Roland Grünberg, graveur et illustrateur

Roland Grünberg, Aux ouvertures de l’automne,
aquarelle et encre ,8 x 13 cm (1964)


Roland Grünberg, berceuse de la terre-mère, lithographie, 66 x 79 cm (1981)

L’homme de cendre et de lumière : ce fut un beau titre au fronton de l’exposition que consacra le Conseil Départemental de Meurthe-et-Moselle en 2018 au graveur et illustrateur Roland Grünberg, qui vient de s’éteindre à l’âge de 88 ans.
Artiste, homme aux talents multiples et au cœur de maints évènements culturels pendant plus de quatre décennies, il marquera de son empreinte Nancy qui fut sa ville d’attache, au gré de ses implications créatrices dans la cité ducale. La presse s’en est fait l’écho : aux côtés de Jack Lang dès 1963 lors du festival mondial de théâtre, dans l’effervescence du festival Nancy Jazz Pulsations en 1973 et années suivantes, et dès 1981, année fondatrice de la Biennale Internationale de l’Image de Nancy.
Cette exposition de 2018 fut un point d’orgue dans la rétrospective de sa carrière polymorphe, et la sélection de 150 œuvres parmi sa profusion créatrice de dessins, gravures affiches, photographies et décors ne fut pas aisée. Elle s’attacha bien sûr à décrire son implication pleine et entière à l’édition inaugurale du festival Nancy Jazz Pulsations, lui qui était homme d’images et passionné de jazz. Il fut le créateur de l’affiche, co-auteur du journal du festival, et même concepteur de chars de parade faits de grillage et papiers mâchés, qui défilèrent dans les rues de Nancy.

Ci-dessus : Portrait de Roland Grünberg, (Bibliothèques Universitaires de Lorraine – 2017)
Roland Grünberg, Projet de char pour la street-parade du Festival NJP 73,
crayon de couleur et stylo sur papier, acquisition Bibliothèques de Nancy.
Roland Grünberg, Portrait de Louis Armstrong, dessin encre sur papier,
acquisition Bibliothèques de Nancy.
Roland Grünberg, Comme un loup parmi les chiens, sérigraphie, 38 x 27,5 cm (2004)

L’exposition retraça le parcours humaniste de Roland Grünberg, né en 1933 à Strasbourg d’une famille juive originaire de Pologne qui dut se cacher pendant la guerre pour fuir les persécutions nazies. Grand voyageur, autodidacte et homme de cultures multiples, il suivit à Nancy le cursus de nombreux enseignements universitaires (lettres, sciences, sciences humaines et médecine, entre autres). Il intégra l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Nancy de 1957 à 1959, se consacra à l’enseignement avant d’exercer pleinement son art de graveur et d’illustrateur dont de nombreux musées gardent témoignage. Tout un savoir qu’il transmettait aussi par la voie des réseaux associatifs et congrès scientifiques. Réalisateur de décors et costumes, il était très impliqué dans le renouveau théâtral de Pologne des années 60 autour d’Adam Mickiewicz, dont il était l’ami. Nourri dès l’enfance de la culture juive et des folklores d’Europe centrale, il aimait en représenter ses penseurs et musiciens.

J’ai eu le plaisir de partager avec lui plusieurs expositions et travaux. Je garderai en mémoire l’accueil qu’il me réservait toujours dans son appartement-atelier du centre-ville. Une fois la porte d’entrée franchie, il convenait de suivre le sentier dégagé au sol entre un nombre infini de livres, feuillets, gravures et dessins, objets divers, marionnettes dont il était collectionneur avant de le rejoindre à sa table de travail, avec PC, double-écran… Et commençait le récit insatiable et passionnant de ses projets, et réflexions sur le monde.

Un monde personnel qu’il traduisait de son trait délié si caractéristique, nourri d’érudition, de symbolisme, de musique et de poésie, et de fantastique aussi qu’il enrichissait au prisme du monde animal et végétal. . Si proche en son essence de ces quelques mots reçus de Jean Cocteau depuis Marbella, dans une lettre datée de 1961, qu’il gardait précieusement : « Notre rôle consiste à consommer les noces du conscient et de l’inconscience d’où naissent les monstres délicieux de la poésie… »

Lui rendre hommage aujourd’hui, c’est accompagner ce texte de certaines gravures qu’il m’avait confiées, ou d’autres puisées sur le site Epitomé, qui présente un fin regard porté par l’équipe de la Bibliothèque Municipale de Nancy sur les œuvres de l’artiste acquises par la ville, enrichi d’un interview de l’artiste (*).

(*) epitome.hypotheses.org/author/amallick

Mille manants

Jean-Charles Taillandier, suite « Mille manants », panneau mural 1et 2
xylographies sur papier marouflés sur toile de lin, format 150 x 400 cm. CLIQUER SUR L’IMAGE.

Vous allez penser que je passe du coq à l’âne à propos de ce nouvel article intitulé “ Mille manants “, à la suite de “ Vestiges et parures “ qui abordait par le dessin le raffinement des textures et bijoux… Nous voici maintenant immergés dans le langage rugueux de la xylographie, travaillée à la gouge sur une simple planche de bois brut. En fait, cette planche gravée était rangée dans un coin de l’atelier depuis plus de dix ans. La genèse de ce travail graphique, certes ancien, m’est revenue à l’esprit, et son questionnement m’est toujours actuel, dans la mesure où il concerne l’expérience du support et l’énigme de l’image.

Dans le cas de cette suite sur bois “ Mille manants “, le support est unique, puisqu’il n’utilise qu’une seule planche gravée de format vertical 40 x 100 cm, mais reproduite soixante-sept fois à l’identique sur papier contrecollé sur toile de lin.
Au final donc, c’est un tirage unique réparti sur sept panneaux muraux, chacun de format 150 x 200 cm. La figure est inspirée d’une représentation populaire issue toute droite de l’imagerie du quinzième siècle propre à Martin Schongauer ou Albrecht Dürer. Le propos était d’exploiter toutes les ressources plastiques de ce motif unique, en montrant le tirage papier envers comme endroit, dans une mise en scène de foule compacte : image multiple d’un être unique et cloné qui interroge le spectateur tout en questionnant sa propre présence au monde. J’aurais pu choisir un personnage tout aussi banal de notre temps contemporain, mais je trouvais que l’aspect fruste du manant était bien en adéquation avec le support et le trait grossier du langage gravé.

J’accompagne ci-joint la reproduction des sept panneaux d’un fragment de la planche originale maculée de tous ses tirages et comme saturée d’encre noire. Une fois les sept panneaux achevés, elle n’a plus servi et dormait sous sa couche d’encre durcie.

Jean-Charles Taillandier, Suite « Mille manants », planche unique gravée sur bois, format 40 x 100 cm (détail)
Ci-dessous : Suite « Mille manants », chacun des panneaux muraux, de 1 à 7, format identique 150 x 200 cm.

Vue d’atelier, les rouleaux (photo Jean-Marie Dandoy).

Vestiges et parures

“ Les images qui constituent notre univers sont des symboles, des signes, des messages et des allégories. Ou peut-être ne sont-elles que des présences vides que nous remplissons de nos désirs, de notre expérience, de nos interrogations et de nos regrets. Les images, comme les mots, sont le matériau dont nous sommes faits. “
                                        Alberto Manguel, Le livre d’images – Actes Sud , p. 25.

Jean-Charles Taillandier, Wilhelmus DG / Excel Dns (Série Vestiges et parures)
Encre de Chine, crayons et acrylique sur papier, 70×100 cm, année 2020.
Cliquer sur l’image.

L’exposition “Fake news en dentelles“, présentée en novembre 2020 à la bmi d’Épinal, clôt mon introspection de l’image, que l’actualité démontre aisément manipulable aux tentatives d’illusion ou de mensonge. Cette expérience graphique fut menée en prenant comme matériau de base un recueil de gravures du dix-septième siècle de l’artiste flamand Peter de Jode, conservé à la bmi d’Épinal, gravures que j’ai réinterprétées de mon regard contemporain teinté de légèreté et de dérision. L’enjeu fut, avec mon langage de graveur, de l’ouvrir aux potentialités de l’informatique et de l’estampe numérique…
Donc, point final pour cette série d’images… et place au vide de la feuille blanche dans l’attente impatiente d’un rebond qui m’ouvre à une nouvelle expérience graphique du trait et de la forme. Ce rebond ne naît pas du néant, mais de l’acquis, et je savais confusément qu’un nouveau départ surgirait de l’expérience passée.

Ce qui me conduit à présenter la genèse de cette nouvelle série de dessins en cours à l’atelier, baptisée pour l’heure “Vestiges et parures“, inspirée en effet de la série précédente. Il faut revenir à quelques considérations techniques : dans “Fake news en dentelles, l’élaboration même de l’estampe numérique, de son ébauche jusqu’à sa finalisation, s’appuyait sur les larges potentialités des logiciels informatiques, donnant tout pouvoir à déconstruire l’image, la réduire en fragments, lui adjoindre au besoin des parcelles d’images étrangères à son propre contenu. Bref… détourner toute vérité supposée de l’image en chimère ou mensonge délibéré. Ainsi par exemple, Emella resplendissante dans ses atours de Princesse d’Orenge, immortalisée dans le portrait peint par Antoon Van Dyck, puis réinterprété sous la pointe du graveur Peter de Jode dans les années 1630, se trouve-t-elle aujourd’hui devant son miroir, toute surprise à l’essayage d’un bustier de fantaisie !…

G : Peter de Jode, gravure d’après peinture d’Antoon Van Dyck, 14,3×16 cm, (1638), collection bmi d’Epinal.
D : Jean-Charles Taillandier, Emella au bustier, estampe numérique de la série « Fake news en dentelles » (2020).

Au bout du compte, ce processus graphique et informatique de “Fake news en dentelles“, se solde par de multiples fichiers d’images numérisées qui sont résiduelles dans la mémoire de l’ordinateur. Autant de fragments d’images qui n’ont pas trouvé usage ou logique dans l’élaboration finale de la série, mais qui participent néanmoins d’un alphabet graphique très riche de potentialités : fragments d’armures, parures de tissus, bijoux, armes, dentelles, surfaces de textures variées… Leur variété de langage est immense, propre aux ressources graphiques de l’eau-forte et du burin des graveurs hollandais de ce temps. Ils sont fragments épars d’une centaine de portraits gravés de personnalités du siècle, issus des hautes classe de l’aristocratie, de la noblesse, de l’église ou de l’armée.

Jean-Charles Taillandier, Paulus Bernardus (Série Vestiges et parures)
encre de Chine, crayons et acrylique sur papier, 70×100 cm, année 2020.

Je me suis dit que cet ensemble de représentations visuelles, legs d’un regard étranger et lointain, avait valeur de trace. Je les avais mis de côté, comme fait le peintre avec ses esquisses, ou le graveur avec ses épreuves d’essai. Bien à tort, pourtant, car ils sont à ma portée, disponibles pour un nouveau projet. Ils m’apparaissent alors comme un don du hasard. Henri Focillon n’est jamais loin dans cette philosophie du dessin quand il écrit qu’ “à mesure que l’accident définit sa forme dans les hasards de la matière, à mesure que la main exploite ce désastre, l’esprit s’éveille à son tour“(Éloge de la main, Quadrige/PUF (1934).
J’ai à la disposition de mon imaginaire une abondance de motifs, certes disparates, qui peu à peu vont trouver une cohérence d’ensemble sur le support blanc du papier, arbitrairement travaillé verticalement de format 50 x 70 cm. J’assume l’idée de donner à l’invention artistique de ces motifs une identité aux références imprécises, tout en travaillant méticulement certaines textures ou surfaces de matériaux (métaux, bois, bijoux). Ce n’est pas paradoxal, je crois, dans une proposition de proposer au regard des objets purement imaginaires, avec des accents de réalisme de la forme. Cela participe pour tout regardeur, à commencer par moi-même qui le dessine, à l’étonnement de maîtriser l’identité du motif, alors que , plus tard, ce même objet s’échappe vers son étrangeté.
Conforme à ma thématique principale qui est la mémoire de l’image et les mystères de sa représentation, le motif ne s’inscrit dans aucune temporalité. Le simple fait tangible et pour moi essentiel est qu’il se révèle. Il affleure sur le papier d’une même innocence et avec la même renaissance au monde qu’affleure le vase antique dégagé de sa gangue de terre sous le pinceau de l’archéologue. J’y devine vêtements de sacre, objets rituels et parures, qui ne sont peut être, allons savoir, que manifestations personnelles et inconscientes d’un retour dans la psyché des origines.

Ironiquement, je prolonge cette part d’étrangeté à mon propre travail en titrant chacun de mes dessins d’un fragment de mots latins accompagnant chaque gravure de Peter de Jode dont ils s’inspirent (je ne suis pas latiniste).

Galerie : Jean-Charles Taillandier, 16 dessins de la série “Vestiges et parures“
encre de Chine, crayons et acrylique sur papier, 70×100 cm, année 2020.

Le dessin au carré

Toutes images : Jean-Charles Taillandier, essais de compositions sur fragments de papier orientaux, Arche ou calques,
Formats divers (2020) – Photos Jean-Charles Taillandier / Jean-Marie Dandoy.

Je travaille actuellement au projet d’une édition limitée de 15 dessins, initié par la galerie 379 de Nancy. Ce projet s’appelle Les Carrés 379, et j’aurai l’occasion de revenir plus tard à ce thème.
Si je l’évoque maintenant, c’est parce qu’une condition d’adhésion à ce projet est de concevoir une suite de dessins (pour ce qui est de mon choix, mais ce pourrait être aussi bien peinture, photographie ou gravure) dans un périmètre imposé de 20 x 20 cm. J’ai rarement, dans ce  blog, évoqué le principe du cadre, et pourtant il est sous-jacent à toute réflexion quand j’aborde une nouvelle série gravée ou dessinée. Ce n’est pas tant une question de contrainte esthétique que je m’impose, mais plus fondamentalement un constat : le choix d’un périmètre sur le support du travail conditionne le regard et l’amplitude du geste, qu’il soit tracé de la plume sur le papier ou de la gouge dans le bois. Ce simple morceau de carton évidé en rectangle ou carré en son centre, destiné au champ d’exploration à venir, s’avère indispensable. À la manière d’un pochoir, il maîtrise, unifie la pensée et guide l’exploration de la main. Plaqué sur le travail en cours, il délimite le champ du regard et aide à la cohérence dans la juxtaposition de motifs pluriels, dont il oriente l’assemblage tel un puzzle en construction

À ce stade d’élaboration des futurs Carrés, je ne sais encore quelle teneur uniforme auront les dessins. Je conçois simplement pour règle que leur autonomie sera à trouver dans une cohérence de dessins inédits ou reliquats de séries antérieures (Les bas rouges, dessins #2 ou Apothéose en noir et or #2). D’où une variété des supports (papiers orientaux, Arche, calques) que je manipule au gré de leurs formes. Le carré du dessin final trouvera son unité dans la juxtaposition ou superposition de ces feuilles.
Les illustrations présentées donnent idée de ce travail en cours. Elles témoignent des essais multiples, des affinités possibles entre motifs, mais qui ne présagent pas forcément du choix final qui sera fait. Fidèles à ma démarche, ils s’inscrivent dans un souci d’organisation visuelle où s’entremêlent mythologie personnelle et figuration, avec une prédilection pour le support calque qui permet de jouer  avec la coloration résiduelle des fonds.

Profils d’ombre et silence

La variation graphique autour de la thématique du portrait est un aspect important de mon travail en atelier. Cet espace de liberté sur le papier est sans limite, que la source d’inspiration soit puisée dans la vaste histoire de l’art, ou purement imaginaire. À propos de portrait peint ou dessiné, le dilemme est connu entre l’exigence de la figuration qui fidéliserait les traits d’un modèle et l’œil du dessinateur qui filtrerait l’image de ce corps au gré de son désir pour se l’approprier.

Dans le cadre de la présente série, le but poursuivi n’est pas d’élaborer un portrait de personnage de chair et d’os, mais plutôt d’interroger l’image représentant un portrait. Chacun d’eux sera finalement l’aboutissement d’une figure fantasmatique initiale tracée du bout de la pointe ou du crayon. Ou bien ne sera pas si la figure se dissipe en cours de processus…

Un article précédent consacré à une suite de dessins que j’avais intitulée « visages nomades » avait déjà exploré cette question. « Nomades » parce que l’élaboration du portrait sur une plaque gravée peut emprunter des voies différentes par la succession d’épreuves d’essai successives. Elles constituent autant d’étapes avant l’aboutissement d’une gravure destinée au tirage final. L’ensemble de ces épreuves de travail constitue un matériau riche qui ouvre la voie à de nouvelles idées. « Nomades » aussi parce que ces tirages sur papier intermédiaires peuvent nourrir un dialogue fructueux entre gravure et dessin.

La présente suite baptisée « profils d’ombre et silence » explore une démarche similaire sur la base d’une même matrice gravée imprimée sur un papier suffisamment fin pour que son empreinte soit « exploitable » autant sur l’endroit que l’envers du support; au besoin contrecollée sur d’autres travaux graphiques.

Ces profils sont des cicatrices d’un temps rescapé sur un palimpseste de papier.

Ils ne reflètent l’identité de personne, ils sont muets, ils émergent sous forme d’une mémoire diffuse dans un anonymat devenu tel qu’un seul profil abouti peut être l’amalgame de plusieurs fragments déchirés de portraits différents. Chaque profil a été élaboré de manière autonome à partir d’un tirage de gravure à l’eau-forte sur zinc (de format 30 x 40 cm). L’opportunité de travailler l’image sur l’endroit ou l’envers de la feuille à créé des tête-à-tête inattendus, tandis que d’autres profils interrogent leur envers, comme en miroir.

ci-dessus et ci-dessous :
Jean-Charles Taillandier, interventions graphiques sur états gravés issues de la série « profils d’ombre et silence »
(matrice zinc de format 30 x 40 cm) – Chaque composition est donc à exemplaire unique.
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Visages de papier

Jean-Charles Taillandier, Visages de papier 7 et 11
encres sur papiers Japon marouflés, 40 x 50 cm.

Qu’il soit l’œuvre d’un génie ou d’un peintre demeuré inconnu, le visage anonyme m’émeut parce qu’à son mystère s’ajoute un questionnement : celui de cet instant créateur qui l’a vu naître et l’a préservé d’un oubli irréductible.N’écrit-on pas que le portrait aurait un aspect tragique parce qu’il porte la trace de ce qui n’est plus ? (*). La peinture, la photographie nous portent témoignage d’un regard figé puisqu’il n’existe plus à l’instant où on le découvre.

La grande affluence du public à l’exposition Vermeer au Louvre trouvait sans doute sa motivation principale dans la beauté de ces chefs-d’œuvre de la peinture rarement exposés, mais aussi parce qu’une brèche s’ouvrait dans l’espace-temps, offrant à nos yeux écarquillés le spectacle intimiste d’un bonheur domestique dans le volume feutré des intérieurs du lointain dix-septième siècle hollandais. Et par-delà les contingences du décor et de l’apparence vestimentaire, c’est l’évidence intime d’une proximité avec ces hommes et ces femmes qui s’exprime, parce qu’ils nous ressemblent. C’est la grande force et beauté de la peinture de Vermeer d’aborder au plus proche ce dénuement de l’être en composant ses scènes de genre, dans un silence ouaté à l’écart du pittoresque. Je cite Vermeer parce que sa peinture concentre en un geste pictural tout ce qui me touche : à l’encontre de toute grandiloquence, elle place l’anonymat de la figure humaine au centre du tableau. Sans le peintre, pas de temps suspendu dans le regard de cette femme anonyme, debout devant un virginal, ou de cette autre jeune fille à la perle qui nous interroge encore et toujours de ses yeux sombres.

Jean-Charles Taillandier, Visages de papier 8
encres sur papiers Japon marouflés, 50 x 50 cm.

J’avais fait l’expérience de cette étrange proximité quand en 2010, le musée du château de Lunéville m’avait permis d’aborder par le dessin cette thématique des portraits anonymes conservés dans ses réserves. Ils étaient issus pour la plupart du lointain dix-huitième siècle de la cour de Lorraine : petit enfant de lignée aristocratique, courtisan, simple dame de compagnie de duchesse, ou épouse de peintre inconnu élevée au rang de modèle… Ils renaissaient au temps suspendu d’une exhumation de leurs obscurs rayonnages. Heureux rescapés aussi d’un violent incendie qui, quelques mois plus tôt, avait ravagé une aile du château abritant ses collections. Mais à quoi renaissaient-ils vraiment, sinon à l’effort de mon imaginaire qui interrogeait leur présence au réel par delà les oripeaux de leur temps ?

De retour à l’atelier avec quelques clichés d’œuvres sélectionnées, mon pinceau, accroché au magnétisme de leur regard, s’était donné pour tâche de rendre texture à un visage que le temps et l’oubli avaient vidé de leur substrat. Quel visage ? Et celui de qui ? C’est mon imaginaire qui prenait le relais dans l’effort de retenir un tracé fugace d’une mémoire et de donner consistance, par ma propre subjectivité, à un nouveau visage, dans une géographie nouvelle de plis, de rides et de textures. Je m’aventurais à cette exploration de formes en autant d’esquisses ou dérives graphiques saisies à l’encre sur des feuilles de papier Japon très légères et translucides, qu’au besoin je superposais, telles des strates de mémoire. Je comprenais alors que je partais d’un lointain passé qui me faisait signe avant d’habiter la feuille de papier d’un présent inédit et multiple.

Si j’aborde à nouveau maintenant cette expérience plastique (déjà évoquée dans l’article Anonymes regards croisés), c’est parce que j’avais senti le besoin d’une approche renouvelée de ces dessins. J’aborde par séries gravures ou dessins, réutilisant au besoin des travaux anciens pour de nouvelles mises en perspective…
J’ai réexaminé ces dessins de l’exposition 2010 du château de Lunéville. Ils étaient conservés à l’atelier, et je les ai redécouverts, comment dire, avec un œil neuf. L’approbation de leur naissance n’était plus immédiate, ou tout du moins, n’était plus entière. Je fus tenté de remettre en question leur agencement sur un périmètre plus large du dessin, et de trouver une nouvelle corrélation entre toutes les strates de papier superposées qui composaient chaque dessin pour lui donner son unité.
Dans ce travail de stratification de l’image, le choix du papier est essentiel. Sa finesse et sa fragilité induisent une hypersensibilité à l’encre dans ses fibres, et permettent l’exploitation d’une lecture autant sur l’endroit que l’envers de la feuille. Chacun de ces dessins de 2010, constitué de deux, voire trois feuilles superposées, a été démantelé pour aboutir ainsi à étaler sur table autant de fragments de mémoire à agencer selon le nouvel imaginaire du moment. La surprise et l’accidentel sont inhérents à cette démarche plastique mais il est toujours question néanmoins de figure humaine, au sens où, comme en songe, tel visage apparaît subrepticement, ou bien dans une clairvoyance pleine et entière. Je compare, j’agence les fragments, je n’interprète pas. Je scrute les réverbérations de ton, les alliances formelles… Je suis absorbé par ce processus au cours duquel la composante de l’un des portraits initiaux peut ainsi enrichir la cohérence du dessin d’à côté. Je suis simplement animé de moi-même, maniant malgré moi ce masque, cette persona qui me façonne au moment où je dessine, sans présager ce que sera le dessin à renaître.
De cette façon a été composée cette suite de dessins regroupés sous le titre « Portraits de papier » présentés dans cet article.

(*) Persona, du portrait en peinture, Pierre Sorlin, Presses universitaires de Vincennes, année 2000, page 125.

Alchimique Atalanta

La Roseraie des Sages s’orne de mille fleurs,
Mais de puissants verrous ferment toujours sa porte.
Sa clé unique est, pour le monde, chose vile :
Si tu l’as, tu peux courir privé de jambes.
Tu affrontes en vain les pentes du Parnasse
Quand sur le sol uni tu te tiens à grande peine.


« Celui qui tente d’entrer sans clé dans la Roseraie des Philosophes est comparé à un homme qui veut marcher sans pieds ». Épigramme XXVII, Atalanta fugiens, Michael MAIER (1617).

Les lecteurs familiers de mes chroniques  savent que le mystère de toute image est au cœur de mes interrogations, et donne corps à tous les questionnements sur mes propres gravures et dessins. J’en suis le premier questionneur légitime et y trouve motivation à triturer le sens d’images léguées par le passé, autant qu’à tenter de fouiller mon propre inconscient. Toute tentative à comprendre en pleine connaissance de cause ces héritages artistiques préservés d’un passé révolu est souvent vaine ou impossible.
Toutefois, en faisant un pas de côté, notre regard peut être récompensé par une poétique de ces images qui affleure à leur surface, et qui nous ouvre alors à une totale universalité de temps et d’espace. Partant de ce constat, il eût été dommageable pour mon propre plaisir que l’imaginerie alchimique ne m’effleure pas à un moment ou à un autre ! Ce fut le cas au hasard d’une pérégrination dans une librairie spécialisée, quand j’eus sous les yeux l’Atalanta fugiens de Michael Maier, physicien alchimiste de l’empereur Rodolphe II de Habsbourg .

À défaut de comprendre quoi que ce soit à l’exégèse alchimique traitant des « secrets de la nature » et de la recherche de la matière royale, je découvris avec admiration les gravures à l’eau-forte de Matthias Merian qui accompagnaient chacun des cinquante épigrammes de ce mystérieux recueil emblématique publié en 1617.
La série Alchimique Atalanta allait librement s’en inspirer. Chacune des œuvres, à exemplaire unique, associe en superposition des collages d’extraits gravés, avec rehauts de peinture sur papiers japon (2004-2206).

Jean-Charles Taillandier, Atalanta 2, gravure, peinture et collages sur papier japon, exemplaire unique, 100×75 cm, 2004.
Jean-Charles Taillandier, Atalanta 13 bis,
gravure, peinture et collages marouflés sur toile, exemplaire unique, 100×75 cm (extrait), 2006.

les bas rouges, dessins #2

Jean-Charles Taillandier, dessins préparatoires à la suite gravée Les bas rouges
de haut en bas 18-3-4-12-17-19-20-22-23-24-25
compositions d’après gravure sur vinyl avec calques, collages, pastel / chacune 50 x 50 cm.


Information : Une sélection de ces dessins/gravures devait être présentée fin mai 2020 au palais abbatial de Saint-Mihiel (Meuse) dans le cadre du salon « Art en Ascension » organisé par le Lions Club Saint-Mihiel Ligier Richier. Conformément aux mesures gouvernementales liées au coronavirus, l’exposition est annulée et reportée en 2021.

L’exposition en septembre dernier sur les cimaises de la galerie du Bailli d’Épinal (*) présentait les quatorze gravures sur vinyl grand format composant la suite Les bas rouges dont j’évoquais la conception dans le précédent article Les bas rouges, gravures et dessins. J’y soulignais la lente élaboration d’une gravure en relief sur vinyl dont le tirage sur papier de l’épreuve définitive n’est en fait que la phase finale. Son antériorité est la partie cachée de l’iceberg et la plus longue.
Avant même un premier tirage d’essai et tout le long du processus, la recherche du motif se nourrit d’essais graphiques, de tâtonnements et aussi de renoncements par la pratique du dessin et du collage sur plusieurs supports déroulant le fil de la pensée : ébauches sur calques, superpositions, déchirures. C’est la grande vertu de la matière d’être aussi malléable que l’idée, un fragment de composition passe d’une image à l’autre, telle ébauche de composition inaboutie est gardée en réserve pour une autre idée à venir. Bref, un matériau brut que l’on pourrait appeler dessins préparatoires, dont quelques exemples sont présentés dans cette page.

(*) Galerie du bailli, Fête des images d’ Épinal, du 20 au 25 septembre 2019.

Apothéose en noir et or #2

Jean-Charles Taillandier, Apothéose-grand défilé 1 et 2 (ci-dessous)
dessins sur calques et monotype, format 70 x 100 cm, année 2016.

Je suis toujours à l’ouvrage sur ma série de dessins Apothéose en noir et or inspirée de la Pompe funèbre de Charles III gravée par Friedrich Brentel et Matthäus Mérian. J’ai déjà évoqué ce travail d’atelier et son prolongement plastique vers des rives plus intimes dans deux articles précédents de ce blog : Apothéose en noir et or et Chevalerie.
L’important n’est pas tant que ce recueil de gravures issu du passé m’offre un champ de référence visuelle qui puisse donner prétexte au dessin. Pourquoi cette source plutôt que telle autre ? L’important est dans son aptitude secrète à déclencher ce déclic qui ouvre à mon propre imaginaire. L’univers décrit par Friedrich Brentel est pétrifié et porte témoignage d’un passé étanche et révolu. Mais il peut dissimuler dans son étrangeté même la permanence d’une trace inconsciente de toute considération spatiale et temporelle. Une telle trace me relierait à un fond inconscient et aiderait à l’envol de mon propre dessin. J’ai donc exploré la silencieuse étrangeté des personnages en cortège, m’appropriant aussi l’aspect emblématique du cheval d’apparat harnaché d’ors et draperies. Je me suis laissé guider sur le papier dans un univers où les figurants, les chevaux, les objets cérémoniels venaient à moi dans un décor spectral et flottant comme dans un rêve. Mon dessin à la plume ou au pinceau les accueille sur la feuille d’un papier japon si fin qu’il se plie à tous les jeux de superposition, de collage, sans que je sache très bien où me mène ce travail graphique. Je suis mon propre témoin d’un univers qui prend forme et consistance, nourri à la fois d’archives et de traces mémorielles.

Et puis, paradoxalement, je me suis rendu compte que plus l’univers lointain de Friedrich Brentel me devient familier dans sa fréquentation prolongée, plus est perceptible dans mes dessins un flottement de leurs références. Un imaginaire personnel, petit à petit, y prend place, qui bouscule l’ordonnancement d’un monde étranger à moi-même. Il s’immisce dans les anfractuosités du fin papier maculé de stries, de tâches et est grand ouvert à toutes les réminiscences de la mémoire. C’est une tentation de présence qui affleure d’autant plus à la surface du papier que les couches s’agglutinent par collage ou se superposent en transparence. J’y observe des rapprochements incongrus et improbables. Par exemple ces enfants surgis d’un autre temps à la rencontre du défilé des jeunes enfants encapuchonnés en rang par deux, ou telle autre surprise au détour d’un défilé fantomatique… Tout dans le dessin est affaire de réminiscence qui n’a que faire de la logique. Et pourtant j’y ai trouvé une explication possible : l’évocation de ce défilé funèbre quelque part dans les rues de Nancy de ce lointain dix-septième siècle, dont le graveur Friedrich Brentel a fait un  » reportage quasi photographique  » a remonté à la surface de ma propre mémoire : il a fait écho au souvenir des défilés religieux que j’ai vécus comme spectateur ou participant, dans ma prime jeunesse dans les rues d’un village d’Anjou.
À propos de cette expérience plastique, je pourrais mettre en exergue une citation du peintre Giorgio De Chirico :
« Alors j’eus l’étrange sentiment de regarder ces choses pour la première fois, et la composition du tableau se révéla à l’œil de mon esprit. Cependant, le moment est pour moi une énigme en ce sens qu’il est inexplicable. J’aime aussi appeler énigme l’œuvre qui en dérive » (1).


Les dessins Apothéose en noir et or et Chevalerie ont été exposés dans la chapelle du Château des lumières de Lunéville du 29 juin au 30 décembre 2016. Dans le cadre de l’élaboration du catalogue, je remercie Jean-Marie Dandoy, photographe qui m’a donné une aide précieuse à l’élaboration de la maquette, Philippe Martin, historien et auteur de l’ouvrage La pompe funèbre de Charles III, éditions Serpenoise , qui fut une source essentielle de documentation dans mon travail graphique, et Pierre van Tieghem, qui m’a apporté son regard précieux d’historien d’art.

(1) L’Art pris au mot, Gallimard, page 27.

Encre et réminiscences (2)

Ci-dessus et ci-dessous : Jean-Charles Taillandier , « Encre et réminiscences« 
Suite de dessins à l’encre de Chine sur papiers marouflés et collages, format 27 x 27 cm, année 2019/2020.

L’exposition de ma suite gravée « Les bas rouges » à la galerie du bailli d’Épinal du 15 au 20 septembre 2019 a mis un terme (du moins provisoirement) à ce cycle de gravures et de dessins sur lequel je travaillais depuis trois ans. J’ai besoin de retrouver à présent un élan spontané du geste, loin des techniques ardues et lentes de la gravure en relief. Le dessin à l’encre de Chine m’offre cette possibilité : une liberté totale du geste et de l’inspiration dans le périmètre d’un papier léger, et dans le sillage de ce qui fut, il y a quelques mois, une cohérence de dessins regroupés sous le titre « encre et réminiscences« .

Toutefois, un dessin, même simple croquis, n’est jamais le fruit du hasard et de la divagation de la main. L’imaginaire et l’inconscient s’engouffrent dans le tracé du trait. Le dessin voudrait être innocent, mais spectateur privilégié de mes propres images, je constate que l’on se libère mal de ses liens et, en l’occurrence, de la vision fantasmée de sa propre enfance et de son passé familial.

Ainsi ces hommes et femmes qui ont façonné le monde d’où je viens se mêlent à des fantômes plus anciens , surgis par effraction de mes travaux graphiques précédents, tels ces figures encapuchonnées et ces défilés d’enfants d’un autre temps, beaucoup plus anciens et, pour moi-même, d’une troublante étrangeté.