Anonymes regards croisés

Oubliés de la grande « Histoire de l’art », les portraits anonymes sont légion dans les réserves des musées. Anonymats du modèle et anonymats de l’artiste emplissent le silence des rayonnages. Pourtant chaque œuvre est une énigme surgie du passé, et de ce que fut un jour expérience forte de mise à nu dans le silence feutré d’un atelier ne subsiste que trace d’une main, sur la toile ou le papier. Et souvent aussi le temps y va de son empreinte par déchirure, dégradation du support, effacement… 

 La première confrontation avec un portrait anonyme est pour moi toujours un choc puisque c’est la rencontre avec une absence. Chacun, je pense, a fait l’expérience de l’indifférence ou du mystérieux attrait que peut faire naître en nous la révélation d’un visage inconnu.  Ce sont alors moments d’égarement, de questionnement avant que l’œil ne saisisse, dans ce visage étranger, un point d’ancrage d’un dessin à naître sur ma feuille blanche.Oublieux de cet évènement fortuit qui figeait pour la postérité telle dame de compagnie de la cour ducale de Lorraine, tel magistrat du second Empire, mon plaisir au dessin est dans la captation de ce regard perdu et dans l’ouverture à un espace mental qui va donner corps à un nouveau visage. 

Trois peintures d’auteurs anonymes : Femme à l’oiseau / Dame de compagnie / Portrait d’homme.
Huiles sur toile, Musée du château de Lunéville (formats divers)
Jean-Charles Taillandier, Regards croisés 1
Encre et collage sur papiers Japon, 100 x 100 cm (2010).

Qu’est-ce donc que cette nouvelle figure ? Elle se déploie dans la trace fugace d’une mémoire. Elle flotte dans un espace et un temps incertain. Elle m’impose aussi dans sa fragilité la légèreté d’une technologie réduite au pinceau et à l’encre sur un papier japon très léger, dont le froissement participe de l’incertitude de la forme. La translucidité du papier m’autorise une superposition de plusieurs feuilles peintes, comme autant de strates à franchir avant d’accéder à la vérité d’un nouveau visage.  Si le portrait est un passionnant objet d’étude, c’est qu’il tente depuis toujours de percer le mystère de ce visage, miroir des sentiments. Questionnement nourri au XVIIIe siècle auquel Jean-Jacques Rousseau répondait par cette formule : 

 Hommes savants dans l’art de feindre
  Qui me prêtez des traits si doux,
Vous aurez beau vouloir me peindre,
Vous ne peindrez jamais que vous
.

J’ai été confronté à ce questionnement des œuvres anonymes lorsque je préparais l’exposition « Regards croisés » au château de Lunéville en 2010. J’y ai travaillé à partir d’une sélection très subjective de peintures et gravures « anonymes » conservées dans les collections muséales du château, riche d’œuvres du siècle des Lumières et du XIXe siècle.  Acte pur de dessin, ai-je dit, que je souhaitais renforcer par le fait même que ma source d’inspiration était garante de l’anonymat de la main ou du modèle d’origine. Dans l’impossibilité d’inscrire un portrait, quel qu’il soit, sur le néant d’une feuille blanche, il me fallait un point d’ancrage : le regard, centre de gravité de l’intime. Mais de quelle intimité s’agit-il, qui en réfère à un(e) inconnu(e)? Comme un défi d’inscrire un nouveau visage dans le périmètre du papier, c’est donner sens à une géographie singulière de surfaces saillantes, de traits, de rides, de plis d’habits. C’est s’en approprier le territoire ouvert et, en tâtonnant, l’habiter de sa propre subjectivité… 

L’exposition « Regards croisés, figures anonymes » eut lieu en juillet/août 2010
Dessins (encre et monotypes sur papiers marouflés) inspirés des collections du musée.
 Musée du château de Lunéville, Meurthe-et-Moselle.

Apothéose en noir et or #2

Jean-Charles Taillandier, Apothéose-grand défilé 1 et 2 (ci-dessous)
dessins sur calques et monotype, format 70 x 100 cm, année 2016.

Je suis toujours à l’ouvrage sur ma série de dessins Apothéose en noir et or inspirée de la Pompe funèbre de Charles III gravée par Friedrich Brentel et Matthäus Mérian. J’ai déjà évoqué ce travail d’atelier et son prolongement plastique vers des rives plus intimes dans deux articles précédents de ce blog : Apothéose en noir et or et Chevalerie.
L’important n’est pas tant que ce recueil de gravures issu du passé m’offre un champ de référence visuelle qui puisse donner prétexte au dessin. Pourquoi cette source plutôt que telle autre ? L’important est dans son aptitude secrète à déclencher ce déclic qui ouvre à mon propre imaginaire. L’univers décrit par Friedrich Brentel est pétrifié et porte témoignage d’un passé étanche et révolu. Mais il peut dissimuler dans son étrangeté même la permanence d’une trace inconsciente de toute considération spatiale et temporelle. Une telle trace me relierait à un fond inconscient et aiderait à l’envol de mon propre dessin. J’ai donc exploré la silencieuse étrangeté des personnages en cortège, m’appropriant aussi l’aspect emblématique du cheval d’apparat harnaché d’ors et draperies. Je me suis laissé guider sur le papier dans un univers où les figurants, les chevaux, les objets cérémoniels venaient à moi dans un décor spectral et flottant comme dans un rêve. Mon dessin à la plume ou au pinceau les accueille sur la feuille d’un papier japon si fin qu’il se plie à tous les jeux de superposition, de collage, sans que je sache très bien où me mène ce travail graphique. Je suis mon propre témoin d’un univers qui prend forme et consistance, nourri à la fois d’archives et de traces mémorielles.

Et puis, paradoxalement, je me suis rendu compte que plus l’univers lointain de Friedrich Brentel me devient familier dans sa fréquentation prolongée, plus est perceptible dans mes dessins un flottement de leurs références. Un imaginaire personnel, petit à petit, y prend place, qui bouscule l’ordonnancement d’un monde étranger à moi-même. Il s’immisce dans les anfractuosités du fin papier maculé de stries, de tâches et est grand ouvert à toutes les réminiscences de la mémoire. C’est une tentation de présence qui affleure d’autant plus à la surface du papier que les couches s’agglutinent par collage ou se superposent en transparence. J’y observe des rapprochements incongrus et improbables. Par exemple ces enfants surgis d’un autre temps à la rencontre du défilé des jeunes enfants encapuchonnés en rang par deux, ou telle autre surprise au détour d’un défilé fantomatique… Tout dans le dessin est affaire de réminiscence qui n’a que faire de la logique. Et pourtant j’y ai trouvé une explication possible : l’évocation de ce défilé funèbre quelque part dans les rues de Nancy de ce lointain dix-septième siècle, dont le graveur Friedrich Brentel a fait un  » reportage quasi photographique  » a remonté à la surface de ma propre mémoire : il a fait écho au souvenir des défilés religieux que j’ai vécus comme spectateur ou participant, dans ma prime jeunesse dans les rues d’un village d’Anjou.
À propos de cette expérience plastique, je pourrais mettre en exergue une citation du peintre Giorgio De Chirico :
« Alors j’eus l’étrange sentiment de regarder ces choses pour la première fois, et la composition du tableau se révéla à l’œil de mon esprit. Cependant, le moment est pour moi une énigme en ce sens qu’il est inexplicable. J’aime aussi appeler énigme l’œuvre qui en dérive » (1).


Les dessins Apothéose en noir et or et Chevalerie ont été exposés dans la chapelle du Château des lumières de Lunéville du 29 juin au 30 décembre 2016. Dans le cadre de l’élaboration du catalogue, je remercie Jean-Marie Dandoy, photographe qui m’a donné une aide précieuse à l’élaboration de la maquette, Philippe Martin, historien et auteur de l’ouvrage La pompe funèbre de Charles III, éditions Serpenoise , qui fut une source essentielle de documentation dans mon travail graphique, et Pierre van Tieghem, qui m’a apporté son regard précieux d’historien d’art.

(1) L’Art pris au mot, Gallimard, page 27.

Portraits des Lumières

Je reviens avec cet article à une série de dessins déjà anciens intitulée « Portraits des Lumières » dont l’exposition inaugurale eut lieu en 2005 à la bibliothèque Stanislas de Nancy, dans le cadre du programme de Nancy 2005, le temps des Lumières. Un commentaire sur l’un des 33 dessins composant la série avait fait l’objet d’un précédent article, Le peintre et son modèle, à propos d’un dessin inspiré d’un portrait d’Anne-Marie Drant, peint vers 1785 par Dominique Pergaud qui était aussi son époux (Musée Charles de Bruyères de Remiremont). Dans ses grandes lignes, mon projet était de travailler la thématique du portrait, prenant prétexte de sources iconographiques conservées dans les collections publiques ou privées de Lorraine, visages lointains, célèbres ou anonymes ayant vécu au XVIIIe siècle en Lorraine.
Mais il ne s’agissait bien que de prétexte : une béance de plus de deux siècles m’offrait en partage l’apparence physique de parfait(e)s inconnu(e)s d’un autre espace temps, qu’aucune connivence ne pouvait combler. Prenant prétexte de ce regard lointain que l’artiste avait immortalisé par son pinceau sur sa toile, je m’inventais un nouveau personnage et je butais sur son énigme qu’une seule ressource pouvait combler : mon imaginaire… Un imaginaire d’autant plus attisé que le personnage représenté par le peintre était étranger à la grande Histoire et promis à un éternel anonymat. Et je parachevais ma démarche de dessinateur en associant à ce lot de personnages d’époque révolue quelques autres purement virtuels.
Ce qui m’intéressait était d’approcher la thématique du temps, de la trace, et dans ce basculement d’une vérité qui nous échappe inexorablement, au profit de l’invention et du faux-semblant. S’en est suivit cette série de 33 portraits fantasmatiques, réalisés dans un format 80 x 100 cm à l’encre de Chine et pinceau sur un marouflage de papier orientaux préalablement travaillé par gravure au monotype avec des encres grasses. Soit donc pour chaque dessin plusieurs couches de papier superposées et collées.

Depuis 2005, la série complète des dessins est conservée dans un coffret de bois verni à l’abri de la lumière, mais quelle ne fut pas ma surprise en soulevant récemment son couvercle : l’huile de lin parcimonieusement mélangée à l’encre grasse de la gravure avait par endroits contaminé les fibres des papiers, parcheminant par endroit les visages d’une belle coloration brune et chaude. C’était mon projet esthétique d’outrepasser le temps par une simple tentative de dessin, de porter vers un ailleurs ce qu’une main anonyme pensait fixer à jamais, et voici que la chimie naturelle continuait l’œuvre, au gré de sa fantaisie. J’y retrouvais l’esprit de mes fantasmagories, mais nourri et embelli d’une patine du temps qui m’enchante. Voici quelques uns de ces portraits présentés ci-dessous :

Ci-dessus : Jean-Marie Boutet de Montvel , acteur et dramaturge lorrain (1745-1812), d’après gravure.
Louis-Ferdinand de Nesle, dit « Gervais« , directeur des jardins de François III,  (vers 1750),  d’après peinture anonyme.
Elisabeth Charlotte d’Orléans (1676-1744), épouse duc Léopold,
d’après peinture attribuée à Pierre Gobert, Musée lorrain de Nancy.
Pierre Jobart, Maître des Comptes du Barrois, (vers 1700),
d’après peinture de Nicolas Dupuis – Musée des Beaux-Arts de Nancy.
Charles Palissot de Montenoy, auteur dramatique, opposant aux philosophes des Lumières (1730-1814) d’après gravure, Musée de la Révolution française.
Jeanne Chéron, Dame de la Congrégation de Lunéville, (vers 1730)
d’après peinture de Charles Louis Chéron – Musée du Château de Lunéville).
Jean-Baptiste Simonin (père), professeur au Collège royal de Chirurgie (1750-1836)
d’après peinture anonyme , Musée de la faculté de médecine de Nancy.
Marie-Françoise-Catherine de BEAUVAU-CRAON, Marquise de BOUFFLERS, (vers 1730)
d’après gravure – Bibliothèque Municipale de Nancy.

Mains

      Toujours ce va-et-vient dans mon travail, entre gravure et dessin. Mais la gravure accapare beaucoup par ses multiples étapes de conception sur le support, et son report sur le papier… Je le vis en ce moment, moi qui grave sur linoléum ce qui sera une suite à Apothéose en noir et or (jusqu’à ce jour une longue suite de dessins présentée dans ce blog dans trois précédents articles).

      Une autre série s’est alors immiscée dans mon travail d’atelier;  elle s’est imposée à moi comme une respiration, un pur travail de dessin sur le thème de la main : la main qui enserre, qui caresse, la main qui se repose ou qui travaille… bref, une main immémoriale, comme pour m’abstraire d’un lourd exercice en cours, qui me libère de toute temporalité, de toute exigence technique, et qui me laisse aux prises avec la simple ressource de l’encre et du papier.

      Sans doute cette petite suite  légère et fugace intitulée « Mains » s’épanouira encore, déroulant sa gestuelle dans la porosité d’un corps qui se devine plus qu’il ne s’impose au regard. Ce dessin n’a pour fonction que d’inscrire dans le papier la réminiscence d’une pose ou d’un geste qui affleure à notre mémoire. Pas de temps, pas de lieu, juste la trace de ce qu’exprimait un jour une main…

La série compte à ce jour 10 dessins (encre de Chine sur japon, format 30×30 cm).

Jean-Charles Taillandier – « Mains »
de haut en bas n° 3, 7, 10, 5, 4 et 9 (extrait)
encre de Chine sur papiers japon, chacun 30×30 cm, année 2017.

Cette suite de dessins est exposée jusqu’au 29 juillet à la Galerie Pichon, 7 bd Recteur Senn, Nancy, dans le cadre de la manifestation

6 WEEK-ENDS D’ART CONTEMPORAIN À NANCY

en partenariat avec l’association GWEAC – Commissaire général Victor Rarès
Plus d’infos et programme complet :
www.6-weekends-dart-contemporain.fr

Encre et réminiscences

Jean-Charles Taillandier – dessin
Chaque dessin : encre et collage sur papier japon, dimension 21 x 21 ou 25 x 25 cm, année 2017.

Une feuille de papier oriental bien à plat sur la table,
un godet d’encre de Chine,
un porte-plume ou calame au bout du doigt…
Sérénité de l’atelier ou s’étire l’épure d’une musique d’Arvo Pärt,

Et liberté au dessin de s’épanouir ou mourir, nerveux et gras ou s’épuisant dans la texture fibreuse du papier au risque d’exploser en cri noir quand la plume heurte et traverse malencontreusement la fine peau fibreuse du support, mais ce n’est qu’aléa du trait qui se désespère ou nourrit le repentir d’un rebond…

Affaire d’un désir qui suivra ou non son chemin, nourri de réminiscences lointaines ou d’une présence forte qui emplit encore l’œil. La figure est si distante qu’elle en a perdu le regard et se fige dans la concrétion d’une pose qui fut un jour manifestation fugace d’une existence bien réelle quand elle prend sa source dans une photo d’archives,
Ou poursuit sa trajectoire imaginaire quand elle résonne en écho d’une présence qu’un peintre eut désir un jour de perpétuer sur sa toile.

Affaire de confiance élémentaire dans un tracé d’encre qui se nourrit si peu de compréhension et tant de la sécrétion d’un geste intime.

Après tout, ce n’est peut être là qu’une définition parmi d’autre de l’acte du dessin.

Information
L’actualité des expositions présente mes gravures et dessins en deux lieux :

Des œuvres des séries Encre et réminiscences et Persona à l’exposition à vous de voir, à l’Espace d’art contemporain TEM- Trace et Mouvement 2017, du 4 juin au 1er octobre 2017.
Le rouleau gravé L’énigme du rouleau Césaire est déroulé à la Bibliothèque Stanislas de Nancy, dans le cadre du  11Congrès International d’Etudes de l’Emblème qui se tient à Nancy du 3 au 7 juillet 2017.

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Jacques Koskowitz, la rigueur dans l’art

      Artiste lorrain, Jacques Koskowitz (1932-1997) a vécu quarante ans à Vandoeuvre. Sa ville lui rend aujourd’hui hommage en donnant son nom à la salle d’exposition de la Ferme du Charmois où une exposition de ses peintures, dessins et sculptures est présentée au public (*). C’est une opportunité trop rare de découvrir l’œuvre rigoureuse, multiforme et sans concession, à l’image de son auteur.

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Haut : Jacques KOSKOWITZ, « Café mon enfant », huile sur toile, 60×80 cm;
Cette peinture a le même titre que la biographie de JK dans laquelle il raconte son enfance dans le café de son père.
Bas : – Portrait de Jacques Koskowitz / personnage en carton peint, h.170 cm. © jc Taillandier
Portrait de Jeannine Rollot, huile sur toile, détail, vers 1970 / Personnage, carton, détail.©Blog les amis de JK.

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Les débuts
Pédagogue inspiré en lycée, école normale puis école des beaux-arts, il a transmis à de nombreux élèves sa vaste connaissance de l’art et au-delà, la culture de son époque. Insufflant savoir technique et vagabondage érudit parmi les grandes oeuvres du passé, il offrait à chaque étudiant plus qu’un savoir, il ouvrait le regard. En grand admirateur de Van Gogh, qu’il appelait fraternellement Vincent, il en lisait assidûment Les lettres à son frère Théo. Je dis fraternellement car il partageait sans doute intimement avec lui une précarité de vie teintée d’absolu dans une société qui ne reconnut pas son œuvre à sa juste valeur. Artiste à multiples facettes, il se tournera vers la production de films d’art pour FR3 consacrant des courts métrages à l’ensemble de ses pairs lorrains tels Ligier Richier, Georges de La Tour ou Claude le Lorrain, ou vers le décor de théâtre, ou la création d’affiches, la bande dessinée. Dès les années 60, il ne cessera de peindre, d’abord à la manière de Cézanne et Van Gogh,  pour aboutir dans les années 70 à une peinture très personnelle à la limite de l’abstraction, et avant un retour tardif au figuratif. Dès 1976 naîtront les Rouges Verts, ces clowns diaboliques et féroces créés avec son ami Michel Piotrkowski pour la troupe de théâtre « Piotr et Ko… et à la musique Bichou« .

      J’ai côtoyé et apprécié longtemps Jacques Koskowitz, cet homme secret et silencieux, voire taciturne, qui faisait partie du petit groupe d’artistes fondateurs de la galerie d’art contemporain associative Lillebonne de Nancy. Sa peinture violente et acérée, rigoureusement construite lui sortait du cœur comme un cri, éclaboussant à notre regard une colère et sans doute une douleur. Douleur née d’une enfance vécue pendant la guerre et l’Occupation,  et surtout générée de son sort d’appelé pendant la guerre d’Algérie. Par-delà l’apparence paisible de l’artiste, souriante et d’une humanité débordante, sa peinture en est paradoxalement sa face cachée qui braque en miroir la violence et la cruauté du monde. Terrible arme accusatrice que cette peinture ancrée dans son siècle, dans la lignée directe d’un Goya. Une violence sourde nourrit sa peinture et sa sculpture, mais qui ne s’installe jamais dans le confort d’un langage abouti. Il était ainsi, « Kosko », déroutant son fidèle public vers des voies inattendues, à la poursuite de territoires inexplorés, dont lui-seul en pressentait la cohérence. Il en fut ainsi de ses premiers portraits de pur classicisme des années 60, d’un figuratif évoluant progressivement vers l’abstraction avant un retour au figuratif. Son œuvre est une quête d’une vérité intime qui se joue des classifications esthétiques.

kosko51Haut : Jacques KOSKOWITZ, « paysage », huile sur toile, 80×33 cm, années 60.
Paysage ou portrait ? Une anamorphose présente un visage qui se desssine sur le paysage.© jc Taillandier
Bas : Sans titre, huile sur toile, 60×80 cm, vers 1970.©jm Dandoy

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       Dans une interview (La phrase et le reste, N°1, mars 1971) il questionne l’attirante blancheur de la toile encore vierge, avant le premier coup de pinceau qui scellera la rupture d’une harmonie préétablie, celle d’une lumière pure approchée par Malévitch et son carré blanc sur fond blanc… Absolu impossible de la peinture tout geste du peintre ne serait alors qu’une main tendue à « l’édification de la Règle parfaite ». Des plages de blanc surgissent dans la violence colorée de ses toiles, elles sont autant de trous d’air et de respiration dans l’échancrure des formes et la violence des couleurs.
Il mettra à contribution tout son vocabulaire plastique au service exclusif de cette vérité intime et fondamentale : violence du trait, du rythme, des lignes de force et des couleurs primaires qui transfigureront ces visages émaciés en masques ouverts à la béance du dedans, ou la frontière entre terre et ciel de ses paysages en geste rageur débarrassé de toute préoccupation du motif, impulsé du plus profond de son être. Ce geste qui strie l’espace, le lacère et le déchire est le geste fondateur du peintre solitaire, qui, comme il le citait lui-même « s’inscrit dans la durée, dans un travail en profondeur ».

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Jacques KOSKOWITZ, « tête de chien », h 40 cm / Boîte assemblage, carton, 25x30x25 cm.©jc Taillandier

      Ses personnages en carton ou bois, longilignes et colorés apparaissent dès 1976, sur la scène du théâtre, mais aussi en situation dans des lieux ouverts et quelquefois saugrenus. Hiératiques et froids, ils semblent tout droits sortis d’un univers de science-fiction, et sont acteurs muets d’un « théâtre de l’immobilité ». L’utilisation de la troisième dimension est récurrente dans son œuvre, à l’extrême enfermant ses personnages clownesques dans des espaces confinés, métaphore d’une télévision omniprésente condensant dans sa boîte noire la violence du monde et le formatage des têtes… Ce cri de révolte de l’art sort du cadre étroit de la peinture dont le langage exclusif serait désormais tenu  pour trop traditionnel et trop respectueux… Nous ne sommes plus dans l’exacerbation d’une révolte portée par l’expressionnisme des années 20. Ces personnages de carton sont bientôt rejoints par les Rouges-verts, deux clowns ricanants et cruels, émissaires du Mal dans un cirque de violence et de dérision. Ils sont les mutants agressifs des créatures burlesques  et diaboliques, les Pim Pam Poum, les Flash Gordon, les Pieds Nickelés qui peuplaient ses BD de jeunesse et l’enchantaient. Mais l’innocence a été perdue au contact de la cruauté du monde… Les Rouges-verts habiteront aussi sa peinture à la fin de sa vie, et leur humour grinçant peuplera surtout de nombreux dessins emplis de dérision cruelle et de désenchantement.


kosko81kosko91kosko121Jacques KOSKOWITZ, « Les Rouge-verts », dessins sur papier, 50×70 cm, années 80. ©jm Dandoy

      Plus qu’un peintre, Jacques Koskowitz était un plasticien. Il mettait à contribution de son message de révolte, toutes les ressources de la peinture, de la sculpture et du spectacle vivant, sans aucune concession aux modes. Nous pouvons sans doute parler à son propos de peinture tragique, d’une même peinture tragique qui animait Soutine, parce qu’elle traverse un temps tragique et que sa vie fut, elle-même, intimement traversée de tension et de désillusions.
Mais toutefois, l’optimisme n’y est pas absent. Le propos consiste à tenir tête, à dénoncer et à peindre encore, avec une foi inébranlable dans l’art. Il l’a écrit en ces mots :
« L’homme vieilli se refuserait de croire à l’incapacité qu’il serait de fixer la lumière intense qui, un court instant, d’une manière fulgurante avait ébloui le premier homme.
La dernière image qui nous reste de ce songe inconscient est celle de l’homme traçant l’ultime ligne du dessin. » (Jacques Koskowitz,  La phrase et le reste, hiver 1977)

(*) Exposition présentée du 19/09 au 13/10/2016 à la Ferme du Charmois de Vandoeuvre-lès-Nancy, et rendue possible par la collaboration et le prêt d’œuvres par la  famille et par les membres de l’Association des amis de Jacques Koskowitz.
Pour plus de renseignements sur l’artiste :
– Blog des amis de Jacques Koskowitz
– Blog Jean Michel Marche
– Association des Amis de Jacques Koskowitz,
14 rue du cheval blanc, 54000 Nancy, tel +33 (0)3 83 27 29 02.

Le papier peint du capitaine Cook

 

      Cook1Les Journées du Patrimoine offrent l’intérêt très plaisant, le temps d’un week-end, d’associer la découverte d’une richesse artistique locale à l’inattendu, dévoilant la grande et la petite Histoire dans des lieux parfois surprenants. Qui aurait pu imaginer, par exemple, la présence du célèbre navigateur explorateur britannique Capitaine Cook dans la salle des mariages feutrée d’un Hôtel de ville en Lorraine, à quelques encablures de Nancy ! Qui plus est, combien de futurs époux cérémonieusement debout et attentionnés devant Monsieur le Maire sont conscients de l’épisode dramatique et historique qui se joue, depuis plus de deux siècles, sur le mur en fond de salle ? Et à l’autre extrémité du globe …
Voici les faits : l’édifice dont il est ici question, en l’occurrence l’actuel Hôtel de ville de Lay-Saint-Christophe (Meurthe-et-Moselle) était à l’aube du dix-neuvième siècle une belle résidence bourgeoise acquise en 1845 par Charles-Pascal Baudinet de Courcelles, notable qui fut sous-préfet de Toul puis de Briey. Il succédait dans la maison à Sigisbert Marin, avocat et maire de ladite commune de 1802 à 1830. La salle des mariages actuelle est une vaste pièce avec parquet et portes encadrées de pilastres, surmontées de quatre bas-reliefs attribués sans certitude au sculpteur lorrain Clodion.

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Les voyages du capitaine Cook.
Habitants de Nouvelle-Zélande (papier peint, lés 11 et 12)
en vignette : habitants de Tanna (détail du lé 6). ©jc taillandier
Hôtel de Ville de Lay-Saint-Christophe.

        La surprise qui attend le visiteur est la découverte sur deux murs en vis-à-vis d’un magnifique papier peint panoramique en quatre fragments représentant Les Voyages du capitaine Cook, parfois intitulé encore Les Sauvages de la mer du Pacifique ou Paysages indiens .
Pourquoi ici et dans quelles circonstances ? Pendant la visite, l’érudition du guide (*) nous apportera les réponses tout au long d’un exposé qui s’attachera en préalable à la destinée de la maison : par testament de Baudinet de Courcelles, la demeure sera transformée en 1849 en asile pour « pauvres malades et infirmes » et « pour donner l’enseignement aux filles pauvres« . Les bonnes sœurs s’empressèrent alors de dissimuler derrière une cloison ou une tenture ces images indécentes à la vue et à la morale, les préservant, de ce fait, de la dégradation. Vraisemblablement collé au mur vers les années 1810, ce papier peint panoramique, nouveauté pour l’époque, devait avoir fière l’allure dans les salons de la bonne société, friande d’exotisme et d’apaisement après la tourmente révolutionnaire. L’heure est à la conquête d’un espace colonial tourné vers les horizons lointains (la « Vénus hottentote » est exposée en France en 1810) et le mythe du « bon sauvage » est encore vivace même si des grands esprits comme Diderot avaient commencé à l’écorner.

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Les voyages du capitaine Cook
Habitants d’Otahiti (détail du lé 4) ©jc taillandier
en dessous : lés 1 à 10 du panoramique (550 x 220 cm).© Domaine public.

       Chacun des quatre panneaux est composé de trois lés, soit 12 lés sur un total de 20 que compte la suite complète de scènes représentant les voyages de James Cook dans les îles du Pacifique au XVIIIe siècle. Ce papier peint a été dessiné par Jean-Gabriel Charvet et édité par la société Joseph Dufour et Cie de Mâcon en 1804. Selon la largeur des murs disponibles, il pouvait former des tableaux par assemblage d’un nombre variable de lés. Chaque lé mesure 54 centimètres de large jusqu’à 3,20 mètres de long, mais adaptable à la hauteur du plafond (il suffisait de couper en partie haute une partie du ciel).
Ce qui étonne, c’est la naïveté de ces scènes bucoliques et romantiques, très loin du témoignage historique ou scientifique. D’ailleurs ce simplisme est revendiqué par l’éditeur, dans le livret d’accompagnement accompagnant la vente (conservé à la médiathèque de Mâcon), qui décrit lé par lé le panorama, et en précise les propos liminaires : (**) : « On doit cependant aller au-devant de la censure raisonnable, en avouant aux historiens et aux géographes jusqu’à quel point on s’est permis d’user de la licence tolérée dans les arts, non seulement dans le rapprochement des sites et des actions, mais dans la réunion des peuples, séparés par des distances et par des dates que la raison la plus indulgente ne peut supporter qu’en faveur de la légèreté du motif ».

      L’esquisse de Jean-Gabriel Charvet est très imprégnée du style néo-classique de l’époque. Lui-même en 1773 avait fait partie d’une expédition et était resté quatre ans en Guadeloupe à dessiner la faune et la flore. Pour la représentation plastique des personnages et des situations, il s’est probablement inspiré des dessins et gravures effectués par le peintre John Webber qui faisait partie de la troisième expédition de Cook. Lesdites gravures ayant été par la suite coloriées par Jacques Grasset de Saint-Sauveur et publiées dans ses ouvrages consacrés aux Descriptions et voyages au XVIIIe siècle.

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à gauche : femme Nookta (dessin au crayon de John Webber, 1778)
source : encyclopédie canadienne/Peabody Museum).
à droite : extrait du lé 1.©jc taillandier

      En dehors d’une analyse du papier peint consultable et détaillée sur plusieurs sites Internet, qui apportent des précisions sur la localisation des exemplaires (version complète ou pas) conservés de par le monde entier (**), je préfère ici, de mon œil de peintre graveur, m’attarder à quelques remarques. Je reste admiratif, rien qu’à l’idée d’imaginer ce que dût être le travail d’encrage du panoramique entier par la technique du pochoir : une planche de bois pour chaque couleur, et les couleurs sont nombreuses, dosées et calculées pour les effets d’ombre et de lumière, les demi-teintes, avec une qualité telle que certains aplats ont la fluidité de l’aquarelle… Notre guide évoquait un labeur de 8 à 10 mois pour plusieurs dizaines d’ouvriers, soit un total de 225.000 manipulations ! Un détail aussi m’intrigue : je vous évoquais la largeur du lé (54 cm),  et le bord à bord vertical du papier sur le mur est en effet bien visible. En outre, une coupe horizontale est repérable tous les 45 centimètres environ, ce qui signifie que les rouleaux de papier étaient constitués de feuilles raboutées et que l’impression en continu, bien qu’inventée déjà, n’était pas pratiquée encore dans la manufacture de Mâcon. Ce qui signifie aussi, que le papier-peint dût être collée sur le mur comme un puzzle. Mais peut être est-ce une mauvaise interprétation de ma part…

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Les voyages du capitaine Cook.
Habitants des Îles de Sandwich – Episode de la mort de Cook (détail des lés 8 et 9) ©jc taillandier

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      L’épisode tragique de la mort de Cook en février 1779 est relatée sur les lés 8 et 9. Pendant sa troisième expédition en quête du passage du Nord-ouest avec ses deux vaisseaux Le Résolution et le Discovery, il est tué sur la rive lors d’une altercation avec les indigènes dans la baie de Kealakekua sur l’actuelle Grande Île d’Hawaï.

(*)  Tous mes remerciements à notre guide de visite Mr Christian Chartier dont l’aide m’a été précieuse pour la rédaction de cet article.
(**)  Les sites consultables sur le sujet sont nombreux.
J’en citerai un en particulier : Les_Sauvages_de_la_mer_du_Pacifique

Rouge (suite)… Traits et variations

dessin sur calques d'après G. de la Tour (détail) (1)
 Jean-Charles Taillandier – Rouge est la couleur du mystère, dessin sur calques (détail), 30 x 30 cm, année 2015.
inspiré de Georges de la Tour, Saint Jérôme lisant – Musée lorrain, Nancy.

       Un précédent article de ce blog (Rouge est la couleur du mystère) se faisait l’écho de mon  travail graphique en cours inspiré des peintures de Georges de la Tour. Ce projet rassemble gravures sur bois et dessins dont plusieurs accompagneront une prochaine exposition du Musée Georges de la Tour de Vic sur Seille consacrée au centenaire de la redécouverte du peintre, ou de sa résurrection, pourrait-on dire, par Hermann Voss, après plus de deux siècles d’un oubli presque complet. Le langage simplificateur de la gravure sur bois limité dans un format unique (30 x 30 cm) à la seule couleur rouge dont je pouvais varier la densité par superposition de plusieurs planches, me conduisait de facto à l’épure des figures.

      L’œuvre du peintre m’a accompagné longtemps et je ne saurais dire pourquoi telle figure m’émeut plus que telle autre. L’histoire de l’art et son analyse critique sauront bien disséquer avec érudition l’œuvre peinte dans tous ses recoins, ce en quoi elles travailleront à sa démystification et à dessiller notre œil sur un univers lointain et inconnu. Mais notre trouble devant l’image a peu à voir avec cet éclairage savant. La lumière qui émane du tableau a cette source impalpable qui se joue de toute connaissance que légitimeraient experts et institutions. Cette connaissance de l’art nous met sur la piste, mais nul n’est maître de l’œuvre et de sa jouissance. Cette jouissance du regard m’a conduit à ce processus de « décantation » du langage formel, au sens où l’univers pictural du peintre se cristallisait peu à peu en moi sous la forme de ses figures primordiales, allégées d’une quête de la réalité, ou d’une religiosité, voire d’une mystique propre à son siècle, pour n’être ouverte qu’à ma propre subjectivité, qu’à l’irréductible de leur silence et de leur présence immobile. Ainsi l’attitude crispée de douleur de la pleureuse dans la toile Saint Sébastien soigné par Irène (Staatliche Museen, Berlin) : elle est simple figurante muette en arrière-plan de sainte Irène agenouillée devant le martyr. Elle est placée dans la composition en extrême diagonale dans le recoin droit du tableau. Et pourtant, elle a pour moi une puissance d’attraction supérieure à la scène principale… Je m’en suis inspiré pour une gravure et je ne saurais mieux expliquer pourquoi j’ai délaissé de mes préférences les grandes scènes de genre prolixes en personnages, richesse d’habits et composition virtuose (Le tricheur à l’as de carreau, musée du Louvre/La diseuse de bonne aventure, Metropolitan Museum, New York...) au profit du langage dépouillé des Nocturnes et des personnages en pied sur fonds neutre, immuables et simples dans la beauté de la peinture. Se détachent ainsi de ce choix plusieurs visages fondus entre ombre et lumière dans la méditation de leur destin, que j’ai eu plaisir à aborder graphiquement. Peut être pour en percer inconsciemment davantage leur mystère, par un vain principe de réappropriation, quitte à en brouiller les poses ou leur ordonnancement. Ou à associer, pour un dialogue improbable en une unique image, des personnages issus de tableaux différents : Vierge au livre en méditation, Madeleine pénitente chuchotant à l’oreille de sainte Anne,  ou pleureuse au pied de Saint Sébastien martyr.

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      Plutôt que m’étendre sur la présentation de la série gravée sur bois, qui pour l’heure comprend 19 gravures différentes, pour un tirage que je limiterai à 20 exemplaires (voir article précédemment cité), je préfère évoquer ici « l’amont  » de la gravure de la planche livrée au ciseau. Graver, inciser le bois en est la phase finale, tous les graveurs connaissent la méthodologie de ce processus. Le premier trait de gouge est précédé d’une mise en place de l’image et d’un travail de l’œil sur l’équilibre des masses et des plans… Une formulation d’une pensée en devenir. C’est une étape qui ne met pas la démarche de l’artiste à l’abri des balbutiements, des tâtonnements ou des reniements… Et  au bout du compte, à la nécessité fréquente de recourir à un choix de motif entre plusieurs occurrences qui sont autant d’esquisses préalables au trait et pinceau sur papier-calque, facilitant ainsi les repérages et les chevauchements d’images. Elles sont autant de références potentielles à d’autres aventures graphiques. L’image gravée peut alors être accompagnée de compositions dessinées à exemplaire unique accompagnant toutes le même motif dans des directions proches. Cette méthode confère une grande liberté de pensée à l’élaboration du motif en contournant l’arbitraire du choix qui s’impose au processus de tirage de la xylographie.

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Jean-Charles Taillandier – Rouge est la couleur du mystère (30 x 30 cm) .
ci-dessus : gravure sur bois (2) et dessins sur calques (3-4-5- et 6)
inspirés de Georges de la Tour, l’Education de la Vierge au livre – New York, Frick  Collection.
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rougedouble21(7-8-9-10)
Jean-Charles Taillandier – Rouge est la couleur du mystère (chacun 30 x 30 cm) .
dessins sur calques  inspirés de Georges de la Tour : le Nouveau-Né – Musée des beaux-arts, Rennes (7-8),
le Vielleur au chapeau – Musée des beaux-arts, Nantes (9-10)

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Jean-Charles Taillandier – Rouge est la couleur du mystère (30 x 30 cm) .
dessins sur calques  inspirés de Georges de la Tour, l’Adoration des bergers, Musée du Louvre.

Dessin pour la fillette à l’oiseau mort

G.: Ecole des Pays Bas, La fillette à l’oiseau mort (vers 1520), Musées des B.A. Bruxelles (37×30 cm)
D : Jean-Charles Taillandier, Dessin 1, encre et collage sur japon (2015) (18 x 18 cm)

Pourquoi une œuvre d’art nous émeut-elle ? Par quel mystère une peinture ou un dessin nous subjuguent-ils ?  Le désir profond de l’artiste ne serait-il pas alors la quête inconsciente de ce moment primordial qui l’a mis face à ce moment de vérité, quand l’image est plus que l’image, dans ce moment de trouble où le regard se promène sur quelque chose qui le dépasse ?…  Poser la question en ces termes est certes rédhibitoire dans ce temps contemporain car ce serait poser l’émotion esthétique au cœur du débat. Nous sommes en plein dans l’ambiguïté de la vision qui relie notre propre regard au regard de l’autre. Comment se passe la filiation ?
Parmi toutes les questions que pose le très beau roman Un monde flamboyant de Siri Hustvedt, celle-ci en est une : « Nous sommes tous les miroirs et les chambres d’écho les uns des autres. Qu’est-ce qui se passe, en réalité, entre les gens ? … Le langage n’appartient à personne. Nous souvenons-nous des sources de nos propres idées, de nos propres paroles ? Elles viennent de quelque part, n’est-ce pas ? » (*). Le propos de la fiction est orchestré autour de la personnalité complexe d’une plasticienne new-yorkaise, Harriet Burden, décédée en 2004. Mais, par extension, il s’ouvre bien au-delà des différents points de vue des protagonistes de ce monde de l’art contemporain : il pourrait s’élargir à la question de la réinvention permanente du regard porté sur les œuvres du présent , mais aussi du passé.

Ce sujet de réflexion m’interpelle car je ne cesse, dans la modestie de mon dessin, d’interroger de mon propre regard des œuvres peintes ou gravées de maîtres anciens ou d’artistes anonymes; certaines œuvres plus que d’autres parce qu’elles m’émeuvent particulièrement, sans pour autant que j’en puisse toujours expliquer la cause. Hormis le fait qu’elles concernent l’art du portrait qui renferme en soi toute l’énigme de la figuration humaine et soumet l’artiste au défi de représenter le visage dans un geste lourd d’attente et de désirs. Chaque portrait est unique et obéit aux canons esthétiques de son époque, il est le produit d’un inventaire de formes, de dogmes et de convenances. Il est le fruit d’une alchimie complexe entre l’artiste, le modèle et le commanditaire, à moins qu’il ne résulte d’une confrontation de l’artiste avec son propre miroir ou ses souvenirs. Mais quand l’heure n’est plus au labeur de l’atelier, le pourquoi et le comment de l’œuvre achevée se dissolvent peu à peu dans l’épaisseur du temps et leur destin passe à la postérité des générations suivantes.

 Les témoins oculaires ne sont plus, le monde a tourné la page. Il reste pour notre bonheur le témoignage précieux comme une relique d’une présence humaine et sensible au monde dans un triptyque de Van Eyck, par exemple, ou une figure de Georges de la Tour miraculeusement sauvée de l’oubli. Elles sont si étranges et lointaines à notre univers de vivant, et pourtant si réelles. Dans la filiation infinie de l’art qui s’obstine à dessiner cet éternel visage humain, le trait qui cherche son épanouissement sur le papier vient de quelque part, n’est-ce pas ? Si l’intention de l’artiste n’était que représenter ce qu’il voit, il n’aboutirait qu’à du figé, qui est le contraire de l’émotion. D’un siècle à l’autre, il s’abreuve à l’énigme de ce « quelque chose » qui le dépasse parce qu’étranger à soi. C’est dans l’état perpétuel de cet apprivoisement que le dessin se cherche et se construit. Dans l’incertain et dans le devenir.

Ouvrir un livre d’art, visiter le musée, c’est se promener dans cet espace plein de miroirs et de chambres d’écho. Le regard circule de témoin muet à témoin muet, et peut-être qu’avec un peu de chance surgira par effraction dans l’imaginaire un espace nouveau et libre que demandera à combler un nouveau dessin.
Ce dessin est long à s’apprivoiser en moi, puis à prendre ses aises dans une nouvelle histoire. Parfois il flotte, il erre sans parvenir à se fixer, mais, quand s’affirme le crissement de la plume sur le papier, le geste est rapide parce qu’il est contenu tout entier dans sa respiration. Ce n’est plus un portrait ancré dans une réalité propre, mais juste une trace de portrait né du désir de la surprise et de l’inattendu.

Plusieurs dessins propres à ce cheminement illustrent ici mon travail pictural sur la thématique du visage. Ce sont des dessins de petit format sur de fins papiers orientaux. Ils ont pour source lointaine deux univers picturaux. Le premier s’articule autour de quelques œuvres de Georges de la Tour, peintre lorrain du XVIIe siècle. Ces dessins à l’encre sont le versant intimiste d’un projet pictural que j’ai entrepris depuis plusieurs mois et qui donnera lieu, parallèlement, à une suite gravée sur bois (voir article précédent Rouge est la couleur du mystère). L’écriture à la plume et au pinceau  y est plus intime, voire plus secrète que le recours à la gouge et au ciseau. Cela commence à chaque fois par un temps de distanciation avec le lointain modèle.  Il en est ainsi du visage, à demi effacé dans la fibre du papier, d’un apôtre ou d’un vieillard des rues qui chercherait à percer dans l’échancrure du temps, ou encore la Vierge au livre désormais simple lectrice assoupie… Et puis nous relient à cet espace confus des songes et des réminiscences tous ces anonymes représentés dans les toiles, retables ou polyptyques des Primitifs flamands infiniment présents dans une solennité de l’instant. Mis en lumière sur le devant de la scène, ou simples figurants d’une oeuvre de piété, de puissance ou de souvenir, il suffit de les croiser pour que leur énigme s’invite à notre conscience.
La mélancolique fillette à l’oiseau mort  (Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts)vient bien de quelque part, elle aussi. Elle est ma préférée. Elle m’a inspiré un dessin. Je l’ai découverte dans un livre d’art, et irai à sa rencontre à Bruxelles dès que possible. Envoûtement d’une peinture dont on ne connait ni le modèle ni le peintre, mais seulement son énigmatique présence au monde…

Jean-Charles Taillandier, Dessins 14 (vignette)-11-6-4-2-12-15
encre et collage sur japon (2015) (chacun 18 x 18 cm)

(*)  Un monde flamboyant de Siri Hustvedt, Actes Sud, (page 124).

 

Mexico Mexico, d’Isabelle Pierron

« J’y suis allée, je n’en suis pas revenue.
Faire le mur !

Je ne saurais tout raconter,
mais enfin, le mur, je l’ai fait.
Un pan ou deux… »

     C’est une belle formule de l’artiste Isabelle Pierron qui exprime en peu de mots son travail graphique de résidence-création actuellement présenté à la Galerie 379 de Nancy (1). Elle y habille les murs de la galerie d’une fresque travaillée au fusain, inspirée de ses carnets de croquis, notes et photographies issus d’un voyage au Mexique entrepris de janvier à avril 2013. Elle avait choisi Cuernacava pour « camp de base », au sud de la capitale Mexico, et élargit son périple vers Puebla et l’Etat du Guerrero, puis Oaxaca et ses alentours, Aguascalientes et Zacatecas.  L’écriture rapide et spontanée du fusain sur les murs de la galerie nancéienne est le premier jet spontané, composite et fragmentaire, de ses impressions picturales de la terre mexicaine où prédomine l’art de la fresque qui l’impressionna tant. Si un jour l’occasion lui était offerte, et pourquoi pas au Mexique, elle aimerait développer sur un espace mural plus grand, un regard plus complet de sa propre vision de ce pays immense et exubérant. Elle en imagine déjà l’articulation en trois parties : l’Enfer, le Paradis et le Purgatoire.

Fresques - Isabelle PierronIsabelle PIERRON, Mexico Mexico
Fusain, – face 3,60 x 2 m /côtés 2 x 2 m – (2015)

Pour l’heure, elle y a fait le mur : « comme les muralistes, là-bas, qui, de tout temps, dépeignent la marche forcée du pays entre l’enfer et le paradis. Les murs ainsi maculés d’art et de culture populaire, où se mire le quotidien, étalant gloires et vicissitudes dans une même magnificence, font rendre gorge à l’histoire et au présent. » 

     Après des études aux Beaux-Arts, Isabelle Pierron a été accessoiriste puis peintre-décoratrice à l’Opéra de Nancy pendant quinze années. Elle a formé son regard et sa gestuelle de dessinatrice aux grands formats des fonds de scène, et sa découverte des fresques murales a été un « choc » lors d’un précédent voyage au Mexique il y a dix OLYMPUS DIGITAL CAMERA  ans. Elle grdait en mémoire les fresques anciennes de la cathédrale de Cuearnavaca peintes du temps du conquistador espagnol Hernǎn Cortès. Faut-il y voir un effet précurseur de ce que sera le muralisme mexicain, né au début du XXe siècle révolutionnaire. Il donnera naissance à un art populaire et monumental non seulement sur les murs d’église, mais sur les façades des maisons, des bâtiments publics, sous les préaux d’école, etc… Magnifié par de grands artistes tel Diego Rivera, l’art mural, sous forme de fresque peinte, de mosaïque ou vitrail, est promu en tout lieu, accessible à tous et le muralisme est très vivace aujourd’hui au sein d’innombrables collectifs d’artistes.

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 Fresques (XVIe siècle), cathédrale de Cuearnavaca, Mexique (cliché I.Pierron).
Fresque de Diego Rivera au Palacio Cortès de Cuernavaca
Mozaïque de graines au marché de Tepozlàn (clichés I. Pierron).

     Ses carnets de photographie et de dessins  remplis  d’une multitude d’études de paysages, d’impressions fugaces prises sur le vif, à la gouache ou au crayon au hasard des étapes et des rencontres, Isabelle Pierron rentre en France. Un an et demi s’écoulent depuis ce retour jusqu’à l’opportunité de ce travail en résidence : période de maturation qui permettra in situ à l’artiste de composer en un seul jet ces vastes croquis sur papier. C’est une autre scène d’opéra offrant au regard du public sa vision intime d’un pays chatoyant, violent et mystique, qu’elle ordonne en plusieurs thématiques fondamentales qui englobent passé ou présent autour de ses figures tutélaires : le révolutionnaire Zapata, la Vierge de Guadalupe, toute  une mythologie, mais aussi le quotidien des rues, des marchés sur les places publiques et l’exubérance de la nature.

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mexico6Isabelle PIERRON, Mexico Mexico (extraits)
Vierge de Guadalupe
, 2  x 0,60 m (fusain)
Fruits et épis de maïs 2 x 2 m (fusain)
Fresque de Zapata, 2 x 2 m (fusain)

        Au centre de la galerie, une présentation de sculptures en céramiques modelées de la main de l’artiste complète l’exposition murale : des fruits, noix de coco, et l’épi de maïs, emblème ancestral de la vie. Mais le regard d’artiste qu’Isabelle Pierron porte au Mexique, tel un hommage à ce pays lointain, serait incomplet s’il ignorait que là-bas les murs ne sont pas maculés que de peinture mais hélas quelquefois de sang. Quarante trois crânes de grès sont alignés sur le sol de la galerie à la mémoire des élèves-enseignants de l’école normale d’Ayotzinapa assassinés à Iguala dans le bus qui les transportait.

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 Isabelle PIERRON, Mexico Mexico
céramique (2015)
(1) Mexico Mexico d’Isabelle PIERRON est une exposition présentée actuellement à Nancy par l’Espace d’Art contemporain 379, dans le cadre d’une résidence-création de l’artiste.
379, Espace d’Art contemporain,  379 avenue de la Libération – 54000 Nancy. Exposition du 31 janvier au 28 février 2015. Ouvert tous les jours de 18 à 20 h. (en dehors de ces horaires, sur RV). Téléphone 03 83 97 31 96 / 06 87 60 82 94. E-mail : association379@wanadoo.fr
Mail d’Isabelle Pierron : i.pierron@free.fr