Orée du monde 8 et 11
xylographie 2 couleurs, dans le cadre des Carrés 379 – Une collection (Galerie 379, Nancy, 2021).
(Cliquer pour agrandir)

En septembre 2020, dans une page précédente de ce blog (voir Le dessin au carré ), j’y exposais mes premières intentions d’adhésion au projet graphique proposé par la galerie-artothèque 379 de Nancy, dans le cadre des Carrés 379 – Une collection. Soit donc un ensemble cohérent de 15 œuvres de format imposé 20 x 20 cm, à fournir avec un texte accompagnant la démarche. Leur destination finale les présentant dans un portfolio numéroté et signé par l’artiste.

D’ores et déjà, l’initiative a rencontré un grand succès auprès de nombreux plasticiens, de tous horizons esthétiques et géographiques (France et International).

Le site dédié à la galerie-artothèque 379 permet de suivre l’avancée de cette collection, au fur et à mesure de l’édition des albums CHANTIER et des albums SOLO ( https://asso379.wixsite.com/artcontemporain ).
La publication égrenée au fil des semaines des apports de chaque artiste, sous la coordination éclairée de Brigitte Kohl, est un plaisir sans cesse renouvelé. Nous découvrons la richesse des univers de chacun, dans une multitude des langages (peinture, dessin, estampe, photographie, collage)…

Mon intention initiale était de recourir au dessin, dans ce format carré qui m’est familier. Je partais donc explorer cette piste avec des travaux inédits sur papier dont plusieurs étaient publiés dans l’Album CHANTIER n° 2.
A priori, ce choix spontané était dans la logique de mon travail car le périmètre du carré a ma préférence et l’amplitude de la main du graveur est habituée à cette modeste échelle…
Je venais de clore alors une expérience graphique nouvelle avec la création de ma série d’estampes numériques Fake news en dentelles“, qui fut exposée jusqu’en décembre 2020 à la bibliothèque multimédia bmi d’Epinal (exposition très chamboulée à cause des confinements successifs). À sa clôture, je redoutais confusément cette expérience du vide, comme un entre-deux, qui m’est habituel entre deux séries gravées ou dessinées : comme un sas que l’on franchit en quittant un univers mental avant d’en explorer un nouveau, encore confus…
J’ai tergiversé, puis amorcé donc cette tentative de dessins à l’encre destinés aux Carrés 379, mais il me manquait un réel déclic. Et puis, il fallait me réapproprier ce langage spontané du dessin, en contact direct et sans rémission avec le blanc du papier. Bien éloigné des manipulations techniques et interférences avec l’outil ou l’informatique qu’imposent la gravure en creux, la xylographie ou l’estampe numérique…

Il existe néanmoins un fil conducteur à mon travail graphique depuis des années, indépendamment du médium choisi. C’est une interrogation constante, par rapport à ma propre subjectivité, sur la vérité et la signification de toute image, qu’elle soit issue de l’histoire de l’art, d’archives personnelles ou de découvertes fortuites. L’interprétation d’une gravure, peinture ou dessin surgi du passé parvient à mon œil et mon entendement à travers le filtre du temps, avec tout un spectre de mystères et d’incompréhension que j’ai plaisir à dénouer. Elles sont issues d’un univers étranger et lointain, ces images que j’ai interrogées au fil de mes séries antérieures : de figures de l’œuvre du peintre Georges de la Tour, de portraits d’anonymes conservés dans les collections muséographiques lorraines, ou d’anonymes encore composant l’étonnant défilé funèbre du duc de Lorraine Charles III, gravé en 1611 par Friedrich Brentel et Matthäus Mérian. (*)

Jean-Charles Taillandier, travaux d’atelier pour L’Orée du monde, 2021).

Au fil de cette réflexion, germa alors cette idée : dans cette logique de démarche personnelle, et plutôt que recourir à des œuvres extérieures, pourquoi ne pas interroger tes propres images puisées dans ton propre passé de graveur ? Le mystère de toute création n’est -il pas fondamentalement un mystère à l’égard de soi-même ?

J’avais conservé les planches xylographiées d’une série ancienne intitulée “L’orée du monde“. Elles compose une fresque gravée et imprimée en deux couleurs noire et rouge, qui déroule sur près de cinq mètres de longueur une thématique mythologique, et interroge, déjà, la mémoire des images. Publiée dans la revue Poliphile en 1996 (éditions Aldines), elle accompagnait un texte de Max Richir consacré à la naissance des dieux.

Pour l’exclusivité des Carrés 379, j’ai réimprimé sur papier artisanal des Philippines quinze motifs différents, choisis dans le déroulé de la fresque initiale. J’en ai respecté les deux couleurs de l’édition originale, mais en donnant à ce travail graphique un aspect plus intime, dans une connivence étroite entre le motif brut et archaïque et son support.

Tous les travaux graphiques dont il est question dans cet article sont visibles à mon atelier proche de Nancy, sur contact préalable.

(*) voir par exemple, les articles :

les bas rouges, dessins #2

apothéose en noir et or #2

rouge (suite)… traits et variations

anonymes regards croisés

Galerie ci-dessous : Jean-Charles Taillandier, L’Orée du monde 1-3-4-6-7-12-13-14.

Roland Grünberg, graveur et illustrateur

Roland Grünberg, Aux ouvertures de l’automne,
aquarelle et encre ,8 x 13 cm (1964)


Roland Grünberg, berceuse de la terre-mère, lithographie, 66 x 79 cm (1981)

L’homme de cendre et de lumière : ce fut un beau titre au fronton de l’exposition que consacra le Conseil Départemental de Meurthe-et-Moselle en 2018 au graveur et illustrateur Roland Grünberg, qui vient de s’éteindre à l’âge de 88 ans.
Artiste, homme aux talents multiples et au cœur de maints évènements culturels pendant plus de quatre décennies, il marquera de son empreinte Nancy qui fut sa ville d’attache, au gré de ses implications créatrices dans la cité ducale. La presse s’en est fait l’écho : aux côtés de Jack Lang dès 1963 lors du festival mondial de théâtre, dans l’effervescence du festival Nancy Jazz Pulsations en 1973 et années suivantes, et dès 1981, année fondatrice de la Biennale Internationale de l’Image de Nancy.
Cette exposition de 2018 fut un point d’orgue dans la rétrospective de sa carrière polymorphe, et la sélection de 150 œuvres parmi sa profusion créatrice de dessins, gravures affiches, photographies et décors ne fut pas aisée. Elle s’attacha bien sûr à décrire son implication pleine et entière à l’édition inaugurale du festival Nancy Jazz Pulsations, lui qui était homme d’images et passionné de jazz. Il fut le créateur de l’affiche, co-auteur du journal du festival, et même concepteur de chars de parade faits de grillage et papiers mâchés, qui défilèrent dans les rues de Nancy.

Ci-dessus : Portrait de Roland Grünberg, (Bibliothèques Universitaires de Lorraine – 2017)
Roland Grünberg, Projet de char pour la street-parade du Festival NJP 73,
crayon de couleur et stylo sur papier, acquisition Bibliothèques de Nancy.
Roland Grünberg, Portrait de Louis Armstrong, dessin encre sur papier,
acquisition Bibliothèques de Nancy.
Roland Grünberg, Comme un loup parmi les chiens, sérigraphie, 38 x 27,5 cm (2004)

L’exposition retraça le parcours humaniste de Roland Grünberg, né en 1933 à Strasbourg d’une famille juive originaire de Pologne qui dut se cacher pendant la guerre pour fuir les persécutions nazies. Grand voyageur, autodidacte et homme de cultures multiples, il suivit à Nancy le cursus de nombreux enseignements universitaires (lettres, sciences, sciences humaines et médecine, entre autres). Il intégra l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Nancy de 1957 à 1959, se consacra à l’enseignement avant d’exercer pleinement son art de graveur et d’illustrateur dont de nombreux musées gardent témoignage. Tout un savoir qu’il transmettait aussi par la voie des réseaux associatifs et congrès scientifiques. Réalisateur de décors et costumes, il était très impliqué dans le renouveau théâtral de Pologne des années 60 autour d’Adam Mickiewicz, dont il était l’ami. Nourri dès l’enfance de la culture juive et des folklores d’Europe centrale, il aimait en représenter ses penseurs et musiciens.

J’ai eu le plaisir de partager avec lui plusieurs expositions et travaux. Je garderai en mémoire l’accueil qu’il me réservait toujours dans son appartement-atelier du centre-ville. Une fois la porte d’entrée franchie, il convenait de suivre le sentier dégagé au sol entre un nombre infini de livres, feuillets, gravures et dessins, objets divers, marionnettes dont il était collectionneur avant de le rejoindre à sa table de travail, avec PC, double-écran… Et commençait le récit insatiable et passionnant de ses projets, et réflexions sur le monde.

Un monde personnel qu’il traduisait de son trait délié si caractéristique, nourri d’érudition, de symbolisme, de musique et de poésie, et de fantastique aussi qu’il enrichissait au prisme du monde animal et végétal. . Si proche en son essence de ces quelques mots reçus de Jean Cocteau depuis Marbella, dans une lettre datée de 1961, qu’il gardait précieusement : « Notre rôle consiste à consommer les noces du conscient et de l’inconscience d’où naissent les monstres délicieux de la poésie… »

Lui rendre hommage aujourd’hui, c’est accompagner ce texte de certaines gravures qu’il m’avait confiées, ou d’autres puisées sur le site Epitomé, qui présente un fin regard porté par l’équipe de la Bibliothèque Municipale de Nancy sur les œuvres de l’artiste acquises par la ville, enrichi d’un interview de l’artiste (*).

(*) epitome.hypotheses.org/author/amallick

Michel Kanter, l’art en questions

Michel Kanter, avec… Picasso, poudre de fer et crayon sur papier, 20×20 cm (2013).

Lorsque la Galerie Artothèque 379 propose le concept des Carrés 379 au peintre et sculpteur Michel Kanter, c’est avec enthousiasme qu’il donne suite et s’engage dans cette aventure éditoriale collective. Il y répond donc en transmettant quinze exemplaires originaux de format 20 x 20 cm conformes au « cahier des charges » du projet, plus précisément quinze travaux d’atelier sur papier traduisant les préoccupations formelles de l’artiste sur la période des années 2013 à 2020.
 Les liens entre Michel Kanter et la galerie sont de longue date. De famille d’origine lorraine, il suivra de 1957 à 1961 les cours de l’École des Arts Appliqués de Metz puis l’École des Beaux-arts de Nancy, avant de poursuivre une carrière dans l’effervescence des milieux artistiques de Paris. Il part aux États Unis en 1980 où il enseignera à la City University of New York. Il partagera désormais sa vie entre New-York  et le sud de la France à  Fraisse-des-Corbières.
Son œuvre de peintre et de sculpteur porte dans ses tréfonds cet héritage spirituel de deux cultures, arc-bouté entre la vie urbaine, antre de la modernité, et la vieille Europe, creuset de tant d’expériences et fulgurances artistiques dans l’histoire de l’art occidental : de quoi nourrir une œuvre intense de réflexion sur la matière et les matériaux utilisés, l’image et son support. C’est une réflexion à la fois intime et collective, pétrie de ses élans et de ses antagonismes… Passé, présent et avenir de l’art nourrissent une réflexion formelle au cœur de ce vaste mystère de la représentation, où prédominent le questionnement des Anciens, les voies ouvertes par l’empreinte, la déchirure.
Je n’ai pas eu le bonheur de visiter l’exposition rétrospective des travaux de Michel Kanter depuis les années 60, qui eut lieu à la Villa Tamaris centre d’art de la Seyne-sur-Mer en décembre 2016 (*), mais mon souvenir est vivace de sa rencontre et de l’exposition que j’ai partagée avec lui sur les cimaises de la Galerie 379 de Nancy (**) où, par le biais du dessin, des techniques de reproduction et de collages, il interrogeait, dans sa série Timbres et nativité, l’imagerie chrétienne et la thématique de la Nativité dans la peinture des grandes maîtres  anciens.

Michel Kanter, U.S stamps, 2 photocopies couleur, chacune 16×11 cm (2004)

Issues de la même période, c’est ce même cheminement de pensée que questionnent les œuvres sur papier sélectionnées pour les Carrés 379. L’empreinte mémorielle de Picasso, Manet, Matisse ou Hopper habite le périmètre du carré de papier. L’image icône est dépouillée jusqu’à l’épure de la forme et le dessin nous en révèle une trace résiduelle. Est-ce de la part de Michel Kanter une intention de traduire par ce dénuement formel une désacralisation de l’œuvre en référence, désormais rappelée à notre souvenir par quelques traits ? Désacralisation de l’art et désacralisation de l’œuvre qui ne subsistera que par son empreinte ? Témoignage d’un geste créateur ancien dont l’artiste contemporain, dans une mémoire collective, se porte garant  ? Faut-il y déceler un malaise du regard contemporain dans cette dénaturation de l’œuvre. Parfois elle rassemble des éléments épars par collage et recomposition ou bien souligne tel fragment formel d’un trait de pinceau brun à la poudre de fer ? Le motif est comme usé, altéré sous la décomposition chimique du trait et sous la tyrannie du temps. Il est désormais vestige d’une pensée créatrice d’un temps ancien dont la matière, sous la main de l’artiste, s’évertue à garder témoignage et trace ?
Mais peut être est-ce là de ma part une interprétation trop « romantique » du geste artistique de Michel Kanter. Le langage de l’art est affaire intime de questionnement perpétuel et de remise en cause, dans l’intimité d’une pensée créatrice qui se cherche. Elle travaille dans le temps long et dans un esprit de renouveau. Michel Kanter nous y invite.

Dans le cadre restreint des Carrés 379, c’est une part très intime de son univers qu’il nous offre, depuis toujours ouvert aux énigmes de la représentation et des empreintes du temps. Ces 15 dessins m’ont permis de le découvrir un peu plus; mais par le petit bout de la lorgnette, loin de l’ambition affichée de sa rétrospective à la Villa Tamaris en 2016, citée plus haut. Celle-ci présentait son œuvre dans sa dimension de peintre, mais aussi, essentielle, de sculpteur.
À la fois archéologie aux sources de l’art et très ancrée dans sa modernité, son œuvre mériterait une grande exposition en Lorraine qui l’a vu grandir…

(*)  Michel Kanter, Sur le mur / On the wall, Villa Tamaris centre d’art, «3 décembre 2016 au 29 janvier 2017 , textes de Robert Bonaccorci et Cassandra Neyenesch .
(**) Michel Kanter, U.S stamps / Jean-Charles Taillandier, Portraits revisités, Galerie 379 Nancy, janvier 2009.

379 Galerie artothèque, 379 avenue de la Libération, 54.000 Nancy
Pour toute information sur l’actualité de la Galerie artothèque et des Carrés 379, une collection :
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