Toute figure est un monde

Honoré de Balzac, Le Chef-d’oeuvre inconnu.

Jean-Charles Taillandier, «  Entre Elles 16 – chuchotement « , planche 50 x 50 cm (détail)
ci-dessous :  » Outre temps 11 « , gravure sur dalle, 30×30 cm (détail)
Agrandir : cliquer sur l’image

Par le biais de ces chroniques, je tente épisodiquement d’évoquer le suivi d’une démarche plastique à mon atelier. Je vis cette expérience au travers de deux séries gravées que je mène en simultané :
– l’une intitulée Entre elles qui a pour thématique l’expérience d’un anachronisme, quand une image unique rassemble en une fiction deux figures féminines appartenant chacune à un univers temporel différent (voir articles Propos d’atelier sur  » Entre Elles « , une suite gravée, et Trois variations sur Catherine de Médicis),
– l’autre consacrée à l’art du portrait,  inspiré d’une collection de portraits de papes conservée au Cabinet des estampes de la bibliothèque de Nancy (voir article Portraits d’outre-temps). Un double projet, donc, où s’immisce le temps avec son pouvoir d’oubli et de métamorphose …
Cette seconde série s’est heurtée dès l’été 2022 à une interrogation, quand s’est posée la question du support qui accueillera le travail de gravure : plaque de cuivre , ou bois ou plaque de vinyl. Tout est affaire de connivence entre le support, la main et le langage graphique qui donnera sens à l’image. On pourrait considérer comme anecdotique ce choix du support, a priori toutes les techniques sont compatibles, à moins qu’une en particulier ait les faveurs de l’artiste par inclination ou expérience. C’est selon… Je pense que tous les graveurs ont ce genre de ruminations à un moment ou à un autre. J’avais opté pour le langage de l’eau-forte, en creux, et c’était une erreur… Je n’y reviens pas, j’ai évoqué ces déboires dans La gravure dans tous ses états, puis Portraits d’outre temps

Ce qui est fondamental dans la démarche qui me guide tout au long de mon travail de graveur, est ce rapport mystérieux au temps qu’instaure mon propre imaginaire avec certaines œuvres d’art du passé. Plus qu’un attrait ou préférence, il s’agit plutôt d’une expérience de regard, riche d’interrogations multiples qui me poursuit de série en série.

L’écrivain Alberto Manguel, dans son ouvrage Le livre d’images, que je consulte souvent, livre quelques clés.
Je le cite : « Toute œuvre d’art croît à travers d’innombrables couches de lectures superposées, et chaque lecteur la débarrasse de ses couches afin d’arriver à elle en ses propres termes. Pour cette dernière (et première) lecture, nous sommes seuls.«  (le livre d’images-Actes sud p.35).

Ces travaux en cours abordent cette question de la représentation :
Dans le cadre prédéfini d’un format toujours carré, plusieurs images de la série Entre elles proposent une scène mettant en relation deux présences féminines d’univers différents. L’une est une femme d’aujourd’hui, la seconde surgit d’un temps ancien et révolu qui peut être le Moyen-Age ou le dix-septième siècle. Mon imagination les rassemble dans cet espace clos qui raconte une rencontre impossible. La seconde jeune fille n’est pourtant pas pure création de mon esprit, elle a réellement vécu dans ces temps obscurs, et les collections des musées en portent témoignage. Souvent la grande Histoire n’a pas retenu jusqu’à nous son destin, son nom ou l’identité du peintre qui l’a choisie pour modèle. C’est ce qui m’émeut : qu’elle soit ici présente dans sa vérité sans fard et son monde brut et étanche qui n’est pas le nôtre. C’est ce que je cherche à appréhender : cette présence innocente dépouillée de toutes les couches de lecture d’interprétation dont pourraient la revêtir une biographie retrouvée, l’histoire de l’art ou toutes sortes de commentaires opportuns ou non…

La composition ci-dessouspar exemple, propose l’idée d’un chuchotement d’une femme d’aujourd’hui à l’oreille d’une femme d’un autre temps. Elle écoute attentivement le message, tel un secret que sa voisine lui confie. Nul ne sait ce que sont ces paroles que rend possible l’abolition du temps dans l’espace d’une image. Il me fallait trouver l’incarnation de cette présence inopinée, révélée à notre monde par sa seule silhouette. Elle est là, surprise et figée dans son écoute muette qu’un destin a incarné sous les traits d’une jeune femme du seizième siècle.
Je l’imagine ainsi, intacte sous toutes ses couches de lecture et d’interprétation qu’évoque Alberto Manguel. Mes recherches pour lui donner chair m’ont guidé jusqu’à cette peinture sur toile laconiquement titrée Portrait de femme, non datée, œuvre d’une artiste femme de la Renaissance nordique dénommée Katarina von Hemessen.

Jean-Charles Taillandier,  » Entre Elles 16 – chuchotement « , xylographie 50 x 50 cm, année 2023.
source : Katarina von Hemessen, portrait de femme, non daté (vers 1560) – Bower Museum, Barnard Castle, Royaume Uni.
Ci-dessous : calque préparatoire (détail)

Jean-Charles Taillandier,  » Entre Elles 10 – une rencontre « , xylographie 50 x 50 cm, année 2022.
source : Peinture Ecole flamande, Dame Bonne d’Artois, stadtliche Museen, Berlin.

Jean-Charles Taillandier,  » Entre Elles 17 – Halloween « , xylographie 50 x 50 cm, année 2022.
source : gravure de Claude Mellan, portrait de Jeune fille, 1626 (Donation Jacques Thuillier, musée des beaux arts, Nancy).

Jean-Charles Taillandier,  » Entre Elles 17 – Halloween « , planche 50 x 50 cm (détail).

Jean-Charles Taillandier,  » Entre Elles 6 – Isabelle au foulard « , planche et tirage (50×50 cm) (2022).

Toujours dans le domaine du portrait, la seconde série gravée Portraits d’outre-temps a été amorcée dès l’été 2022. L’article précédent en a fait largement écho. Aujourd’hui, la série, désormais close, compte seize planches différentes gravées sur dalles vinyl, au format 30×30 cm. La prochaine étape sera leur tirage sur un papier artisanal, en deux couleurs noire et rouge et pour un nombre d’exemplaires limité encore indéterminé.

Dans une démarche comparable à la série Entre elles, mon souhait est de retrouver dans ces portraits de papes une innocence de la figure, et de me la réapproprier pour mon propre dessein (dessin). Mais à l’inverse des figures féminines précédentes que leur destin a tenu dans les profonds recoins de l’histoire, les effigies des papes rayonnaient d’une puissance symbolique et sacrée.

Initialement donc, je dispose d’une sélection choisie des gravures originales extraites de la collection publique (plus précisément des fichiers numériques de ces œuvres). La pose des souverains pontifes est hiératique et conventionnelle, de face, de profil ou sur un trône. La figure est inscrite dans un rectangle ou un médaillon. En pourtour, un cartouche en langue latine et des armoiries en précisent l’identité et les titres honorifiques.

Leur observation attentive donne corps à des croquis préparatoires sur calque qui vont devenir mon « matériau de base ». Ils s’accumulent au fil des séances de travail, autonomes, ou se rassemblent au besoin par fragments épars pour générer une composition nouvelle. Le motif s’épure, limité au vocabulaire du trait et de l’aplat enrichi de fragments de graphie latine aléatoirement puisés à la source, sans souci de cohérence de sens.
Le portrait se déleste de l’auréole des savoirs et des connaissances qui le singularisait.

L’original cesse d’exister au profit d’une proposition graphique de lecture qui est mienne, parfaitement imaginaire, subjective et minimaliste dans la forme.

S. Thomassin, portrait d’Innocent XII (1696) / Michael Labhardt, portait d’Innocent XIII
source : Cabinet des estampes, Nancy.

Jean-Charles Taillandier,  » outre-temps 1 / outre-temps 2 « , essais sur papier, format 30×30 cm, 2023
ci-dessous : calques préparatoires et planche.

Jean-Charles Taillandier,  » outre-temps 3 « , maquette sur papier, format 30×30 cm, 2023
ci-dessous : planche et calque préparatoire.

Portraits d’outre-temps

Dans mon article précédent  “La gravure dans tous ses états, j’écrivais comment avec enthousiasme, j’entreprenais pendant l’été 2022 une nouvelle série gravée sur la symbolique du portrait.
L’opportunité m’en était fournie, comme je l’ai écrit, par la découverte, grâce au Cabinet des Estampes de Nancy, de la donation Domergue de Saint-Florent. Ce donateur était amateur d’art. Il fit don à la ville de Nancy de sa vaste collection d’estampes qu’il consacra sa vie durant aux portraits de papes de l’Eglise catholique romaine qui se succédèrent sur une période d’au moins cinq siècles, depuis la Renaissance.

L’intérêt que je trouve dans cette iconographie est passionnant : elle me permettra d’interroger ces images anciennes avec mon œil contemporain, alors que leur puissance symbolique originelle a depuis longtemps disparu. Du temps de leur diffusion, elles semaient de par le monde le portrait du représentant le plus puissant de la chrétienté. Ces estampes sont maintenant estimées des collectionneurs et attirent la curiosité des spécialistes de l’Art ou de l’Histoire des religions. Mon attrait pour elles se nourrit de leur mystère et de leur anachronisme, au profit de mon imaginaire et de mon invention. Entre l’estampe de référence et l’image nouvelle que j’y projette s’étend un no man’s land temporel, stylistique et sacré.

J’y entrevois donc une aubaine à profit d’un imaginaire graphique personnel, parfaitement subjectif et libre, dont j’avais auparavant ébauché les contours avec les ressources de la gravure en taille-douce, sur ma douzaine de belles plaques de cuivre miroir. J’en étais là, à la fin de l’été, à vous décrire les ébauches et les premiers états creusés au bain d’acide. Et puis, au fil des jours des manipulations techniques dans l’atelier, entre pose de vernis, bains d’acide, essuyages et retouches, j’ai pris conscience que la pratique de l’eau-forte, très rigoureuse et lente, d’état en état successif, m’accaparait trop et ne me permettait pas assez de trouver la distanciation suffisante avec le sujet. Il me fallait trouver un langage formel plus libre, et plus spontané qui me détache de cette pesanteur technique. Afin de retrouver cette spontanéité de langage pictural, je suis tout naturellement revenu à la taille d’épargne, en relief sur dalles vinyl, telle que je l’avais expérimentée dans une série précédente “ Les bas rouges “ : souple langage de la main avec quelques gouges, dans le périmètre carré de chaque planche (30 x 30 cm), et deux couleurs dont le noir.

Dans cet article, j’y présente le début de ce nouveau processus créatif d’une série qui comporterait une quinzaine de xylographies. À ce jour , j’en ai imaginé toute les ébauches dessinées sur papier calque, sur lequel un code couleur distinguera la planche mère qui sera encrée en noir, et la seconde planche qui sera encrée en rouge.

Sur les exemples de travaux en cours présentés ci-dessous, seules les 2 premières xylographies ont été tirées en tirage d’essai :

Exemple 1
Ce tracé sur calque (à droite) s’inspire d’un profil d’Alexandre VI, pape tumultueux et débauché de l’époque des Borgia (gravure originale issue de la donation, à gauche). En dessous le tirage d’essai sur papier en 2 couleurs noir et rouge de la xylographie que j’en ai réalisée. L’image sera toujours composée en carré de 30 x 30 cm.
J’ai opté pour un trait rugueux, fréquemment accompagné de graphies latines fragmentaires puisées, au hasard, dans les cartouches accompagnant les estampes originales. Elles accentuent la distanciation de l’image et participent à la perte des repères que je souhaite donner à l’image entière (cliquer sur l’image pour l’agrandir).

(1)

(2)

Exemple 2
Tirage d’essai sur papier de la seconde planche gravée (2), sur la base du calque de report (1) . Je m’aperçus trop tardivement que je gravais sur la planche vinyl un texte à l’endroit, que je reportais donc à l’envers sur la feuille imprimée ! Inattention qui, à mon sens, ne gène en rien l’effet recherché dans l’image.

(1)

(2)
(3)

Exemple 3
Conçu à partir de mon ébauche sur papier (1), le calque de report (2) est présenté sur la planche qui imprimera le motif rouge. En-dessous (3), début du travail de gravure en relief sur la planche vinyl prévue pour le noir.

(1)

(2)

Exemple 4
Conçu à partir d’une ébauche sur papier (1), le calque de report (2) est présenté sur la la planche vinyl à graver.

Exemple 5
Plusieurs ébauches sur papier qui vont être gravées sur planche vinyl dans les prochaines semaines.
Le chemin est encore long…

La suite dans l’année 2023 :

Les prochaines semaines seront consacrées à graver dans le vinyl la totalité des quinze ébauches sur papier.

J’ai observé longuement la présence muette de ces puissants personnages, hiératiques et sacrés, témoins d’un faste enfoui dans la profondeur des siècles. Les cartouches au bas des images m’en apprennent leurs noms : Ioannes XVI, Eugenius III, Innocent III… Mais ils se ressemblent tous par l’aspect conventionnel de leur pose au creux d’un médaillon. Et finalement, mon imaginaire prenant le pas sur l’aspect analytique de chaque image, les traits et l’expression des visages, les inscriptions latines se sont brouillés, mélangés entre eux dans l’intention recherchée de bousculer leur vérité; pour donner sens à une proposition graphique qui est mienne, puisant au gré de mes travaux d’approche (calques, dessins préparatoires, textures de fond).

Viendra ensuite l’étape finale du tirage des épreuves sur papier. Je ne l’ai pas choisi encore, ce papier, mais je souhaiterais que sa texture accentue cet aspect « outre-temps » de l’estampe qui sera imprimée en noir et rouge comme le montre le tirage d’essai de l’exemple 1, de format avoisinant le 40 x 50 cm.

Résidant en Lorraine, je serais heureux de travailler en collaboration avec un papetier artisanal du Grand Est, et, s’il s’en trouvent, je les invite par le biais de ce blog à me contacter.

La présente série gravée, fera l’objet fin 2023 d’un projet d’édition avec la Galerie Artothèque 379 de Nancy. En mai 2023, il est envisagé d’ouvrir une souscription pour une édition très limitée. Elle sera présentée au public lors d’une exposition de mes gravures et dessins dans les salons de la Douëra de Malzéville.

Contact : taillandier.jc@orange.fr

La gravure dans tous ses états

Portraits des papes Jean XVI / Pie VII / Jules III / Paul II
Collection Cabinet des estampes, Nancy.
Cliquer sur chaque image pour l’agrandir
Gravure 5 – 2e état (détail)

L’estampe sur papier exposée au mur d’une galerie est le fruit, et la récompense espérée, d’un processus d’élaboration technique souvent long et itératif.
Spécifiquement, la gravure en creux, ou gravure en taille-douce, se travaille sur une matrice de métal. Idéalement sur plaque de cuivre, cet art graphique consiste à inciser la surface avec une pointe d’acier ou un mordant d’acide. Le sillon creusé sera réceptacle de l’encre qui, dans une seconde étape, sera reporté sur papier à l’aide d’une presse.
Les questions du public sont nombreuses quand un dialogue aborde les étapes multiples de « fabrication » de l’image gravée. Celles-ci mettent en œuvre une contribution apparemment mystérieuse des métaux et des acides. En fait, tout est question de bonne entente entre main, esprit, outil et savoir-faire… Quatuor auquel il faut ajouter, pour être honnête, patience et persévérance.


J’ai donc, à dessein, décidé dans cet article particulier, d’illustrer, autant faire se peut,  ce processus technique de création. Le contexte s’y prêtait ces mois d’ été, dans la fraicheur de mon atelier, quand j’y entreprenais les approches d’une nouvelle série gravée. L’appareil photographique à mes côtés allait capter épisodiquement le déroulé de mes premières interventions, que je vais restituer ci-dessous en images. Ce début de recherche plastique, avec pour support de travail douze plaques neuves de cuivre miroir, ne présume en rien de ce que pourra être son aboutissement dans plusieurs mois. Pour l’heure, il aura eu le mérite au moins de rédiger cet article.

L’opportunité de ces nouveaux travaux gravés est née, comme c’est fréquemment le cas dans ma démarche personnelle, d’un croisement entre le questionnement d’un patrimoine artistique méconnu et la thématique de la figure humaine.

J’en remercie donc Astrid Mallick, responsable du Cabinet des estampes de la ville de Nancy, de m’avoir fait découvrir les trois recueils de la donation Domergue de Saint-Florent. Ce donateur était collectionneur amateur d’art qui, à l’orée du vingtième siècle, fit don à Nancy de sa collection d’estampes consacrée aux portraits de papes. Soit donc une vaste ensemble de portraits dont la chronologie épouse les évolutions stylistiques du langage gravé de la Renaissance aux années 1900.

À la réflexion, ce qui m’interpelle dans cette collection unique n’est pas le portrait souvent très codifié de chacun de ces nombreux papes, C’est plutôt la puissance symbolique de ces images : au temps lointain de leur diffusion, ces estampes transmettaient le portrait de l’homme le plus puissant dans le vaste espace géographique de la chrétienté. Elles étaient beaucoup plus qu’un portrait, elles étaient vecteurs d’un pouvoir immense que chacun pouvait approcher par le biais d’une simple image imprimée. Des siècles plus tard, que porte donc en elle chacune de ces images?
Que devient cette image, quand on la regarde avec de recours de l’imaginaire ?

Petit précis préalable :
La gravure en taille-douce dans ses états successifs

La planche est un cuivre parfaitement lisse, propre et biseauté sur son périmètre (pour ne pas abîmer le papier lors du tirage). Le principe étant le report sur papier du motif au moment de l’impression, il convient donc de graver à l’envers ledit motif sur la planche.
Un vernis (de différents types selon la nature de l’empreinte à prévoir) est étalé au pinceau sur le cuivre. Une fois sec, il est incisé par différents outils (pointe sèche, pointe d’argent, grattoir) pour dégager le cuivre selon l’effet désiré. C’est la technique qui permet de travailler le trait.
Le travail des ombres et aplats peut aussi être travaillé par le trait. Tout est affaire d’école, et de langage propre à l’histoire de la gravure. En ce qui me concerne, j’ai une préférence pour l’aquatinte. C’est un amalgame de grains de résine très volatile – attention aux bronches) que l’on dépose sur le cuivre nu. Les grain sont variables en grosseur et densité selon l’aplat désiré. Un chauffage bien contrôlé de la plaque sur un réchaud adhère les grains à la surface du cuivre.
La plaque est trempée dans un bain d’acide nitrique mélangé d’eau pour permettre la morsure du cuivre à l’emplacement du trait incisé ou autour des grains de résine. C’est un processus à faire à l’air libre ou dans un atelier bien ventilé (toujours pour la santé de nos poumons), et très méticuleusement, car la réaction de l’acide nitrique est capricieuse selon sa concentration dans l’eau ou la température ambiante. Quand la morsure est jugée satisfaisante dans le bain d’acide (la formation de bulles d’air est un indice précieux), le cuivre est sorti de son bain et le travail de morsure est inspecté en surface, une fois la couche de vernis enlevée au white spirit.
Vernis – gravure – aquatinte – bain d’acide – constituent l’alphabet incontournable pour la taille douce, bien sûr modulable selon le langage personnel propre à chaque graveur. Une bonne habitude de l’œil et du touché sur la plaque permet d’apprécier la nature de la morsure dans ses nuances et ses effets attendus.
Et puis viendra l’étape de l’impression sur papier grâce à la presse taille-douce qui apportera la touche finale et attendue au travail réalisé. Mais c’est un autre épisode…

PROPOSITION GRAVURE 1

Gravure 1 – dessin préparatoire sur papier calque (format 24 x 24 cm).
Gravure 1 – report du dessin sur cuivre nu préparé.
Gravure 1 – état 3 dans le bain d’acide pour morsure de l’aquatinte.
Gravure 1 – état 3 après sortie du bain d’acide et enlèvement du vernis protecteur.

PROPOSITION GRAVURE 2

Gravure 2 – dessin préparatoire sur papier calque (format 24 x 24 cm).
Gravure 2 – état 3 après gravure au trait et à l’aquatinte.

PROPOSITION GRAVURE 3

Gravure 3 – état 1. Après gravure au trait, enlèvement du vernis protecteur au white spirit.
Gravure 3 – état 2, enlèvement du vernis protecteur après morsure à l’aquatinte.
Gravure 3 – état 2, vue d la plaque après nettoyage.
Gravure 3 – Impression sur papier suite à l’état 2. Elle permet de juger de la qualité des morsures et servira de repère pour les états futurs sur la plaque (format 24 x 24 cm).

PROPOSITION GRAVURE 4

Gravure 4 – dessin préparatoire sur papier calque (format 24 x 24 cm).
Gravure 4 – état 1, le motif a été tracé à la pointe sur le vernis, avant passage dans le bain d’acide.
Gravure 4 – état 1 terminé, vue de la plaque dégagée de son vernis après passage dans le bain d’acide.
Gravure 4 – préparation de état 2. Les grains d’aquatinte ont été posés sur la plaque aux endroits prédéfinis (ceux non protégés par le vernis). La plaque sera chauffée, puis refroidie et à nouveau trempée dans un bain d’acide.

PROPOSITION GRAVURE 5

Gravure 5 – dessin préparatoire sur papier calque (format 24 x 24 cm).
Gravure 5 – préparation de l’état 2 pour la morsure à l’aquatinte. Vue de la plaque avant chauffage.
Gravure 5 – état 2 terminé après gravure au trait et à l’aquatinte.
Gravure 5 – Impression sur papier suite à l’état 2 (format 24 x 24 cm).

Propos d’atelier sur « Entre Elles », une suite gravée.

Jean-Charles Taillandier, « Femmes-13 », vue des 2 planches en cours
xylographies 50 x 50 cm, année 2021.
Cliquer sur l’image pour l’agrandir

Dans l’article récent Trois variations autour de Catherine de Médicis, j’abordais il y a quelques semaines, la description d’un nouveau projet plastique autour d’une thématique développée déjà dans des travaux antérieurs : l’anachronisme d’une image dû à la présence incongrue de rencontres ou postures appartenant à des temporalités différentes. En l’occurrence donc, l’irruption au sein d’une même planche gravée de deux univers féminins, l’un appartenant à la période lointaine Renaissance Italienne, l’autre à notre période contemporaine… J’ambitionnais de présenter maintenant la suite complète, gravée et imprimée, mais c’était sans compter sur un travail d’atelier long, technique et exigeant pour chaque planche. Certaines d’entre elles ont été menées à bien jusqu’au tirage final, mais d’autres ont été abandonnées en cours de route, au profit d’une version nouvelle plus convaincante à mes yeux.

« Entre Elles » sera le titre, désormais choisi, de la suite gravée, mais quelques jours de travail sont encore nécessaires avant de pouvoir la présenter dans sa globalité.

Je vais donc consacrer cette chronique à quelques propos d’atelier qui concernent le processus évolutif de ces gravures en relief particulières (en l’occurrence ici procédé de la gravure sur bois, mais ce pourrait aussi bien être gravure sur linoléum, ou dalles de sol vinyl – voir ma suite gravée « Les bas rouges« ). Tout part de l’idée d’un motif ébauché sur papier à reporter sur un support préparé, poncé et peint en blanc pour le confort de l’œil, que l’on creusera avec divers outils, gouges et ciseaux. L’image définitive imprimée étant donc inversée par rapport à la planche gravée.
La gravure sera jugée satisfaisante et aboutie dans l’esprit de son auteur quand un point final sera mis aux corrections et essais nécessaires. D’où nombre d’allers-retours entre les ébauches et repères sur papier-calque, et la matrice elle-même. Ce qui peut être un processus long, compte-tenu des désirs du graveur (composition de l’image, équilibre des noirs et des blancs, masquages de surface dans le cas de plusieurs couleurs, repentirs…) Viendra ensuite la phase finale d’impression des épreuves sur papier, numérotées en édition limitée. Ces considérations sont un peu techniques, mais chaque graveur est confronté à ces questions.

Tout cela est affaire d’étapes successives dans le temps, et il est fréquent de mener le processus sur plusieurs planches simultanément. Je ne garde pas la mémoire de ces travaux. J’ai toutefois conservé des clichés de quelques phases dans l’évolution des gravures 4 et 5 de la série, qui me permettent d’illustrer par l’exemple ces commentaires :

« Entre Elles – 4 »

Ci-dessous : les deux personnages féminins dont l’aspect général (visage, coiffure, vêtements), révèlent deux temporalités différentes, se font face frontalement. Leur échange de regards traduit un instant de questionnement intense qui les fige, l’une et l’autre. Dans le format carré de la scène, il me fallait aussi évoquer par la ligne verticale du fond la frontière entre leurs deux univers. J’ai ensuite commencé par graver dans la planche la femme positionnée à droite (qui sera imprimée en noir et à gauche sur l’épreuve imprimée), avant de poursuivre le travail avec la gravure de la femme positionnée à gauche. J’ai terminé par le travail en aplat du fond, en évidant l’espace délimité par les hachures oranges, qui sera occupé ultérieurement par une seconde planche imprimée en gris. De même pour le pull rayé
Ps : je ne situe plus, hélas, cette « femme à la pomme », dont je m’inspire… Elle est sans doute un personnage isolé d’une œuvre peinte au Quattrocento italien ! Je remercie par avance tout lecteur qui pourrait me renseigner sur cette source iconographique.

Jean-Charles Taillandier, « Entre Elles-4 »,
xylographie 50 x 50 cm, 2 couleurs, année 2021.
Précédée de trois étapes de son évolution.

« Entre Elles – 5 »

Ci-dessous : le visage de femme d’un autre temps est inspiré d’un portrait de femme peint par Frans Pourbus l’Ancien (1578), conservé au Musée de Grenoble. La mise en place de la scène fait là encore l’objet d’un croquis à la mine de plomb et stylo. Le regard de surprise est jeté cette fois-ci par la jeune femme contemporaine qui arrive à sa hauteur par l’arrière. J’ai commencé par graver le portrait de la femme ancienne, en soulignant sa différence par l’aplat gris de son manteau, que je matérialiserai par une seconde planche gravée.

Jean-Charles Taillandier, « Entre Elles-5 »,
xylographie 50 x 50 cm, 2 couleurs, année 2021.
Précédée de trois étapes de son évolution.

Trois variations sur Catherine de Médicis

Ma précédente suite d’estampes numériques “Fake news en dentelles“ (voir article) poursuivait l’ambition de mettre en connivence avec l’actualité de notre temps des portraits gravés de l’époque Baroque . Ce fut une façon teintée d’ironie et de légèreté de troubler et pervertir la grandiloquence de ces illustres modèles, mais surtout, de tenter de soulever par ce geste artistique, le potentiel manipulable, voire mensonger de toute image. Cette expérience graphique qui prenait pour base un témoignage gravé par Peter de Jode il y a plus de trois siècles, était plus à mon regard qu’une résurgence d’un temps lointain hors de portée. Elle offrait un potentiel créatif ouvert à des perspectives bien contemporaines : un espace ouvert à des temporalités différentes, d’où peut surgir l’inattendu, la connivence et comme une fraternité de regards.

C’est une prolongation de cette expérience que je souhaite faire partager dans ce nouvel article. Le propos en est simple : introduire dans une image référencée de l’histoire de l’art un élément perturbateur qui s’interpose à notre regard comme une énigme, un grain de sable qui perturbe la mécanique de notre œil. Une dissidence s’interpose alors dans le processus de fabrication de l’image et vient perturber le confort de notre vision, ou tout au moins, l’image mentale préconçue que nous en avons.

Corneille de Lyon, Portrait de Catherine de Médicis
Huile sur toile (vers1536), c/o National Trust collection, UK.

Variation 1

Jean-Charles Taillandier, Variation 1 sur Catherine de Médicis.
xylographie 50 X 50 cm (fait partie d’une suite gravée en cours de réalisation, année 2021).

C’est en tout cas mon ambition initiale que je souhaite poursuivre, non plus avec les ressources de l’estampe numérique que j’avais privilégiée pour l’expérience précédente de “Fake news en dentelles“, mais avec le recours de la xylographie dont j’apprécie le primitivisme du trait limité au recours épuré de trois couleurs que sont le blanc, le noir et le gris.

L’homogénéité attendue de cette nouvelle suite gravée, dont le titre n’est pas encore défini, m’obligeait à choisir une thématique qui soit affirmée dans l’histoire de l’art et suffisamment distance de nos références stylistiques actuelles pour rendre efficace cette disjonction dans l’image.

Temps passé, temps présent… la thématique essentielle est le temps, mais le personnage unique est la femme. Soit représentée seule, soit accompagnée. L’amorce de la démarche plastique a donc été le choix délibéré de portraits de femmes appartenant ou proches de la période Renaissance, représentées selon les codes de leur temps, mais transposées dans notre vingt-et-unième siècle par le miracle d’un détail de costume, d’objet, de gestuelle ou de décor incongru de leur époque. Ou rencontre fortuite de deux personnages féminins appartenant à des époques et univers mentaux étrangers l’un à l’autre.

À ce stade du travail, treize planches ont été gravées et imprimées sur un papier Fabriano pour un tirage qui n’excédera pas les 10 exemplaires. Certaines sont encore en cours de séchage et je ne manquerai pas de présenter la série complète dans une prochaine actualité de ce blog.
Le présent article a pour but de donner un aperçu de mon travail en cours à l’atelier. J’ai choisi de présenter trois d’entre-elles, qui ont la caractéristique commune d’être inspirées d’un même portrait de Catherine de Médicis peint par Corneille de Lyon vers 1536.
Et un dernier, inspiré d’un portait d’après Frans Pourbus l’Ancien.


Jean-Charles Taillandier, Variation 1 sur Catherine de Médicis.
ci-dessus et en bas à droite : la planche gravée en cours de réalisation, format 50 x 50 cm, année 2021.
(cliquer dessus pour agrandissement)

Faisant suite à une ébauche de la composition sur papier au format réel, le tracé du motif est transféré sur la planche de bois à graver, préalablement passée au blanc. Il convient ensuite d’évider le bois pour traduire le blanc sur la future estampe. Ce qui n’empêche pas les retouches et ajustements à faire, signalés par des marques de couleur. Mais quelquefois, la gravure bien avancée ne me convainc pas et je l’abandonne, pour une nouvelle version (exemple ci-dessus : la planche de gauche qui devait être la Variation 2 a été abandonnée au profit de la nouvelle composition ci-dessous).

Variation 2


Jean-Charles Taillandier, Variation 2 sur Catherine de Médicis.
xylographie 50 X 50 cm, année 2021.
Ci-dessous : la planche en cours de réalisation.

Variation 3

Jean-Charles Taillandier, Variation 3 sur Catherine de Médicis.
xylographie 50 X 50 cm, année 2021.
Jean-Charles Taillandier, Variation 3 sur Catherine de Médicis.
ci-dessus et en bas à gauche : la planche gravée en cours de réalisation, format 50 x 50 cm, année 2021.
ci-dessous à droite : tracé d’une prochaine gravure de la série.

À suivre…

Fake news en dentelles

Jean-Charles Taillandier, (4) Léopold au miroir / (32) Maria à l’écharpe (13 x 17,5 cm sur Arches), année 2020.

« Fake news en dentelles » , une suite d’estampes numériques inspirées d’un recueil de gravures hollandaises du dix-septième siècle conservé à la bmi d’Epinal-Golbey.

Un peintre-graveur d’aujourd’hui ne peut qu’être admiratif devant le grand œuvre gravé des maîtres d’hier, subjugué par la maîtrise technique et stylistique, l’art du dessin et l’élégance du trait, qui portent à leur apogée le langage de l’eau-forte et du burin. Pour le graveur d’aujourd’hui comme hier, c’est le même défi d’affronter la dureté froide du cuivre, avec des moyens techniques pratiquement semblables, pour ne pas dire rudimentaires, : pointes sèches, pierres à huile, rouleaux, encre et vernis… Fraternité de la main et de l’outil, dirait le philosophe Gaston Bachelard.

Toute image ancienne offre souvent un excitant complémentaire, au-delà même de sa beauté intrinsèque, car sa part d’inconnu à notre entendement interroge. Quelle motivation de commande, quel univers mental a donné corps à cette image ? À l’autre bout du temps, cette énigme participe aussi à sa beauté, beauté qui n’a pourtant que faire du pourquoi/comment. C’est ce que m’a appris la fréquentation des musées. Tel portrait gravé de personnage illustre se révèle à nous au hasard d’une cimaise, et c’est la porte entrouverte sur un autre monde : le remarquable, le beau, l’imposant ne sont plus dans le portraituré, car, admiré ou craint de son vivant, le personnage a perdu sa superbe et de son prestige, et nous en ignorons désormais jusqu’à son nom. Il n’est plus qu’effigie dans son accoutrement de cérémonie de fine dentelle ou rutilante armure, avec épitaphe gravée à ses pieds dans le marbre, entre deux colonnes, ajoutant à la prestance rigide de la pose la grandiloquence de la lettre.
L’inspiration de la présente série « Fake news en dentelles » est un ensemble de 120 planches gravées, rassemblées en un recueil unique par un collectionneur anonyme. Il est conservé dans le département des Vosges par le fonds précieux de la bibliothèque multimédia intercommunale d’Epinal-Golbey (bmi). Ce volume appartenait vraisemblablement au patrimoine de la Principauté de Salm rattachée à la France en 1793, ou intégrait les rayonnages de l’abbaye de Senones, dont les biens furent dispersés à la Révolution française… La grande majorité de ces gravures est de la main de deux graveurs hollandais : Peter (Petrus) de Jode l’Ancien (1570-1634) et son fils Peter de Jode le Jeune (1606-1674). Quelques unes aussi sont de main anonyme ou signées de Crispin de Passe et de son fils Simon, contemporains des de Jode, partageant, qui sait, le même atelier. Dans la tradition de leur temps, elles servaient à diffuser les œuvres de peintres célèbres, tels Rubens, et surtout Van Dyck.  Ce que confirme l’histoire de l’art qui précise que Peter de Jode et son fils faisaient partie des artistes engagés par le peintre Van Dyck pour mener à bien sa propre collection gravée iconographique.

Pourquoi « Fake news en dentelles » ?

Voici donc pour le destin de ces images et le mystère dont elles se parent à mes yeux. Trois siècles et demi plus tard, mon regard se heurte au mur de leur anachronisme. Chaque portrait est l’image figée d’un buste dépouillé de toute enveloppe nimbée de respectabilité, auréolé d’un décorum symbolique et de cartouches incompréhensibles à qui n’est pas historien et latiniste. Le temps s’est arrêté dans l’espace clos de chaque planche, espace rigoriste respectueux de toutes les convenances d’une époque austère. Et pourtant ne peut-on pas déceler parfois quelque malice du graveur, comme une tentation de liberté de ton à laisser fuiter hors champ la respectabilité du modèle. Mettre à nu sous le beau linge ou le fer, l’innocence, l’orgueil, la fatuité ou la brutalité. Bref, rendre le modèle humain et intemporel…

En nos temps abreuvés de fake news et de manipulations d’images, où il ne suffit plus de voir pour croire, il m’a paru tentant de m’emparer de ces lointains personnages et de les lancer dans un nouveau tour de piste du mensonge et de l’illusion. Oh rien de méchant, même pas une usurpation d’identité, juste quelques retouches pour nous les mettre en connivence avec notre siècle et nous les rendre plus familiers. Et même s’ils traînent encore avec eux quelques oripeaux de fortune. Ce n’est pas là un exercice de style à prendre trop au sérieux. Un soupçon de légèreté et aussi de dérision sont acceptés… La boîte à outil de ce maquillage d’image est sommaire et le réel prend souvent le large. Mais cette démarche plastique assumée l’est toujours dans le respect du langage gravé intemporel et de la dimension originale de chaque planche sélectionnée, revue et corrigée.

La galerie ci-dessous présente une sélection de la série inédite « Fake news en dentelles » qui comprend 57 estampes numériques (cliquer sur l’image).

« Fake news en dentelles », estampes numériques de Jean-Charles Taillandier
En raison de la crise sanitaire, l’exposition initialement programmée en juillet a été ouverte quelques jours au public en décembre 2020.
Bibliothèque médiathèque intercommunale (bmi)
48, rue Saint Michel – 88025 Epinal cédex
tél : 03 29 39 98 20


www.bmi.agglo-epinal.fr

Mythologies intimes

Jean-Charles Taillandier – Mythologie I, gravure et collage sur toile, 50×65 cm.
Pour AGRANDIR : cliquer sur chaque image
Jean-Charles Taillandier – Face à face I, gravure et collage sur toile, 50×75 cm.

Je présente ici des travaux sur papier qui ne forment pas une suite, à proprement parler, mais trouvent leur cohérence dans la démarche qui les a vus naître. J’avais déjà abordé d’autres aspects de ces travaux graphiques dans un article précédent intitulé Profils d’ombre et silence et ce titre conserverait ici toute sa cohérence.

Des fragments épars de gravures imprimées sur de fins papiers, des collages et autres fragments résiduels de travaux annexes, composent ces œuvres. Au terme d’ajustements divers, inversion ou superposition, ils donnent cohérence à ces compositions autonomes marouflées sur toile de lin. Tel fragment trouve son origine dans un profil d’homme issu d’un Codex de Léonard de Vinci, tel autre d’un portrait d’après Giorgione, beaucoup d’autres restent indéfinis ou purement imaginaires.

Il n’y a pas de méthodologie affirmée dans cette tentative. Elle est simplement due au fait qu’un graveur, dans son travail d’atelier, accumule de nombreux dessins préparatoires, tirages d’essai ou d’états non aboutis, qui s’accumulent au fil du temps. Ils peuvent devenir une source inépuisable d’inspiration pour de futures pérégrinations. D’ailleurs, une nouvelle idée graphique naît souvent d’un rapprochement fortuit entre deux sources d’inspiration étrangères l’une à l’autre.

Peut importe la méthode, après tout ! Ce qui compte est ce surgissement de sens qui naît de ces proximités, quand un fragment visuel s’agglutine à d’autres fragments de savoir ou de mémoire. Et la surprise peut être d’autant plus vive quand on déniche tel reliquat d’un travail graphique ancien oublié au creux d’un carton.

À moins d’y voir de ma part un attrait subliminal pour le travail de l’archéologue, à l’ouvrage dans une fouille encore prometteuse. De quoi alors, présenter ces images, surgies de l’oubli et de destins divers, à la manière de fresques d’un musée imaginaire qui révèlerait à notre œil les fragments d’un passé oublié et perdu sous les sables d’un désert.

Jean-Charles Taillandier – Mythologie II, gravure et collage sur toile, 50×60 cm.
Jean-Charles Taillandier – Mythologie III, gravure et collage sur toile, 50×60 cm.
Jean-Charles Taillandier – Mythologie IV, gravure et collage sur toile, 50×65 cm.
Jean-Charles Taillandier – Mythologie V, gravure et collage sur toile, 50×60 cm.
Jean-Charles Taillandier – Face à face II, gravure et collage sur toile, 50×60 cm.
Jean-Charles Taillandier – Face à face III, gravure et collage sur toile, 50×60 cm.
Jean-Charles Taillandier – Face à face IV, gravure et collage sur toile, 50×60 cm.
Jean-Charles Taillandier – Face à face V, gravure et collage sur toile, 50×60 cm.
Jean-Charles Taillandier – Mythologie VI, gravure et collage sur toile, 50×60 cm.

Un coffret d’estampes : Varie Figvre

Dans le déroulé de mes articles, ce blog a rarement présenté mes coffrets d’estampes et livres d’artistes à édition limitée, qu’il aient été réalisés de mon initiative individuelle, ou par suite d’une collaboration avec des amis artistes. Une exception cependant : le coffret d’estampes Entre Nuit et Aube, qu’une prochaine aventure collective d’artistes de Nancy me permettra de réexposer cet été. (voir affiche Exposition SAUVAGE[S] – galerie Neuf, Nancy, du 25 août au 18 septembre 2022). J’en reparlerai bientôt…

Cette fois, je me propose de présenter un autre coffret d’estampes créé en 1992, à l’occasion du quadricentenaire de la naissance de Jacques Callot, célébrée à Nancy, sa ville de naissance (et aussi de décès). Une grande exposition y fut consacrée dans le vaste espace de la salle Poirel de Nancy.
La suite Varie Figvre, gravée à l’eau-forte sur cuivre est constituée de neuf portraits en pied différents , dont cinq furent réunis en un coffret de couleur grenat. Un état préparatoire des compositions était joint aux premiers exemplaires. Mon propos était de représenter des « figures variées », gentilhommes et mendiants, inspirées de l’univers de Jacques Callot. Chaque personnage n’est pas né d’un dessin préconçu sur page blanche, mais s’est constitué à partir du désordre informel d’un premier état de morsure, à partir duquel, d’état en état, s’est révélé un personnage structuré au trait de fusain ou de pastel, avec au besoin des rajouts de collage. Je présente ci-dessous deux exemples de ces premiers états (cliquer sur l’image).

Même si mon intention n’a pas été de présenter cette suite ancienne à l’exposition parisienne Hommage à Callot à laquelle m’invitaient la Fondation Taylor et l’association Pointe et burin en avril – mai dernier, le contexte de réalisation de la suite Varie Figvre me revint en mémoire. J’y retrouvais mes proximités de cœur et d’esprit avec Jacques Callot que ne manque pas de partager tout graveur lorrain contemporain, mais aussi mes interrogations sur un langage plastique inévitablement autre… Ce qui n’exclut pas des vérités et questionnements qu’explore l’image, quelque soit leur cadre d’hier ou d’aujourd’hui.
Ces réflexions étaient portées par un très beau texte écrit par Germain Roesz, un ami peintre et poète, dans le cadre d’un catalogue d’exposition consacré à cette suite gravée Varie Figvre.
Je vous le présente ci-dessous et en remercie encore son auteur.

Jean-Charles Taillandier – Varie Figvre II, gravure / état préparatoire sur papier
gravure 13 x 24,6 cm sur Arches crème 32 x 49,5 cm. Année 1992.
ci-dessous : Varie Figvre III

Le temps ne sait figer le cours du fleuve.
Ce regard que je porte sur les anges de la rue – qui ne sont pas des anges – qui savent mieux l’ombre du ruisseau, et l’attente boueuse, et la faim tenace et le froid qui assaille…, ce regard que je porte – passant sauvage – interroge le monde où d’aucuns ne vivent pas.

Les mendiants ont tous les âges. Les mendiants s’effritent aux murs lépreux et naissent dans le grincement du cuivre. Les entailles, les creusements, les éclats sont comme le versant trop humain des douleurs trop inhumaines.

Les mendiants de Jean-Charles Taillandier n’ont pas la vêture d’aujourd’hui ; ils ont la nudité de l’origine comme une dignité à réinventer.
Ils ont souvent le regard clos d’un azur supplicié et esquissent les gestes d’une danse avortée. Ils ont les mains trop grandes, et nouées, et des jambes absentes pour mieux crier le repliement.

Leur cécité croise notre oubli.

Reste cette lumière qui, de Bruegel à Rembrandt, de Callot à Rouault, oblige à considérer que l’art nous rapproche de l’inacceptable.
Inacceptable mise en lumière où les êtres abandonnés de tous nous tirent la révérence en des chapeaux trop grands et des turbans grotesques.
Inacceptable mise en lumière où les mendiants se parent de la réalité du monde – déclinaison variée des figures où chaque parcelle de rencontre croît notre conscience.

À ces hommes affaiblis il faut un bâton pour marcher,

Aux hommes des certitudes il faut un bâton pour déciller,

Aux hommes qui ne veulent oublier il faut un burin.

Germain Roesz

(texte extrait du catalogue d’exposition Varie Figvre, Centre culturel, Illkirch-Graffenstaden, 1993.)


Jean-Charles Taillandier – Varie Figvre IV, gravure / état préparatoire sur papier
ci-dessous : Varie Figvre I et V
format gravures 13 x 24,6 cm sur Arches crème 32 x 49,5 cm. Année 1992.
Coffret Varie Figvre – format ouvert : 73 x 52,5 cm
Pour tout renseignement complémentaire : me contacter

Bestiaire / L’Orée du monde

Jean-Charles Taillandier, panneau 5 de la fresque l’Orée du monde
xylographie 2 couleurs, format 38 x 24,5 cm, année 1996.

LE CAPRICORNE
Comment a-t-on
su que c’était lui ?
demande l’enfant,
Qui a découvert un cygne, un aigle, un serpent
dans ce fouillis d’étoiles poussiéreuses ? Le Lynx,
le Dragon, la Girafe, le Renard, l’Oiseau de paradis,
depuis combien de temps étaient-ils là, dans le 

ciel, attendant que quelqu’un les reconnaisse ?

La Voie lactée n’est qu’un peu de lait échappé
 d’une casserole qui déborde, une serpillière d’étoiles
 poussée du pied dans le caniveau, un jet 
 d’urine d’or pissé par un chenapan céleste.

Mais nous suivons du doigt sur la paroi de la
grotte les anfractuosités du hasard, et nous lisons : 
 l’Oiseau indien, le Rhinocéros, la Fourmi géante,
le Toucan, l’Hydre mâle et l’Hydre

femelle, le Caméléon, la Baleine…

C’était écrit. Rien n’est encore dit. 
Tout recommence. Quel nom donner à ce qui n’a 
  pas encore de nom, qui les contient tous ? Minotaure, 
 phénix,  coquecigrue, une chimère est notre totem.
.

Cependant, l’enfant qui fait tourner
dans sa main la mappemonde,  tandis qu’au loin, 
inaudibles dans les profondeurs de la terre, craquent 
les plaques tectoniques et dérivent  les continents, 
découvre en cachette, comme un plaisir volé, la 
 Nouvelle-Guinée à la silhouette  de ptérodactyle :
merveilles du monde, merveilles des formes,
merveilles des mots qui happent à la langue —
et dans l’impression que soudain, 
le sol s’ouvrant, l’oiseau devient loup, 
l’effroi qui rend le vide habitable.

Marc PETIT pour Bestiaire

revue Poliphile, éditions Aldines, 1996. 

Dans un article précédent consacré à ma participation aux Carrés 379, une collection, projet éditorial lancé par la galerie 379 de Nancy, j’évoquai ma décision de recourir à d’anciennes planches gravées sur bois, plutôt que concevoir une suite inédite de 15 gravures ou dessins dans la cadre imposé du format 20 x 20 cm.   Je n’y voyais pas là une facilité à répondre à cet appel à projet, mais une façon de questionner un travail graphique publié en 1996, d’y apporter un regard neuf et de nourrir une fois encore ma réflexion sur la mémoire des images, fussent-elles mes propres images.

La publication récente dans le cadre des Carrés 379 m’offre donc l’opportunité de présenter ces travaux graphiques initiaux, rarement exposés, qui sont à la source de ces xylographies.

L’initiative de ces gravures sur bois est une invitation que m’avait faite l’écrivain et poète Marc Petit, maître d’œuvre, en 1996, du sommaire de la revue annuelle des Arts et des Sciences Poliphile (Éditions Aldines-Paris). Marc Petit (*) partageait alors avec les écrivains du groupe de la Nouvelle Fiction (dont il est un des membres fondateurs), une pratique de l’écriture qualifiée « d’œuvre du travail de l’imagination en rapport soutenu avec l’imaginaire« . Auteur d’une œuvre prolifique (La grande cabale des juifs de Plotzk, Ouroboros, le nain géant, le troisième Faust…), il est aussi collectionneur de masques, et consacra un ouvrage aux arts primitifs de l’Himalaya en 1995.

Ce numéro avait pour thématique Multiplicité et Infini, avec la contribution de plusieurs auteurs, dont le philosophe Marc Richir qui consacrait un long entretien à la naissance des dieux. Il abordait l’entrée des dieux dans la scène symbolique et l’apport de la tragédie grecque dans la lecture critique du mythe (**).
Le poème de Marc Petit que je présente ci-dessus accompagnait ces gravures de la série Bestiaire.

Faisant retour sur mon travail graphique depuis ces années, je me rends compte que cette série Bestiaire et la fresque gravée l’Orée du monde qui l’accompagne interroge déjà une thématique qui me reste fidèle : l’origine des images et leur mystère. Ce thème m’était offert sur un plateau, si je puis dire, en regard des apports poétiques et philosophiques de Marc Petit et Marc Richir. C’était une invitation à investir l’espace immense de temps immémoriaux où cohabitaient héros et dieux, dans un panthéon archaïque et dionysiaque plein de chimères et d’animaux étranges, dans la confusion des danses, des airs et du feu. Sans repères et sans mémoire… Comme l’écrit Marc Petit : “Quel nom donner à ce qui n’a pas encore de nom, qui les contient tous ? Minotaure, phénix, coquecigrue, une chimère est notre totem. “

(*) voir sur l’écrivain, poète et peintre Marc Petit
(**)revue Poliphile , page 77

Jean-Charles Taillandier, panneau 3 de la fresque l’Orée du monde (fragment), xylographie 2 couleurs, hauteur 24,5 cm, année 1996.

J’ai plaisir à présenter ici ce qui fut autour de Marc Petit et la revue Poliphile dirigée par Nelson Gonzàlez-Cortés une belle et intense collaboration.
Bestiaire
Une suite de 15 gravures sur bois, 1 couleur noire, format 24,5 x 31,5 cm
Tirage à 15 exemplaires sur Rivoli blanc
Toujours disponible à la vente.

L’Orée du monde
Une fresque gravée sur bois, 2 couleurs noire et rouge, 24,5 x 470 cm en huit fragments
5 exemplaires de tête sur papier oriental senkwa
20 exemplaires sur Rivoli crème.
Toujours disponible à la vente (fresque ou fragments).

Jean-Charles Taillandier,  fresque l’Orée du monde, panneaux 1-2-3-4, et panneaux 5-6-7-8
xylographie 2 couleurs, chacun 24,5 x 235 cm, format, année 1996.
Cliquer pour AGRANDIR
Plus bas : 11 gravures sur bois de la suite Bestiaire, année 1996.

Une exposition de ces 2 suites gravées aura lieu pendant les Ateliers d’artistes 2021 de Nancy.
Dates : 24-25-26 septembre 2021.
Lieu : Ateliers du canal, 38 impasse du 26e RI, 54000 Nancy
Pour tout renseignement, voir ci-dessous le programme complet :

Les carrés 379 : L’Orée du monde

Jean-Charles Taillandier, L’Orée du monde 8 et 11
xylographie 2 couleurs, dans le cadre des Carrés 379 – Une collection (Galerie 379, Nancy, 2021).
(Cliquer pour agrandir)

En septembre 2020, dans une page précédente de ce blog (voir Le dessin au carré ), j’y exposais mes premières intentions d’adhésion au projet graphique proposé par la galerie-artothèque 379 de Nancy, dans le cadre des Carrés 379 – Une collection. Soit donc un ensemble cohérent de 15 œuvres de format imposé 20 x 20 cm, à fournir avec un texte accompagnant la démarche. Leur destination finale les présentant dans un portfolio numéroté et signé par l’artiste.

D’ores et déjà, l’initiative a rencontré un grand succès auprès de nombreux plasticiens, de tous horizons esthétiques et géographiques (France et International).

Le site dédié à la galerie-artothèque 379 permet de suivre l’avancée de cette collection, au fur et à mesure de l’édition des albums CHANTIER et des albums SOLO ( https://asso379.wixsite.com/artcontemporain ).
La publication égrenée au fil des semaines des apports de chaque artiste, sous la coordination éclairée de Brigitte Kohl, est un plaisir sans cesse renouvelé. Nous découvrons la richesse des univers de chacun, dans une multitude des langages (peinture, dessin, estampe, photographie, collage)…

Mon intention initiale était de recourir au dessin, dans ce format carré qui m’est familier. Je partais donc explorer cette piste avec des travaux inédits sur papier dont plusieurs étaient publiés dans l’Album CHANTIER n° 2.
A priori, ce choix spontané était dans la logique de mon travail car le périmètre du carré a ma préférence et l’amplitude de la main du graveur est habituée à cette modeste échelle…
Je venais de clore alors une expérience graphique nouvelle avec la création de ma série d’estampes numériques Fake news en dentelles“, qui fut exposée jusqu’en décembre 2020 à la bibliothèque multimédia bmi d’Epinal (exposition très chamboulée à cause des confinements successifs). À sa clôture, je redoutais confusément cette expérience du vide, comme un entre-deux, qui m’est habituel entre deux séries gravées ou dessinées : comme un sas que l’on franchit en quittant un univers mental avant d’en explorer un nouveau, encore confus…
J’ai tergiversé, puis amorcé donc cette tentative de dessins à l’encre destinés aux Carrés 379, mais il me manquait un réel déclic. Et puis, il fallait me réapproprier ce langage spontané du dessin, en contact direct et sans rémission avec le blanc du papier. Bien éloigné des manipulations techniques et interférences avec l’outil ou l’informatique qu’imposent la gravure en creux, la xylographie ou l’estampe numérique…

Il existe néanmoins un fil conducteur à mon travail graphique depuis des années, indépendamment du médium choisi. C’est une interrogation constante, par rapport à ma propre subjectivité, sur la vérité et la signification de toute image, qu’elle soit issue de l’histoire de l’art, d’archives personnelles ou de découvertes fortuites. L’interprétation d’une gravure, peinture ou dessin surgi du passé parvient à mon œil et mon entendement à travers le filtre du temps, avec tout un spectre de mystères et d’incompréhension que j’ai plaisir à dénouer. Elles sont issues d’un univers étranger et lointain, ces images que j’ai interrogées au fil de mes séries antérieures : de figures de l’œuvre du peintre Georges de la Tour, de portraits d’anonymes conservés dans les collections muséographiques lorraines, ou d’anonymes encore composant l’étonnant défilé funèbre du duc de Lorraine Charles III, gravé en 1611 par Friedrich Brentel et Matthäus Mérian. (*)

Jean-Charles Taillandier, travaux d’atelier pour L’Orée du monde, 2021).

Au fil de cette réflexion, germa alors cette idée : dans cette logique de démarche personnelle, et plutôt que recourir à des œuvres extérieures, pourquoi ne pas interroger tes propres images puisées dans ton propre passé de graveur ? Le mystère de toute création n’est -il pas fondamentalement un mystère à l’égard de soi-même ?

J’avais conservé les planches xylographiées d’une série ancienne intitulée “L’orée du monde“. Elles compose une fresque gravée et imprimée en deux couleurs noire et rouge, qui déroule sur près de cinq mètres de longueur une thématique mythologique, et interroge, déjà, la mémoire des images. Publiée dans la revue Poliphile en 1996 (éditions Aldines), elle accompagnait un texte de Max Richir consacré à la naissance des dieux.

Pour l’exclusivité des Carrés 379, j’ai réimprimé sur papier artisanal des Philippines quinze motifs différents, choisis dans le déroulé de la fresque initiale. J’en ai respecté les deux couleurs de l’édition originale, mais en donnant à ce travail graphique un aspect plus intime, dans une connivence étroite entre le motif brut et archaïque et son support.

Tous les travaux graphiques dont il est question dans cet article sont visibles à mon atelier proche de Nancy, sur contact préalable.

(*) voir par exemple, les articles :

les bas rouges, dessins #2

apothéose en noir et or #2

rouge (suite)… traits et variations

anonymes regards croisés

Galerie ci-dessous : Jean-Charles Taillandier, L’Orée du monde 1-3-4-6-7-12-13-14.