Étiquette : sculpture
Jour de coulée
Jean-François Laurent est un ami sculpteur. Il m’a invité ce matin dans son atelier-fonderie implanté dans la campagne mosellane, au cœur du Saulnois, pour un événement particulier : un jour de «coulée». Ce mot garde sa part de mystère autant que ces paysages à travers les terres noires qui me conduisent à son atelier. Il y a plus de quatre siècles, elles y ont vu naître à quelques kilomètres de sa maison le peintre Georges de la Tour dont l’œuvre suscite encore tant d’interrogations. Une flamme de chandelle éclaire souvent les toiles de ce grand Maître des nuits. Toutefois, là où je vais, il n’est pas question de peinture, mais d’un savoir-faire ancestral de sculpteur fondeur qui saura, par la science de son art du feu, faire naître une belle forme de l’informe. Ce terme technique de «coulée» évoque au plus profond de notre conscience ce vœu archaïque et démiurgique de l’homme à dompter les lois du métal en fusion.
La sculpture ne serait pas sans ce passage par le feu. Visite…
L’œuvre de Jean-François Laurent m’est devenue familière, tant monumentale que confinée à la dimension d’une main. Elle est portée toujours vers une célébration de l’Humain dans un langage plastique où domine la figure longiligne de l’homme ou de la femme, en bloc monolithique dressé vers le ciel, ou traversé par le vide en son milieu. La figure se dresse nue sur son socle, ou chemine sur la roue allégorique de son destin. Ou bien, le masque lisse d’un visage aux yeux clos, quand ce n’est pas la posture cambrée d’un violoniste, célèbre dans le bronze la sérénité d’un instant d’émotion.
L’antre de l’atelier en impose par la hauteur de sa voûte. Son pourtour est encombré d’outils, de matériaux et machines où quelques sculptures anciennes se dressent sur le périmètre de la scène à venir, indifférentes à l’artiste qui, dans un coin, alimente de vieux bronzes de récupération le feu infernal du four.
Le temps d’une matinée, ce lieu de méditation que l’artiste appelle sa « chapelle » où dans le silence des murs il médite la genèse de ses futures sculptures, va devenir le laboratoire d’un cérémonial programmé de temps à autre dans le planning technique de l’artiste, au gré de ses besoins.
L’étape particulière de la coulée s’inscrit dans un long et lent processus qui suit le modelage dans les mains de l’artiste de la forme sculptée en cire. Cette intervention en amont scelle la connivence initiale entre le geste créateur de l’artiste et la matière première. Elle sera suivie de beaucoup d’autres avant que le sculpteur ne révèle enfin son oeuvre aboutie à notre regard. La sculpture « fondatrice » en cire, cernée de sa gangue de ciment, a été soumise à la chaleur d’un four. La cire fondue s’est retirée jusqu’à la dernière goutte, générant un creux que devra remplir le bronze en fusion, jusqu’aux moindres recoins. Pour l’heure, à nos pieds sous un dôme de sable, la sculpture en gestation est un réceptacle vide affublé de drains et d’évents, comme meurtrie avant de naître douloureusement au monde. Simple spectateur, je ne peux que m’imaginer ce corps en creux, enfoui tel un secret dans son sarcophage. Je suis convié à ce moment crucial de la coulée du bronze fondu dans le moule encerclé de ciment réfractaire. Le métal en fusion instillera alors la vie grâce aux évents qui permettent à la fois d’évacuer l’air et d’irriguer toutes les anfractuosités du creux. Cet instant scellera enfin dans la chair du métal la lente et progressive complicité d’une pensée avec le matériau. La manœuvre est délicate car il faut déverser du godet le métal fondu porté à plus de 1200°C dans l’étroit cône à la verticale du moule. L’artiste est, cette fois encore, assisté du fidèle Bernard, dans une connivence de gestes précis et coordonnés, que tous deux connaissent bien pour les avoir effectuer maintes fois.
La coulée – Jean François Laurent (à droite) guide les opérations.
photos © Jean-Charles Taillandier
Il convient d’être patient encore quelques heures avant d’assouvir sa curiosité et découvrir enfin au grand jour les moulages de bronze. Après refroidissement, il faut les extraire en brisant au maillet avec mille précautions leur gangue externe de ciment. Ce moment est attendu par l’artiste avec une troublante anxiété car, pour la première fois, l’oeuvre nue se révèle dans sa masse et sa pleine lumière. Il lui appartiendra ensuite de porter la pièce sculptée à sa plus pure expression, d’en ébarber les défauts et de « l’habiller » d’une patine toujours discrète, car l’important, énonce Jean François Laurent, est de « laisser la suprématie aux volumes« … Faire parler le vide et le plein, apprivoiser la lumière et l’ombre sur les ventres et les creux , mais ne jamais trop flatter l’épiderme du bronze au dépens du corps plein. La vérité se joue dans la masse. D’elle émanera la belle émotion et resplendira la sensualité du sculpteur.
Précisément là, à cette séance de coulée, je saisis la connivence extrême entre le sculpteur et la matière. Jusqu’à l’étape ultime du processus d’oxydation et de patine qui donnera enfin à la sculpture sa véritable carnation, l’oeuvre en gestation subit les assauts des éléments. L’artiste y pourvoit, habité de la présence aveugle de sa création sous la gangue externe de ciment, qu’un dernier assaut du maillet réduira en poussière et gravas.
Le sculpteur est l’instigateur et le témoin d’un grand oeuvre au processus long et épuisant, qui nécessite une somme d’expérience et de savoir-faire dans l’univers de l’air et du feu, avec l’éventualité de l’échec, même minime, qui ne peut être écarté. Mais on ne peut pas parler d’ingratitude à propos de ce diktat de la matière et de ses lois, car la récompense est immense quand la sculpture émerge des scories de ciment. Sur l’étagère, les moulages de ciment blanc ont l’apparence étrange de vieux obus rouillés en attente de mains expertes. Mais leur désintégration apportera non la mort, mais un gage d’éternité chargé de vécu et de passion.
Double, Jean François Laurent, bronze patiné.
Contacts Jean-François LAURENT : Tel 33(0) 387 86 72 29.
Sculpteurs contemporains en Meuse
Dans un article précédent (la Dame de Génicourt et les fantômes), j’évoquais mon émotion lors de la visite de la petite église fortifiée Saint-Marie Madeleine de Génicourt-sur-Meuse. Elle conserve douze superbes fresques murales d’époque Renaissance, et un riche ensemble sculpté de Ligier Richier (environ 1500 – 1567) ou de ses ateliers ou suiveurs. En surplomb du maître-autel, une sculpture en bois polychrome de la Vierge, dite Dame de Génicourt, nous accueille. Génicourt est l’une des étapes de la Route Ligier Richier qui met en valeur les œuvres majeures de ce grand artiste de la Renaissance en Lorraine. Le circuit nous conduit ensuite à Hattonchâtel où l’Eglise Saint-Maur conserve un retable de la Passion du Christ en pierre polychrome (daté de 1523), puis à Etain (Eglise Saint-Martin) où nous pouvons admirer une Pietà, ou Vierge de pitié (1528). L’église paroissiale Saint-Didier, à Clermont-en-Argonne renferme, elle, une très raffinée Sainte Femme au bonnet. La sculpture de pierre la plus célèbre de l’artiste, le Transi, ou Décharné, ou Ecorché est visible dans la Collégiale Saint-Etienne de Bar-le-Duc, à quelques mètres d’une seconde œuvre, en bois polychrome, le Christ en croix avec les deux larrons. Une dernière étape nous conduit plus à l’est à Saint-Mihiel, village natal de l’artiste qui conserve deux de ses œuvres maîtresses, la Pâmoison de la vierge (bois autrefois polychrome – Eglise paroissiale Saint-Michel) et le vaste ensemble sculpté du Sépulcre, ou Mise au tombeau (pierre – Eglise Saint-Etienne).

(Pierre) – Eglise Saint-Etienne de Saint-Mihiel (Meuse), 1554-1564 ?
Crédit photo Jc Taillandier
Une initiative du Conseil général de la Meuse, en lien avec l’association Expressions est née d’une intention affirmée d’établir un lien entre l’art d’aujourd’hui et l’œuvre d’inspiration essentiellement religieuse de Ligier Richier, dont la majeure partie de sa vie et de sa carrière s’est déroulée dans les duchés de Lorraine et de Bar, alors indépendants. (Rappelons en quelques mots qu’en raison de sa confession protestante, il fut toutefois obligé de quitter la Lorraine avec sa famille en 1564 pour se réfugier à Genève où il mourra trois ans plus tard).
Suite à un appel à projet lancé fin 2012 auprès des artistes sculpteurs et céramistes meusiens, six projets ont été retenus, dans la perspective voulue d’une résonance et d’un dialogue entre sculpture contemporaine et oeuvre de Ligier Richier. A l’image du Laocoon, émergeant à Rome des temps hellénistiques et suscitant l’engouement esthétique des Modernes, la statuaire de Ligier Richier confronte l’artiste d’aujourd’hui à un espace de réflexion esthétique différent, laïcisé et ouvert sur d’autres perspectives. Il a été laissé libre cours aux artistes, dans cet exaltant exercice qui permettra à chacun de s’exprimer selon son individualité et ses préférences esthétiques…
Le chef-d’œuvre qu’est le Sépulcre de Saint-Mihiel est composé de treize figures un peu plus grandes que nature. Au même titre que la Pâmoison de la Vierge, il figure parmi les œuvres tardives de Ligier Richier, quand son art atteint la plénitude dans l’expression de la souffrance, mais aussi de la compassion humaine. Avec une maîtrise inégalée dans le traitement des figures, la qualité des postures, le raffinement des étoffes, le volute des drapés ou la finesse de carnation des visages.
Trois artistes contemporains se sont inspirés directement de ces œuvres majeures :
Milutin Mratinkovic, Christ dans la lumière de la résurrection (acier). Intérieur Eglise Saint-Etienne, Saint-Mihiel, Meuse.

Crédit photo : Expressions – Patrick Martin – création contemporaine Route Ligier Richier.
Sa perpétuelle curiosité l’entraîne vers de multiples matériaux (métal, bois, terre). Il a ici privilégié l’acier, soudé par morceaux ajoutés, meulés, martelés et parfois polis. Proche du Sépulcre dont la beauté devait aider les fidèles à ressentir la vibrante émotion de la tragique dépose au tombeau du Christ martyr, l’artiste propose un habit de transparence sur un corps par endroits visible, comme le modeleur pose au pouce fragment de terre sur fragment de terre, en signe de communion. La sculpture est la représentation d’un Christ debout, nu-pieds et vêtu d’un linge simple. Il est seul dans la lumière de la Résurrection, Christ humain au visage empreint des stéréotypes de l’iconographie classique. La brillance de l’acier et la pose simple et humaine du Christ rapprochent le fidèle ou le spectateur, à la fois du martyre vécu par l’homme et de l’espérance suscitée par sa Résurrection.
Nicolas Chenard, Plis et douleur (pierre de Savonnières).
Intérieur Eglise Saint-Maur d’Hattonchâtel, Meuse.
Son œuvre est porteuse d’une identité poétique et symbolique très forte, que l’on retrouve aussi dans ses dessins et linogravures (voir article précédent La Divine Comédie). Son projet fondateur est une reprise figurative d’un drapé dynamique et voluptueux, d’où disparaissent toutes proportions humaines et où saillissent deux mains crispées de douleur sur les plis. La gestuelle des mains a concentré l’attention de l’artiste. Cet aspect stylistique est en outre en résonance étroite avec les figures de composition qui animent les trois scènes du Retable de la Passion de Ligier Richier situé à proximité dans l’église. Il n’est pas sans écho avec la gestuelle observée dans la scène de la Déposition de Croix où la Vierge, d’un geste tout de retenue et de douceur, fait reposer le corps de son fils mort sur le sol que sa main gauche effleure déjà.
- Gauche : Nicolas Chenard, Plis et douleur (pierre, 170x60x60 cm).
Crédit photo : N. Chenard.
Droite : Jean-Jacques Jofa, Le sourire de l’Ange (résine, 165x103x73 cm)
Crédit photo : J.J. Jofa.
Jean-Jacques Jofa, le sourire de l’Ange (résine stratifiée sur socle béton). En extérieur, sur la pelouse latérale de l’Eglise Saint-Martin d’Etain, Meuse.
Son projet de Vierge de Pitié trouve ici sa cohérence à double titre : avec la Pietà de Ligier Richier conservée dans l’Eglise Saint-Martin d’Etain et la Vierge dolente du Sépulcre de Saint-Mihiel, qui se tient au-dessus du corps du Christ, soutenue par Saint Jean; elle côtoie l’Ange qui s’appuie contre la croix. Quelle est la signification de cet Ange, porteur de l’instrument du supplice ? jean-Jacques Jofa souhaitait traduire l’idée d’une Piéta résolument plus universelle voire laïque, expression de violence humaine et de totale compassion. Attaché aux volumes monolithiques, l’artiste a imaginé que « ce soit cet ange – laïque, qui a perdu ses ailes et comme il se doit, de sexe indéterminé…- qui relève le corps désarticulé et pantelant et que son sourire caché soit celui de la certitude triste de l’infinie servitude de l’homme à la violence ».

Crédit photo : St. Coupade (photo d’atelier)
Droite : Dany Kowalski, Supplique (métal, soie, verre, 54x65x35 cm sur piétement) – Crédit photo : Jc. Taillandier.
Stéphanie Coupade, Survie (tissus, tôle martelée, soudures, roses de métal, cabochons de verre…)
Intérieur Eglise Saint Didier de Clermont-en-Argonne.
La Sainte femme au bonnet qui a rejoint l’abside de l’Eglise Saint Didier de Clermont-en-argonne est aujourd’hui une figure isolée d’une Mise au tombeau de Ligier Richier. Elle émeut par la beauté de son visage partagé entre la douleur et l’effroi, par le raffinement de ses vêtements (ceinture, sandales, passementeries ornant sa coiffe) … Un tel réalisme dans le détail nous la rend si proche. L’artiste l’a choisie, souhaitant, en tant que femme, lui rendre hommage : « Créer une femme «de fer», la sublimer, la féminiser en formant un drapé de dentelles et de tôle en acier, de roses, symbole à la fois de beauté et de fragilité, orner sa robe de cabochons de verre… » Son matériau de prédilection est le métal qu’elle tord, martèle, soude, matière dure à travailler qu’elle réchauffe et adoucit pour la faire revivre.
Dany Kowalski, Supplique (coque de métal pourvue d’une fente, intérieur capitonné de soie, façade en verre transparent).
Intérieur Eglise Saint-Marie Madeleine de Génicourt-sur-Meuse.
En surplomb du maître-autel, sur la colonne de droite, la Vierge, ou Dame de Génicourt de Ligier Richier accueille le visiteur de son regard implorant, les mains jointes en prière sur sa poitrine au creux d’un drapé bleu qui tombe à ses pieds, la bouche grimaçante de douleur. L’artiste Dany Kowalski a eu envie de traduire la profonde humanité de cette femme. Elle a imaginé sa sculpture de métal capitonnée de soie à la manière d’un cœur-réceptacle étanche où les pèlerins, visiteurs d’aujourd’hui « pourraient laisser la trace écrite d’un vœu, d’une prière, d’une demande de grâce… Une face vitrée rend visible l’écrin dans lequel les messages peuvent être glissés par une fente située sur le dessus. Avec le temps, les manuscrits s’entassent. Ils font partie intégrante de l’oeuvre et créent un lien entre les hommes « .
Jean Médard, À corps ouvert (verre, coquillages, pierreries, métaux, enchâssement dans un habitacle de verre).
Intérieur Collégiale Saint-Etienne de Bar-le-Duc, Meuse (face au Transi de Ligier Richier).

Crédit photo : Jc. Taillandier.
Le Transi de Ligier Richier est l’une de ses œuvres les plus célèbres, squelette décharné debout, le bras gauche levé, en hommage à René de Chalon, prince d’Orange tué en 1544 lors du siège de Saint-Dizier. L’Histoire de l’art en retient la grande audace plastique d’une représentation de la mort associant métaphore et regard nouveau porté sur l’anatomie. Jean Médard est sensible à cette imagerie portée là sur la mort, qui lui fait dire que le Transi aurait pu faire partie des premiers cabinets de curiosité. Fidèle à son langage plastique fait d’assemblages hétéroclites, poétique et non dénué d’humour noir, il a envisagé À corps ouvert tel un reliquaire enchâssé sous un dôme de verre, siège d’un monde imaginaire peuplé d’objets et de reliques qu’on aurait pu trouver dans ces cabinets de curiosité, tels que coquillages, insectes, éléments de taxidermie, pierres, verreries anciennes, morceaux de métal…
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La Dame de Génicourt et les fantômes

Me voici en Meuse… Je quittais en voiture Bar-le-Duc par le nord et je devais rejoindre la commune de Génicourt-sur-Meuse, afin d’y découvrir dans sa petite église du XVIe siècle les sculptures de Ligier Richier considéré comme le plus grand artiste lorrain de la Renaissance. La route la plus directe consiste à emprunter la départementale 1916 pendant 36 km jusqu’à Souilly et à obliquer à droite vers Génicourt. C’est une route mythique, baptisée plus tard «Voie Sacrée» par Maurice Barrès. Elle fut de février à octobre 1916 l’unique voie de liaison permettant l’approvisionnement en hommes et matériel entre l’arrière et les premières lignes de front autour de Verdun. Difficile d’imaginer aujourd’hui dans sa chair et son esprit le poids du tragique supporté par des centaines de milliers d’hommes sur ce long et étroit ruban de bitume. Des bornes kilométriques casquées en égrènent le souvenir, de même que ces photographies de poilus et véhicules, grandeur nature, plantées à l’entrée des communes traversées. Plus loin vers le nord se préparait l’apocalypse de Verdun, mais tout dans cet épisode est apocalyptique : au plus fort de la bataille, plus de 8000 véhicules circulaient sur la Voie sacrée, un toutes les 13 secondes ! De mars à juin 1916, 400.000 hommes et 500.000 tonnes de ravitaillement en matériel et munitions étaient acheminés par mois, nuit et jour, jusqu’à l’enfer, camions, tracteurs d’artillerie, autobus, ambulances, véhicules d’état major,… croisant le flot incessant des véhicules rapatriant vers l’arrière les blessés et permissionnaires. Sans compter les 8000 soldats territoriaux affectés au ré-empierrage continuel de la chaussée que la boue et le dégel rendaient impraticables. C’était une affaire de survie nationale. Une discipline de fer gérait cette noria d’hommes et de machines, sur cette voie sinueuse où tout engin en panne était expressément poussé au fossé pour ne pas ralentir le flot.

Cette armée désormais fantôme m’accompagnait tout le long de mon trajet en voiture, bien actuel, celui-là. Je défie quiconque, sur cet itinéraire, de ne pas avoir à l’esprit les réminiscences de cette odyssée tragique lue dans les livres d’histoire, ou vue dans les films documentaires . Je revivais en mémoire les bribes de récit de mes deux grands-pères qui en avaient été acteurs et témoins, mais ne pouvaient plus rien en dire. Car, à n’en pas douté, leurs godillots avaient foulé ce sol, puisque tous les régiments de l’armée française, dit-on, étaient venus combattre à Verdun.
La ligne de front s’étendait au bout de la route, plein nord-est. Elle fut la dernière étape d’une longue souffrance pour des centaines de milliers d’hommes fourbus, agglutinés dans les camions bringuebalants. Je quittais ce convoi fantôme et je tournais à droite à Souilly.
Autre espace-temps jusqu’à la petite église fortifiée de Génicourt-sur-Meuse qui accueille le visiteur sous les trois travées de sa nef recouverte de décors peints. Elles abritent douze superbes fresques murales d’époque Renaissance, et un riche ensemble sculpté de Ligier Richier ou de ses ateliers ou suiveurs. Au centre, le retable du maître-autel, et en surplomb sur sa droite, la Dame de Génicourt de Ligier Richier me saisit de son regard implorant, les mains jointes au creux d’un drapé bleu qui tombe à ses pieds. Les historiens de l’art la considèrent comme une œuvre de jeunesse de l’artiste réalisée dans l’atelier d’un maître lorrain, dans les années 1520.
Mais une autre sculpture de pierre polychrome attire mon attention, au pied de la colonne, parmi l’ensemble sculpté du Retable de la Vierge à l’enfant. Deux figures féminines siègent autour de la Vierge : à sa droite, Sainte Catherine d’Alexandrie, et à sa gauche Sainte Anne, qui, toutes les deux dans une même posture, désignent du doigt un passage d’un livre ouvert sur leurs genoux.
La main gauche de Sainte Anne est amputée. Son buste est légèrement penché vers l’avant. Son visage est très jeune, presque enfantin, elle a le regard fixe, perdu dans ses pensées. Le moignon suspendu dans le vide : quelle étrange blessure infligée à ce bras de pierre qui se tend à quelques kilomètres d’une terre de carnage ! (*).

(ci-dessus) Retable de la Vierge, Sainte-Anne, attribué au Maître de Génicourt, église de Génicourt-sur-Meuse.

Inhérente à la beauté paisible et douloureuse des sculptures qui ornent le maître-autel et les retables latéraux, c’est cette impassibilité des regards et des postures dans l’immuable de la pierre qui m’émeut le plus au cœur de cette église qui, par le destin de l’Histoire, s’est retrouvée un jour de 1916 aux portes du brasier de Verdun.
Je retrouve cette impassibilité dans le visage de Sainte Madeleine, dite «la Châtelaine», qui se dresse au-dessus du maître-autel, auréolé des plis savants de sa coiffe, (c’est un moulage dont l’original, est il précisé, est conservé au Palais de Chaillot de Paris). Je la retrouve dans la multitude des figures qui entourent le Calvaire du Christ, naïves figures d’un art nourri d’imagerie populaire nées sous les ciseaux d’artistes moins puissants que le Maître de Saint-Mihiel, mais touchants dans leur vérité démonstrative.
Le Département de la Meuse a créé la « Route Ligier Richier » sous forme d’un circuit jalonné d’étapes. Elles permettent de découvrir les sculptures inestimables de ce grand artiste qui oeuvra au coeur de ce renouveau humaniste qui vivifiait la Lorraine et le Barrois sous le règne du Duc Antoine. Le parcours passe bien sûr par Génicourt-sur-Meuse, mais aussi Saint-Mihiel où il est né, Bar-le-Duc, Clermont-en-Argonne… Cinq cents ans après le jaillissement de son oeuvre qui faisait l’admiration des artistes et voyageurs de son temps, des zones d’ombre néanmoins subsistent dans sa vie, de sa période de jeunesse en particulier, et relatives aussi à ses dernières années, alors que converti à la Réforme, il s’était réfugié en Suisse à Genève pour y mourir (voir Route Ligier Richier).
Diverses sources m’ont renseigné sur l’épisode militaire de la «Voie Sacrée», notamment le site regards.grandeguerre.free.fr sur lequel figure l’image d’archive du convoi que j’ai reproduite ici.
(*) Cette « blessure » est ancienne puisqu’elle est visible sur une photographie de l’inventaire du Ministère de la Culture, Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine, prise par le Baron Burthe-d’Annelet (1870-1933). Une autre source indique que l’église a été restaurée après 1918.
Un document d’information dans l’église signale en outre que les trois statues du retable Nord ont été volées en janvier 1975. Elles ont récupéré leur emplacement d’origine après avoir été retrouvées chez un antiquaire belge, et restituées à l’église.