Chambre d’ombre, de Patrick Jacques

Chambre d’ombre est un titre tout nimbé de mystère d’une exposition du photographe lorrain Patrick Jacques (*), présentée par la SAMM (**) à la médiathèque Victor Hugo de Saint-Dié-des-Vosges jusqu’au 24 décembre 2016. Un retour aux sources où il a grandi et a affirmé un talent reconnu dans le milieu photographique (Vis-à-Vis international, le Monde et Libération…), et présenté à plusieurs reprises sur les cimaises des Rencontres internationales de photos d’Arles. Auteur de nombreuses commandes et reportages en Lorraine, et pédagogue (il enseigne depuis vingt ans la photographie à l’Ecole supérieure d’arts de Lorraine d’Epinal), il affirme ici une fois de plus son intérêt pour toute forme d’approche expérimentale de la photographie. Au même titre qu’il avait, par exemple, participé à la réalisation d’un sténopé avec les élèves d’un lycée professionnel de Morhange en 2004-2006. Ici encore, en l’occurrence, ce versant de son œuvre singulière aurait pu avoir pour titre « aux sources du regard » car il en réfère à l’œuvre et expérimentations de pionniers de la photographie.

Patrick JACQUES, Mur carafe, photogramme, environ 40×40 cm.
Bas : Verre bille, photogramme, environ 28×40 cm. © P. Jacques

Ce présent travail est un retour jusqu’aux aux gestes fondateurs de l’artiste hongrois Moholy-Nagy ou du photographe Man Ray qui dans les années 1920 expérimentaient les techniques du photogramme. Soit donc, dans l’essence minimaliste du geste photographique l’exposition à la lumière d’un objet posé sur un papier sensible, sans recours à l’objectif d’un appareil photographique. Dans l’espace clos et noir du laboratoire, une image naît de la simple exposition d’objets à la lumière. Pas n’importe quels objets dans ce contexte précis : des objets de verre et de cristal car ce travail de laboratoire entrepris par Patrick Jacques est le dernier volet d’une restitution de résidence photographique (Le rayon verre) consacrée aux métiers du verre dans la région lorraine, initiée et portée par l’association Surface sensible. Par ailleurs, deux autres volets concernent, l’un, un travail en studio avec des modèles qui se cachent sous une plaque de verre ou bien jonglent avec des billes de verre (dont plusieurs clichés sont présentés ici dans l’exposition), et l’autre, une rencontre avec les verriers sur les quelques sites de fabrication, encore en activité ou en passe à l’oubli. Il en a observé dans les ateliers les techniques de fusion et de façonnage de la matière brute.

De l’art fascinant et magique du verrier aux spéculations du photographe se coltinant aux lois de la lumière, le lien est étroit. Et sans doute, dans l’œil du photographe, l’étincelle de mystère qui habitait les inventeurs des clichés- verre de l’école de Barbizon n’est pas éteinte : le même étonnement, la même appréhension de l’image qui surgit du néant… Car il n’y a pas d’art sans cette part de mystère que l’on redoute tout en le sollicitant.

Et la même chose vaut pour le regardeur passionné que je suis à ce vernissage d’exposition, qui découvre ces images énigmatiques en noir et blanc, au grain de peau si subtil qu’on le croirait né sous le berceau d’un graveur de manière noire. Des formes imprécises émergent d’un noir ou gris velouté, si imprécises que l’esprit n’a d’autre recours que de faire appel à ses propres ressources pour clore une interrogation inconfortable. Que représente cette image ? La proue d’un navire dans une nuit de tempête… ? Une fantasmagorie d’ombres chinoises…? Et l’on à peine à croire finalement que le sujet d’étude du photogramme est une simple cruche de verre métamorphosée sur le papier sensible par une intervention subtile et maîtrisée de la lumière.

C’est à ce bel échange que nous convient les photographies de Patrick Jacques. Ne les manquez pas…

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Patrick JACQUES, sans titre 1 / sans titre 2, photogramme, environ 40×60 cm. © P. Jacques

A noter que l’exposition s’accompagne de la publication du livre Chambre d’ombre. Sa grande qualité éditoriale présente en symbiose parfaite les photographies de Patrick Jacques avec une nouvelle de Julia Billet qui évoque une ville aux frontières de verre (livre dessiné par Cyril Dominger – Editions du Pourquoi pas, 88000 Epinal).
(*) Site internet de l’artiste : http://patjacklulu.wix.com/patrick-jacques
(**) SAMM, Société des Amis des Médiathèque et du Musée Pierre Noël, en partenariat avec la ville de Saint-Dié-des-Vosges. Son président est le critique d’art Pierre Van Tieghem, par ailleurs commissaire de l’exposition. Exposition Chambre d’ombre, de Patrick Jacques
Du 05 novembre au 24 décembre 2016
Médiathèque Victor Hugo, 11 rue Saint Charles, 88100 Saint-Dié-des-Vosges
Fermée dimanche et lundi / Tel 03 2951 60 40
Une rencontre entre Patrick Jacques et le public est prévue le samedi 10 décembre 2016 à 16 heures.

Métamorphoses : deux regards

     

      Doubles Images est le titre de l’exposition présentée actuellement à Nancy par l’Espace d’Art contemporain 379, dans le cadre de son cycle IV consacré en 2014 à la photographie contemporaine (1). L’option prise par Myriam Librach de montrer en binôme les univers de Bernadette Labadie et Véronique L’hoste n’allait pas de soi, sinon dans l’idée de confronter « deux imaginaires qui ne concèdent rien aux modes du jour, nous offrant un chemin d’images des plus singulières ».

doublesimages1Bernadette Labadie  Oiseau lys – 11 08 2011, tirage argentique 10×15 cm. (gauche) Véronique L’hoste  Autoportrait avec crevettes, tirage numérique 40×60 cm/Tirages Fine Art. (droite)

       Bernadette Labadie y présente des paysages au miroir, des oiseaux-fleurs, des poupées gesticulantes à tête de calice floral rouge-sang. C’est un univers de poésie évanescente qui nous emporte loin du réel puisqu’il est ici le siège de toutes les métamorphoses. Inversement, le réel est le support du discours dans la série Food Faces de Véronique L’hoste à travers une série d’autoportraits où aliments et visage humain ne font qu’un, elle interpelle frontalement et métaphoriquement notre rapport à l’aliment et à la société de consommation.

labadie251 Bernadette Labadie
 Paysage 25 11 2013, tirage argentique 10×15 cm. / 
 Oiseau lys 18 10 2012, tirage argentique 10×15 cm.

labadie181

       Telle Alice traversant le miroir du salon pour s’ouvrir à l’espace du rêve, Bernadette Labadie photographie ses paysages à la lumière du jour dans le reflet d’un carton miroir souple. « Je présente le carton au paysage » dit-elle en une formule magnifique, comme pour s’exonérer ainsi de toute intervention directe envers la nature qui briserait l’enchantement du regard. La poésie du reflet habitait déjà son univers dans la série de photos qui la fit connaître : ses prises de vue de la Place Stanislas de Nancy captées dans le reflet des flaques d’eau (Nancy Reflets, éditions Pierron, ouvrage accompagné des poèmes de Roland Clément). Touché par la beauté de ce regard, Lucien Clergue, en 1996, saluait son regard d’artiste : « Bernadette est une artiste qui transforme ce qu’elle regarde pour faire son propre portrait. Je rêve, tu rêves, nous rêvons d’un monde sans frontière, d’écharpes de Loïe Füller dansant dans le ciel, d’une statue du Commandeur qui flotte sur l’eau comme le Don Juan de Fellini voguant à Venise ».

Se consacrant intensément à la photographie depuis 1986, prenant le relais d’une activité professionnelle dans le secteur éducatif, elle aiguisera ce regard si personnel sur différents sujets, au gré de ses inspirations et déambulations : roses, légumes exotiques, pavot, plumes de corbeau ou architectures de la basiliques Saint Nicolas de Port, près de Nancy.

    Nul appareillage compliqué ou encombrant accompagne ses séances de prise de vue. Elle travaille à l’argentique, à l’ancienne. Mais chaque cliché est le fruit d’une lente maturation parmi les parcs et jardins, avec le soleil pour témoin. Nulle chimie de laboratoire non plus, les perles de rosée et les ondoiements du miroir concave ou convexe dissolvent les couleurs et les matières en un paysage onirique, ou font que les oiseaux de pétales prennent leur élan dans le bleu du ciel… Désormais, la série des oiseaux lys, qu’elle a abordée par hasard après 2011, a pris fin, laissant place à la série des poupées dont les tirages présentées à l’exposition sont très récents (mars 2014) : images secrètes et plus intimes, sans doute, qui figent l’image d’un corps-enfant comme suspendu dans un espace noir accroché à la débordante effervescence rouge d’une fleur éclose… Parmi les autres œuvres accrochées aux cimaises, elle me surprend par ce registre toute autre et moins paisible, mais n’est-ce pas de la part de Bernadette Labadie une facette nouvelle d’aborder sa thématique privilégiée du reflet, elle, justement, qui déclarait ne pas désirer photographier les humains : « les regards sont très transparents. Je crains de traverser et découvrir » (2).

doublepoupeeBernadette Labadie  Poupées 06 03 2014, tirage argentique 10×15 cm.

Véronique L’hoste  Tryptique série Food Faces Autoportrait avec crevettes / Autoportrait avec artichaud / Autoportrait avec tourteau. tirage numérique, (chacun 40×60 cm/Tirages Fine Art).

tryptiquelhoste

        Changement d’univers et de regard : c’est un sentiment de malaise qui surgit dans le premier instant de découverte de ces autoportraits de Véronique L’hoste. La position frontale du buste, comme plaqué sur vers le mur blanc du fond, la ligne verticale médiane de torsion du cou, et la tête informe basculée en arrière, phagocytée par une masse  étrangère, si éloignée de l’humain happent notre regard. Passé l’effet de surprise, l’œil voit et enregistre cette incongruité : la chose de forme, consistance et couleur variées qui dénature le visage, et lui soustrait le regard et la bouche a vocation alimentaire. Au gré des autoportraits, elle est poisson, œufs, poulpe, farine, choux rouge, chocolat, spaghettis bolognaise, etc… Prédestinée par l’homme à nourrir son corps, c’est elle qui lui mange le visage et l’engloutit. De cette confusion au niveau des sens naît la force de ces images qui brouille nos repères et dote l’image d’une froideur abstraite au lieu de célébrer la sensualité d’un corps. Et le malaise se niche là-aussi dans la confrontation de l’organique et de l’objet : nous assistons à une abstraction du corps qui devient lui-même objet, ou la prégnance de l’objet-nourriture est déjà si forte que le trouble s’installe dans l’image du corps qu’elle nous renvoie. C’est de ce trouble de l’identité et de ces brouillages de repères visuels dont use la jeune artiste mosellane, diplômée de l’Ecole Supérieure d’Art de Metz dans cette série photographique « Food Faces« . Elle se met en scène, seule face à l’objectif, avec son déclencheur, dans une rigidité de posture calculée et intériorisée qui fait corps avec la matière comestible.

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Véronique L’hoste  Autoportrait avec crevettes, tirage numérique 40×60 cm/Tirages Fine Art. 

      Elle a écrit vivre ce travail plastique de la série « Food Faces » comme une sorte « d’expérimentation alimentaire« . Il naît de ces figures hybrides un questionnement qui balance entre répulsion et désir dans la relation moderne de l’homme à la nourriture. Dans sa relation obsessionnelle aussi à des régimes alimentaires de tout poil, à des rituels comportementaux rigides qui flirtent avec le masochisme … Dans une série voisine et complémentaire de vingt autoportraits, intitulée « addictions« , Véronique L’hoste interroge, dans la même rigueur de posture, non plus seulement la dépendance à la nourriture, mais la dépendance à l’objet encouragée par la société de consommation. Ce travail plastique très abouti métamorphose dans la forme et dans le fond le portrait classique. Il trouve sa parfaite cohérence dans une présentation en triptyque.

    Véronique L’hoste a d’abord travaillé dans le domaine de la communication publicitaire et enseigne aujourd’hui la photographie et les arts graphiques. Depuis 2009, des expositions collectives jalonnent son parcours (Nuit Blanche à Metz 2, 16e Biennale internationale de l’Image de Nancy,… et plus récemment Galerie Artaban, Paris). (3)

  (1)  379, Espace d’Art contemporain,  379 avenue de la Libération – 54000 Nancy. Exposition du 15 au 30 novembre 2014. ouvert tous les jours de 18 à 20 h. (en dehors de ces horaires, sur RV). Téléphone 03 83 97 31 96 / 06 87 60 82 94. E-mail : association379@wanadoo.fr
(2) L’œil de Bernadette, article Est Républicain du 5 /12/2008. (3) Plus de détails sur son site : www.veroniquelhoste.fr