Apothéose en noir et or #2

Jean-Charles Taillandier, Apothéose-grand défilé 1 et 2 (ci-dessous)
dessins sur calques et monotype, format 70 x 100 cm, année 2016.

Je suis toujours à l’ouvrage sur ma série de dessins Apothéose en noir et or inspirée de la Pompe funèbre de Charles III gravée par Friedrich Brentel et Matthäus Mérian. J’ai déjà évoqué ce travail d’atelier et son prolongement plastique vers des rives plus intimes dans deux articles précédents de ce blog : Apothéose en noir et or et Chevalerie.
L’important n’est pas tant que ce recueil de gravures issu du passé m’offre un champ de référence visuelle qui puisse donner prétexte au dessin. Pourquoi cette source plutôt que telle autre ? L’important est dans son aptitude secrète à déclencher ce déclic qui ouvre à mon propre imaginaire. L’univers décrit par Friedrich Brentel est pétrifié et porte témoignage d’un passé étanche et révolu. Mais il peut dissimuler dans son étrangeté même la permanence d’une trace inconsciente de toute considération spatiale et temporelle. Une telle trace me relierait à un fond inconscient et aiderait à l’envol de mon propre dessin. J’ai donc exploré la silencieuse étrangeté des personnages en cortège, m’appropriant aussi l’aspect emblématique du cheval d’apparat harnaché d’ors et draperies. Je me suis laissé guider sur le papier dans un univers où les figurants, les chevaux, les objets cérémoniels venaient à moi dans un décor spectral et flottant comme dans un rêve. Mon dessin à la plume ou au pinceau les accueille sur la feuille d’un papier japon si fin qu’il se plie à tous les jeux de superposition, de collage, sans que je sache très bien où me mène ce travail graphique. Je suis mon propre témoin d’un univers qui prend forme et consistance, nourri à la fois d’archives et de traces mémorielles.

Et puis, paradoxalement, je me suis rendu compte que plus l’univers lointain de Friedrich Brentel me devient familier dans sa fréquentation prolongée, plus est perceptible dans mes dessins un flottement de leurs références. Un imaginaire personnel, petit à petit, y prend place, qui bouscule l’ordonnancement d’un monde étranger à moi-même. Il s’immisce dans les anfractuosités du fin papier maculé de stries, de tâches et est grand ouvert à toutes les réminiscences de la mémoire. C’est une tentation de présence qui affleure d’autant plus à la surface du papier que les couches s’agglutinent par collage ou se superposent en transparence. J’y observe des rapprochements incongrus et improbables. Par exemple ces enfants surgis d’un autre temps à la rencontre du défilé des jeunes enfants encapuchonnés en rang par deux, ou telle autre surprise au détour d’un défilé fantomatique… Tout dans le dessin est affaire de réminiscence qui n’a que faire de la logique. Et pourtant j’y ai trouvé une explication possible : l’évocation de ce défilé funèbre quelque part dans les rues de Nancy de ce lointain dix-septième siècle, dont le graveur Friedrich Brentel a fait un  » reportage quasi photographique  » a remonté à la surface de ma propre mémoire : il a fait écho au souvenir des défilés religieux que j’ai vécus comme spectateur ou participant, dans ma prime jeunesse dans les rues d’un village d’Anjou.
À propos de cette expérience plastique, je pourrais mettre en exergue une citation du peintre Giorgio De Chirico :
« Alors j’eus l’étrange sentiment de regarder ces choses pour la première fois, et la composition du tableau se révéla à l’œil de mon esprit. Cependant, le moment est pour moi une énigme en ce sens qu’il est inexplicable. J’aime aussi appeler énigme l’œuvre qui en dérive » (1).


Les dessins Apothéose en noir et or et Chevalerie ont été exposés dans la chapelle du Château des lumières de Lunéville du 29 juin au 30 décembre 2016. Dans le cadre de l’élaboration du catalogue, je remercie Jean-Marie Dandoy, photographe qui m’a donné une aide précieuse à l’élaboration de la maquette, Philippe Martin, historien et auteur de l’ouvrage La pompe funèbre de Charles III, éditions Serpenoise , qui fut une source essentielle de documentation dans mon travail graphique, et Pierre van Tieghem, qui m’a apporté son regard précieux d’historien d’art.

(1) L’Art pris au mot, Gallimard, page 27.

Chevalerie

Jean-Charles TAILLANDIER, Cheval blanc
encre sur papiers japon, 50 x 50 cm, année 2013.

Considérons ces quelques mots comme un ajout à une précédente chronique Apothéose en noir et or dans laquelle j’évoquais ma suite de dessins sur papier inspirée des gravures de Friedrich Brentel et Matthäus Mérian. Ces deux artistes avaient reçu la monumentale commande d’immortaliser par un recueil de planches gravées les grandioses cérémonies de funérailles de Charles III, duc de Lorraine, mort en 1608.  Au début de ce dix-septième siècle, l’objectif initial de ces chroniques était de mettre le réalisme des ces images au service d’un manifeste politique et symbolique célébrant la mémoire dynastique de la Lorraine.

Ces gravures avaient pour vocation de décrire, avec la plus extrême minutie, un univers dont je n’ai pas la clé d’entrée. Il existe un écart incommensurable entre la vérité de leur teneur d’alors à vocation politique (on pourrait même parler d’entreprise de communication politique) et l’impact que j’en ressens, plus de quatre cents ans après. Elles sont désormais de l’ordre de l’incommunicabilité et du mystère. Elles n’ont plus vertu d’usage et sont sorties de leur temporalité, parties à la dérive d’une nouvelle réalité que je m’invente.
Il en est ainsi des quatre chevaux qui composent ce défilé : parmi les centaines de motifs qui composent l’impressionnant défilé funèbre qui déambula dans les rues de Nancy en ce jour du 17 juillet 1608, figurent quatre chevaux dont l’énigmatique accoutrement n’a d’égal que la description qu’en fait le texte original du recueil gravé : »capparassons et bardes de chevaux d’honneur, bardé pour la bataille, secour et service » (1).
L’animal a pour fonction d’emblème, de blason, ornement ou décorum. Dissimulé sous les draperies et les ors de la tête aux sabots, il lui est fait fi de la beauté de sa robe et de sa plastique pour l’ériger en pur symbole de pouvoir et de prestige.

Comment me serait-il donc possible d’appréhender cette image, sinon par le transfuge de mon imaginaire ? Est-ce le sens de cette réflexion de Daniel Arasse selon lequel « la peinture est un objet historique produit à un certain moment dans des conditions précises, mais la pensée de la peinture peut aller au-delà des conditions historiques de la pensée de son temps » ? (2).
J’ai eu la tentation de m’approprier cette image du cheval, extirpée de sa puissance contextuelle, et de la placer au centre d’un dessin de format carré. L’idée étant de conserver de l’animal une fonction emblématique purement imaginaire, en variant l’architecture de la figure fondue dans le périmètre qui l’enrobe. Un exercice de dessin fondé sur l’anachronisme du motif qui, dans les faits m’éloigne de l’image de l’animal cheval pour à mon tour brouiller l’ordre des apparences.
Je présente ci-dessous plusieurs dessins qui inaugurent cette série baptisée Chevalerie, chacun d’entre-eux respectant les mêmes conditions de réalisation (format 40 x 40 cm, encres et monotype sur papiers japon.

 

(1) document visible sur site des Archives départementales de Meurthe-et-Moselle
(2) Daniel ARASSE, Histoire de peintures, Gallimard Folio essais. Citation reprise par Catherine Bédard dans sa préface à Anachroniques de Daniel ARASSE, Gallimard, collection Art et Artistes, 2006, page 25.

Apothéose en noir et or

Supposons la question : Citez-moi une œuvre d’art qui vous a particulièrement questionné ou fasciné ?  Une œuvre gravée me viendrait immédiatement à l’esprit. C’est le recueil de planches gravées en 1611 par Friedrich Brentel et Matthäus Mérian, en la circonstance de la Pompe funèbre du duc de Lorraine Charles III

Friedrich BRENTELPompe funèbre de Charles III
Eau-forte (1610), archives Conseil Départemental 54.
Jean-Charles TAILLANDIER  Apothéose 1
Encre sur papiers japon marouflés (2012) (40×50 cm)

À l’occasion du 400anniversaire de cet épisode majeur de l’histoire lorraine, le Musée historique lorrain de Nancy avait présenté au public la totalité des planches gravées, et un ouvrage, publié sous la direction de l’historien Philippe Martin, y consacrait d’amples analyses (*). J’y ai découvert alors la totalité des gravures sur cuivre exécutées d’après des dessins de Claude de la Ruelle et de Jean de la Hiere, soit un total de 10 grandes planches présentant les différentes phases de la cérémonie funèbre, et 48 oblongues plus petites. Ces dernières donnent un aperçu très détaillé du défilé funèbre et de ses nombreux acteurs représentant tous les corps de la société d’alors : prodigieux spectacle lugubre et dantesque que ces cordeliers mendiants, archers, hérauts d’armes, hauts dignitaires, princes, ambassadeurs, baillis, gens d’église et de justice, bourgeois, enfants, famille ducale… dans leurs habits de cérémonie ou encapuchonnés parmi les bannières, les armoiries, les tambours et les torches, suivis des chevaux caparaçonnés d’or ou prêts pour la bataille. Toutes les forces vives d’une Lorraine éplorée accompagnent la dépouille de son duc exhibé sur son baldaquin de velours, spectacle inouï accablé de dévotion, pétri d’orgueil terrestre et partout hanté, jusque dans ses moindres replis, de la divine injonction tu es pouldre et tu retourneras en pouldre
D’après la chronique, trois mille « figurants » prirent part à cet événement de la Pompe funèbre de Charles III, de la date de sa mort le 14 mai 1608 jusqu’à sa sépulture le 19 juillet dans le sanctuaire des Cordeliers. Soit deux mois de cérémonies incessantes : chambre du trépas sous les ors et tapisseries, veillées funèbre, messes, oraisons, exposition du défunt sous la forme d’une feinte à l’effigie du duc avec visage et mains de cire montés sur un mannequin de bois, somptueux défilé funèbre dans les rues de Nancy : le tout dans une volonté politique manifeste de magnificence qui exposait aux yeux de toute l’Europe le prestige de la maison ducale de Lorraine. Ne disait-on pas à l’époque que les obsèques des ducs de Lorraine étaient une des trois merveilles qu’il fallait avoir vues avant de mourir !
J’en connaissais la gravure la plus connue de cet événement représentant le cortège funéraire au cœur d’une foule agglutinée dans la perspective de la Grande Rue de Nancy, et je rêvais du film qu’aurait pu tirer le génial Fellini de cet épisode grandiose. Le trop-plein de personnages agglutinés, la précision chirurgicale du trait soucieuse de n’épargner aucun détail de physionomie ou vestimentaire donnent à ce regard acéré plongé au cœur de la foule amassée là le 18 juillet 1608 un caractère hypnotique et troublant.
Troublant ! est-ce le bon mot pour exprimer que j’étais comme happé dans un univers hors de portée ? La précision chirurgicale des images pourrait être source de ce sentiment d’étrangeté, dans un ressenti proche de ce que fut la découverte de la Crucifixion de Matthias Grünewald du retable d’Issenheim, à Colmar, peint dans les années 1510.
Le rideau est tombé sur cette scène de théâtre du monde, et quatre cents ans plus tard, l’actualité éditoriale et muséographie m’a offert cette découverte des planches gravées de Friedrich Brentel que les historiens d’art rangent parmi les chefs-d’œuvre du maniérisme rhénan. Frank Muller, dans ses pages très documentées (*) présente cet artiste, par ailleurs peintre et verrier, mais surtout comme un graveur miniaturiste, auteur de nombreux dessins à la plume, et longtemps attaché à Strasbourg.
Seul un historien, patient entomologiste des faits et coutumes de la Lorraine de ce début du XVIIe siècle, peut décrypter ce fabuleux recueil d’images gravées.
De cette iconographie de circonstance et de propagande gonflée de vanité politique à la face de toute l’Europe, il en subsiste à nos regards contemporains l’étrangeté d’un monde disparu avec ses rites et ses croyances. Et dans ce domaine, d’hier à aujourd’hui, constatons que tout change… et rien ne change.
Mais laissons de côté la grande Histoire.

Jean-Charles TAILLANDIER  Apothéose 4
Encre et monotype sur papiers japon marouflés (2012) (30×30 cm)

Je ne suis pas historien, mais graveur et j’ai sous les yeux la beauté pérenne de ces images qui selon la définition du poète plutôt que de l’historien « donnent à voir » . Devant elles ne s’opère pas en moi un simple questionnement du type « qu’est-ce que cela représente ? », mais un déclic très profond qui sollicite comme la révélation d’une énigme… une béance sur le mystère des images. Chaque spectateur peut la recevoir, ou pas, selon le rapport intime qu’il entretient avec l’œuvre. C’est peut être la seule vérité de l’ œuvre d’art : que chacun puisse l’habiter, la transgresser de ses propres fantasmes pour l’amener sur un territoire inexploré ou inconnu. Permettez-moi ici une anecdote : j’ai visité il y a peu de temps le château du maréchal Lyautey où, à la fin de sa vie dans le Saintois, il s’était retiré tel un «Prince lorrain» dans sa terre natale. J’ai eu la surprise d’y découvrir sur ses murs les gravures de la Pompe funèbre de Charles III. J’y apprenais que le maréchal les admirait en fantasmant, paraît-il, sur ses propres funérailles…

Ces gravures d’histoire sont la source d’un travail graphique en cours réalisé sur mon papier japon de prédilection. La force poétique de ces images est d’autant plus prégnante qu’elle est auréolée de cet inconnaissable et lointain passé. La source d’étrangeté de ces gravures et leur aspect lugubre génèrent en moi une grande force d’attraction et d’inspiration. Ils sont porte ouverte sur le grand mystère des images et aussi sur une définition de la beauté. L’étrangeté de la scène du cortège, si retranchée dans les coulisses de l’Histoire, alliée à l’hyperréalisme des scènes (ou supposée telle, car l’auteur a lui aussi sa propre subjectivité) font œuvre de reportage et génèrent une émotion ouverte à mon propre imaginaire que je tente d’apprivoiser sur le papier. C’est un pari de m’y confronter dans cette suite  » Apothéose en noir et or «  (encres et monotypes sur papiers japon), qui, pour l’heure, compte une vingtaine de dessins, tous de format carré 30 x 30 cm, dont plusieurs sont présentés ci-dessous.

(*) 1608 La pompe funèbre de Charles III, sous la direction de Philippe Martin, Editions Serpenoise, 2008.
Je remercie les auteurs de cet ouvrage que j’ai beaucoup consulté, au même titre que les précieux éléments fournis par les Archives départementales de Meurthe-et-Moselle.