Sculpteurs contemporains en Meuse

           

           Dans un article précédent (la Dame de Génicourt et les fantômes), j’évoquais mon émotion lors de la visite de la petite église fortifiée Saint-Marie Madeleine de Génicourt-sur-Meuse. Elle conserve douze superbes fresques murales d’époque Renaissance, et un riche ensemble sculpté de Ligier Richier (environ 1500 – 1567) ou de ses ateliers ou suiveurs. En surplomb du maître-autel, une sculpture en bois polychrome de la Vierge, dite Dame de Génicourt, nous accueille. Génicourt est l’une des étapes de la Route Ligier Richier qui met en valeur les œuvres majeures de ce grand artiste de la Renaissance en Lorraine. Le circuit nous conduit ensuite à Hattonchâtel où l’Eglise Saint-Maur conserve un retable de la Passion du Christ en pierre polychrome (daté de 1523), puis à Etain (Eglise Saint-Martin) où nous pouvons admirer une Pietà, ou Vierge de pitié (1528). L’église paroissiale Saint-Didier, à Clermont-en-Argonne renferme, elle, une très raffinée Sainte Femme au bonnet. La sculpture de pierre la plus célèbre de l’artiste, le Transi, ou Décharné, ou Ecorché est visible dans la Collégiale Saint-Etienne de Bar-le-Duc, à quelques mètres d’une seconde œuvre, en bois polychrome, le Christ en croix avec les deux larrons. Une dernière étape nous conduit plus à l’est à Saint-Mihiel, village natal de l’artiste qui conserve deux de ses œuvres maîtresses, la Pâmoison de la vierge (bois autrefois polychrome – Eglise paroissiale Saint-Michel) et le vaste ensemble sculpté du Sépulcre, ou Mise au tombeau (pierre – Eglise Saint-Etienne).

Ligier Richier : le Sépulcre, ou Mise au tombeau (détail)
(Pierre) – Eglise Saint-Etienne de Saint-Mihiel (Meuse), 1554-1564 ?
Crédit photo Jc Taillandier

       Une initiative du Conseil général de la Meuse, en lien avec l’association Expressions est née d’une intention affirmée d’établir un lien entre l’art d’aujourd’hui et l’œuvre d’inspiration essentiellement religieuse de Ligier Richier, dont la majeure partie  de sa vie et de sa carrière s’est déroulée dans les duchés de Lorraine et de Bar, alors indépendants. (Rappelons en quelques mots qu’en raison de sa confession protestante, il fut toutefois obligé de quitter la Lorraine avec sa famille en 1564 pour se réfugier à Genève où il mourra trois ans plus tard).

Suite à un appel à projet lancé fin 2012 auprès des artistes sculpteurs et céramistes meusiens, six projets ont été retenus, dans la perspective voulue d’une résonance  et d’un dialogue entre sculpture contemporaine et oeuvre de Ligier Richier. A l’image du Laocoon, émergeant à Rome des temps hellénistiques et suscitant l’engouement esthétique des Modernes, la statuaire de Ligier Richier confronte l’artiste d’aujourd’hui à un espace de réflexion esthétique différent, laïcisé et ouvert sur d’autres perspectives. Il a été laissé libre cours aux artistes, dans cet exaltant exercice qui permettra à chacun de s’exprimer selon son individualité et ses préférences esthétiques…

Le chef-d’œuvre qu’est le Sépulcre de Saint-Mihiel est composé de treize figures un peu plus grandes que nature. Au même titre que la Pâmoison de la Vierge, il figure parmi les œuvres tardives de Ligier Richier, quand son art atteint la plénitude dans l’expression de la souffrance, mais aussi de la compassion humaine. Avec une maîtrise inégalée dans le traitement des figures, la qualité des postures, le raffinement des étoffes, le volute des drapés ou la finesse de carnation des visages.
Trois artistes contemporains se sont inspirés directement de ces œuvres majeures :

 

Milutin Mratinkovic, Christ dans la lumière de la résurrection (acier). Intérieur Eglise Saint-Etienne, Saint-Mihiel, Meuse.

M. Mratinkovic, Christ dans la lumière de la résurrection (acier inoxydable, h 180 cm).
Crédit photo : Expressions – Patrick Martin – création contemporaine Route Ligier Richier.

Sa perpétuelle curiosité l’entraîne vers de multiples matériaux (métal, bois, terre). Il a ici privilégié l’acier, soudé par morceaux ajoutés, meulés, martelés et parfois polis. Proche du Sépulcre dont la beauté devait aider les fidèles à ressentir la vibrante émotion de la tragique dépose au tombeau du Christ martyr, l’artiste propose un habit de transparence sur un corps par endroits visible, comme le modeleur pose au pouce fragment de terre sur fragment de terre, en signe de communion. La sculpture est la représentation d’un Christ debout, nu-pieds et vêtu d’un linge simple. Il est seul dans la lumière de la Résurrection, Christ humain au visage empreint des stéréotypes de l’iconographie classique. La brillance de l’acier et la pose simple et humaine du Christ rapprochent le fidèle ou le spectateur, à la fois du martyre vécu par l’homme et de l’espérance suscitée par sa Résurrection.

 


Nicolas Chenard, Plis et douleur (pierre de Savonnières).
Intérieur Eglise Saint-Maur d’Hattonchâtel, Meuse.

Son œuvre est porteuse d’une identité poétique et symbolique très forte, que l’on retrouve aussi dans ses dessins et linogravures (voir article précédent La Divine Comédie). Son projet fondateur est une reprise figurative d’un drapé dynamique et voluptueux, d’où disparaissent toutes proportions humaines et où saillissent deux mains crispées de douleur sur les plis. La gestuelle des mains a concentré l’attention de l’artiste. Cet aspect stylistique est en outre en résonance étroite avec les figures de composition qui animent les trois scènes du Retable de la Passion de Ligier Richier situé à proximité dans l’église. Il n’est pas sans écho avec la gestuelle observée dans la scène de la Déposition de Croix où la Vierge, d’un geste tout de retenue et de douceur,  fait reposer le corps de son fils mort sur le sol que sa main gauche effleure déjà.

 Chenard-Jofa

Gauche : Nicolas Chenard, Plis et douleur (pierre, 170x60x60 cm).
Crédit photo : N. Chenard.
Droite : Jean-Jacques Jofa, Le sourire de l’Ange (résine, 165x103x73 cm)
Crédit photo : J.J. Jofa.

Jean-Jacques Jofa, le sourire de l’Ange (résine stratifiée sur socle béton). En extérieur, sur la pelouse latérale de l’Eglise Saint-Martin d’Etain, Meuse.

Son projet de Vierge de Pitié trouve ici sa cohérence à double titre : avec  la Pietà de Ligier Richier conservée dans l’Eglise Saint-Martin d’Etain et la Vierge dolente du Sépulcre de Saint-Mihiel, qui se tient au-dessus du corps du Christ, soutenue par Saint Jean; elle côtoie l’Ange qui s’appuie  contre la croix. Quelle est la signification de cet Ange, porteur de l’instrument du supplice ? jean-Jacques Jofa souhaitait traduire l’idée d’une Piéta résolument plus universelle voire laïque, expression de violence humaine et de totale compassion. Attaché aux volumes monolithiques, l’artiste a imaginé que « ce soit cet ange – laïque, qui a perdu ses ailes et comme il se doit, de sexe indéterminé…- qui relève le corps désarticulé et pantelant et que son sourire caché soit celui de la certitude triste de l’infinie servitude de l’homme à la violence ».

Gauche : Stéphanie Coupade, Survie (tôle et matériaux, 200×60 cm).
Crédit photo : St. Coupade (photo d’atelier)
Droite : Dany Kowalski, Supplique (métal, soie, verre, 54x65x35 cm sur piétement)Crédit photo : Jc. Taillandier.

 

Stéphanie Coupade, Survie (tissus, tôle martelée, soudures, roses de métal, cabochons de verre…)
Intérieur Eglise Saint Didier de Clermont-en-Argonne.

La  Sainte femme au bonnet  qui a rejoint l’abside de l’Eglise Saint Didier de Clermont-en-argonne est aujourd’hui une figure isolée d’une Mise au tombeau de Ligier Richier. Elle  émeut par la beauté de son visage partagé entre la douleur et l’effroi, par le raffinement de ses vêtements (ceinture, sandales, passementeries ornant sa coiffe) … Un tel réalisme dans le détail  nous la rend si proche. L’artiste l’a choisie, souhaitant, en tant que femme, lui rendre hommage : « Créer une femme «de fer», la sublimer, la féminiser en formant un drapé de dentelles et de tôle en acier, de roses, symbole à la fois de beauté et de fragilité, orner sa robe de cabochons de verre… » Son matériau de prédilection est le métal qu’elle tord, martèle, soude, matière dure à travailler qu’elle réchauffe et adoucit pour la faire revivre.


Dany Kowalski, Supplique (coque de métal pourvue d’une fente, intérieur capitonné de soie, façade en verre transparent).
Intérieur Eglise Saint-Marie Madeleine de Génicourt-sur-Meuse.

En surplomb du maître-autel, sur la colonne de droite, la Vierge, ou Dame de Génicourt de Ligier Richier accueille le visiteur de son regard implorant, les mains jointes en prière sur sa poitrine au creux d’un drapé bleu qui tombe à ses pieds, la bouche grimaçante de douleur. L’artiste Dany Kowalski a eu envie de traduire la profonde humanité de cette femme. Elle a imaginé sa sculpture de métal capitonnée de soie à la manière d’un cœur-réceptacle étanche où les pèlerins, visiteurs d’aujourd’hui «  pourraient laisser la trace écrite d’un vœu, d’une prière, d’une demande de grâce… Une face vitrée rend visible l’écrin dans lequel les messages peuvent être glissés par une fente située sur le dessus. Avec le temps, les manuscrits s’entassent. Ils font partie intégrante de l’oeuvre et créent un lien entre les hommes « .


Jean Médard, À corps ouvert (verre, coquillages, pierreries, métaux, enchâssement dans un habitacle de verre).
Intérieur Collégiale Saint-Etienne de Bar-le-Duc, Meuse (face au Transi de Ligier Richier).

Jean Médard, À corps ouvert (matériaux divers, 80x60x60 cm)
Crédit photo : Jc. Taillandier.

Le Transi de Ligier Richier est l’une de ses œuvres les plus célèbres, squelette décharné debout, le bras gauche levé, en hommage à René de Chalon, prince d’Orange  tué en 1544 lors du siège de Saint-Dizier. L’Histoire de l’art en retient la grande audace plastique d’une représentation de la mort associant métaphore et regard nouveau porté sur l’anatomie. Jean Médard est sensible à cette imagerie portée là sur la mort, qui lui fait dire que le Transi aurait pu faire partie des premiers cabinets de curiosité. Fidèle à son langage plastique fait d’assemblages hétéroclites,  poétique  et non dénué d’humour noir, il a envisagé À corps ouvert tel un reliquaire enchâssé sous un dôme de verre, siège d’un monde imaginaire peuplé d’objets et de reliques qu’on aurait pu trouver dans ces cabinets de curiosité, tels que coquillages, insectes, éléments de taxidermie, pierres, verreries anciennes, morceaux de métal…

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