Le peintre et son modèle

          

Le Musée Charles de Bruyère de Remiremont (Vosges) conserve un portrait de Anne-Marie Drand, peint par Dominique Pergaud, vers 1785. L’histoire de l’art nous apprend que Dominique Pergaud (1729–1808), d’origine paysanne très modeste, était un peintre lorrain spécialisé dans le trompe-l’œil et la nature-morte. Il est aussi connu pour avoir été directeur de la manufacture de Saint-Clément (*).

Dominique Pergaud –  Portrait de Anne-Marie Drant (vers 1785), H/t  89×90 cm.
Musée Charles de Bruyère, Remiremont.

Outre quelques œuvres conservées dans les musées de Lorraine (Lunéville, musée des beaux-arts de Nancy), cet émouvant portrait dans l’ovale d’un médaillon serait le seul conservé de ce peintre. C’est un portrait posthume de son épouse, dont la mort, en 1785, est discrètement suggérée par la symbolique du cierge éteint déposé en travers de la petite desserte. Je m’étais intéressé à cette œuvre en 2005 quand je travaillais à ma suite de dessins  Portraits des Lumières, exposée à la Bibliothèque Municipale de Nancy, dans le cadre de Nancy 2005, le temps des Lumières. J’explorais alors les collections publiques et privées riches de personnages célèbres ou anonymes qui, au XVIIIe siècle, avaient marqué l’espace lorrain. Découvrant avec curiosité ce portrait de femme peint par Dominique Pergaud, je m’interrogeais sur la part d’énigme que pouvait receler ce visage, pour le spectateur d’aujourd’hui que je suis. Il m’est permis de supposer que le peintre a perpétué de la sorte le souvenir de la femme aimée, pour un usage intime et strictement privé. Ce geste pictural sur la toile a donné corps à ces bribes de souvenirs, qui accompagneront le peintre tout le long des jours. Que ce portrait ait été peint de mémoire assemblée de fragments épars, ou à partir de croquis préparatoires ébauchés quand sa femme posait là devant lui à l’atelier… Nul ne le sait. Si tel fut le cas de séances de pose, le modèle avait-elle conscience en ces moments solennels qui la surprenaient à méditer face à son artiste de mari, que le temps était suspendu à son regard, parce que son homme avait ce destin de peintre ? Ressentait-elle envers lui une gratitude immense pour le sort qui la destinait à porter témoignage de sa singularité sur la scène du monde, parée en la circonstance de ses plus beaux habits ?
Néanmoins, n’est-il pas décelable comme un soupçon d’amusement ou de malice dans son regard franc, histoire de nous faire comprendre que toutes ces simagrées de pose sont bien futiles ! Si la main du sieur Pergaud a souhaité modeler pour lui même l’intime souvenir d’une épouse enjouée et heureuse, que savons nous de tout ce dont la mémoire de l’image a perdu le fil ?  Quelle part de vérité ou de fausseté dans ce portrait ? Il peut porter témoignage d’une volonté du peintre de dévoiler au regard d’autrui sa femme dans son authenticité de traits et de caractère, ou de la magnifier. Plus de deux cents ans après ce moment de peinture, en recherche de réponse, j’accapare à mon tour la scène de part et d’autre du chevalet… N’y a-t-il pas présomption à glaner une parcelle de cette vérité en m’imaginant prendre la pose au creux de ce fauteuil rouge à la place de dame Drant ? à moins que tenant le pinceau, je me substitue à « sieur Pergaud » et je me présente ainsi à vous, « fils d’agriculteur dans ce duché de Lorraine et devenu peintre sur les encouragements du grand Jean Girardet, – Premier peintre du roi de Pologne-. De retour d’Italie pour y apprendre la belle peinture, j’avais épousé ma chère Anne-Marie en 1752 dans cette ville de Lunéville où je vis tant bien que mal de mes peintures  » !(*)
Les portes restent closes sur la scène de la peinture. Mais il me reste le pouvoir de l’imaginaire…

Jean-Charles Taillandier, Portrait des Lumières 11
Encres et peinture sur papiers japon marouflés (2005)(100×85 cm).

Dans l’esprit de cette peinture sur papier inscrite dans la série Portraits des Lumières, j’ai réalisé un second dessin sur la base de cette scène fantasmée : autour de l’axe d’un regard qui s’inscrit dans l’angle supérieur droit d’un périmètre ouvert à une scène privée, tel une fenêtre d’atelier, des traits d’encre déroulent en cercles concentriques un buste de femme qui n’est pas dame Pergaud mais une femme, quelque part portée par la prétention de la peinture. Dans ce geste de peinture, tout est faux… Tout est affaire d’imaginaire dans cette périlleuse prétention à franchir la barrière de l’espace et du temps qui ressusciterait un portrait de femme dont l’histoire a perdu à jamais toute trace, exception faite de la preuve d’amour exercée de la main du peintre sieur Pergaut, au creux d’une maison de Lorraine pendant l’année 1785. Ce qui résulte de mon exercice pictural est un acte de pur dessin, d’autant plus pur que tout travail de mémoire est vain. Il est une manifestation de la pensée par la main et le trait, qui a donné corps à ce visage nouveau posté en retrait d’un espace clos, mais ouvert sur un intérieur inaccessible. Dans l’angle du dessin, un regard de femme s’interroge ici sur sa propre présence, autant qu’il interroge qui le regarde.
S’il est une vérité que je pourrais concéder à ce portrait d’inconnue inspiré de l’œuvre d’un peintre lointain et oublié, elle serait uniquement dans la pensée qui a conduit à cette représentation de femme qui se joue bien de l’anachronisme du motif.
D’autres dessins appartenant à la série Portraits des Lumières sont également consultables sur un autre article du présent blog .

(*) Pour cet article, je me suis inspiré de précieux renseignements puisés dans l’ouvrage « les peintres lorrains du dix-huitième siècle« , de Gérard Voreaux – Editions Messene.

 Jean-Charles Taillandier, Regards croisés 32
Encres et peinture sur papiers japon marouflés (2005)(100×105 cm).

 



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