Alméry Lobel-Riche, images du Maroc (2)

Dans une précédente chronique, Eros intime, je partageais ma découverte du peintre-graveur et illustrateur Alméry Lobel-Riche (1880-1950), très apprécié des bibliophiles pour ses multiples collaborations avec les grands auteurs poètes et écrivains.  Il était alors question d’un recueil de 30 gravures érotiques publiées en 1937 sous le titre Arabesques intimes. Sept ans auparavant, un ensemble de 36 gravures à l’eau-forte originales tirées sur les presses du maître imprimeur Robert Coulouma à Argenteuil, accompagnait le texte d’André Chevrillon, de l’Académie française, sous le titre Un crépuscule d’Islam. Ce livre avait déjà été publié en 1923 chez Hachette. Il avait été écrit en 1905 lors du séjour de l’écrivain à Fès. Mais l’ouvrage faisait alors 315 pages. Ce n’est qu’un extrait qui a été repris pour l’édition illustrée. Et ce que l’auteur décrit, c’est sa perception de la situation des habitants de la ville lors de la crise qui a précédé le protectorat. Le livre est déjà anachronique en 1923. Et c’est un livre d’histoire en 1930. J’ai pu consulter et admirer cet ouvrage Un crépuscule d’Islam chez un ami collectionneur qui en possède un exemplaire imprimé sur vélin d’Arches.

Alméry Lobel-Riche, Laboureau-forte sur cuivre- Crépuscule d’Islam (1930).

La biographie du peintre-graveur (*) permet de reconstituer la genèse des illustrations de cet ouvrage. Lobel-Riche avait été incorporé en 1914 comme lieutenant dans l’Armée d’Orient. Mais après avoir été atteint du typhus, il passe les six derniers mois de la Grande Guerre au Maroc aux côtés du maréchal Lyautey. Il rapportera de ce séjour au Maroc, sous protectorat français depuis six ans, nombre de dessins et gravures qui serviront plus tard à illustrer Crépuscule d’Islam. Tous ces dessins ont été réalisés d’après nature sans perturbations fantasmatiques même si le cadrage choisi par le graveur élimine les éléments déjà présents de ce qui sera perçu comme modernité. Montrer ainsi une charrue tirée par deux hommes (ci-dessus), c’est choisir une scène exceptionnelle. Normalement, la charrue est tirée, même en 1905, par un camélidé associé à un équidé. Mais la scène montrée, imposée par la dureté du temps (la crise de Tanger de 1905), a existé. Toutefois cette image est d’autant plus curieuse que le texte situé juste sous l’image décrit un repas chez un notable marocain utilisant, pour faire plaisir à ses invités, chaises, couteaux et fourchettes, dont l’usage ne se diffusera au Maroc qu’au XXe siècle.

Le texte d’André Chevrillon, écrit en 1905, brosse le tableau d’une société en pleine crise morale. Écrivain et grand voyageur (notamment en Afrique du Nord), Chevrillon, marqué par l’idéologie de son temps, note ce qu’il pense percevoir, ce qui fera écrire à François Mauriac (**) : « le monde qu’André Chevrillon avait décrit dans ses livres ne ressemblait plus à l’image qu’il en avait donnée. Il était l’historien et le témoin d’un empire qui se défaisait sous ses yeux. Les cartes qui avaient servi à ce voyageur n’eussent plus servi à personne« . Et c’est ce texte, très ancien, marqué par l’imaginaire, que vont accompagner des images anciennes et sans rapport direct avec le texte pour donner lieu à un livre présent en 1930. On est ainsi en face d’une double ellipse temporelle : 1905-1923-1930 sans rigoureusement aucun lien entre ces dates. Ceci est d’autant plus intéressant que ces images ne résument jamais le texte, ne l’éclairent d’aucune façon et ne donnent surtout pas envie de le lire, se suffisant à elles-mêmes. On est en face d’un double monologue sans dialogue possible, mais le lecteur de 1930 peut croire en ce dialogue et surtout avoir l’illusion qu’il se poursuit jusqu’à son temps. Alors que tout ici, dans cette construction surréaliste qui ne s’avoue pas en tant que telle, n’est que mise en abyme.

Alméry Lobel-Riche, Cinq figures de ruraux musulmans et un juif eau-forte sur cuivre- Crépuscule d’Islam (1930).

Le colophon de l’ouvrage Crépuscule d’Islam mentionne un tirage total de 315 exemplaires. Il est daté de 1930. L’ouvrage comporte deux sortes de gravures, celles qui sont insérées dans le texte et des gravures originales qui existent à part, en dehors du texte. Celles-ci sont tirées de façons diverses avec souvent des ajouts progressifs dans le dessin. Outre cette option de distinguer ces gravures de l’impression des planches et du texte sur japon ancien, japon impérial ou vélin d’Arches, Lobel-Riche est fidèle à sa manière d’enrichir parfois certaines planches de vignettes, qu’il appelle aussi ses « remarques ».

Ainsi il inséra dans son recueil la planche entière constituée des six portraits délimités par un trait de coupe (voir ci-dessus) avant de fractionner sa plaque de cuivre et tirer en remarques certains portraits isolés. Il est fort probable que ces remarques sont la part la plus spontanée de son travail graphique sur le motif, jetant en quelques traits de pointe sur la plaque l’esquisse d’un motif qu’il pourra au besoin compléter à l’atelier dans des compositions plus élaborées. C’est en soi une variante de l’épreuve dite de remarque dont les marges et les blancs comportent des croquis qui, en principe  chez les graveurs, étaient effacés avant l’épreuve définitive.

Alméry Lobel-Riche, La clepsydre de la méderna Bou Inaniyya avec ses bols de cuivre – eau-forte avec remarques sur cuivre / Un porteur d’eau et cinq têtes de personnages – eau-forte sur cuivre- Crépuscule d’Islam (1930).

Cette gravure de porteur d’eau légendée Fès 1918 témoigne d’un beau velouté de noir d’aquatinte visible aussi dans beaucoup de gravures du recueil Arabesques intimes. Dans ses scènes de rue, paysages et portraits rapportés de la ville de Fès et de sa région proche, le regard de Lobel-Riche est loin de l’orientalisme fantasmé propre à beaucoup d’artistes composant ce qui n’est pas un courant pictural.
C’est au contraire un réalisme presque photographique que nous lèguent ces images, avec un souci du détail qui porte aujourd’hui témoignage d’un monde marocain qui n’existe plus et appartient à l’Histoire.

Alméry Lobel-Riche, un guerrab ou porteur d’eau avec sa clochette pour appeler les éventuels clientseau-forte sur cuivre- Crépuscule d’Islam (1930).
Alméry Lobel-Riche, deux femmes de la société bourgeoise de Fès – eau-forte sur cuivre- Crépuscule d’Islam (1930).
On voit, en dessous, une « remarque » montrant une cohorte de mendiants guidés par un homme clairvoyant.

(*) Je remercie en particulier Hugues Brivet, Alain Tixier pour leur précieuse notice.
(**) « Bloc notes », François Mauriac.

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