14-18 : une chronique ordinaire en Anjou (partie 4)

suite et fin …

JumellesLe bourg de Jumelles, années 1910 (coll. part.)

    A la mi-juillet, Joseph arrive en permission à Jumelles pour quelques jours, puis repart en train. Il est difficile de le localiser sur le front, en l’absence d’indices écrits de sa main, ou d’adresse postale identifiée. Les archives militaires renseignent toutefois que le 270e Territorial a été dissous en juin 1917. La plupart intégrant le 71e. Ce qui permettrait de confirmer le secteur où Joseph fut présent dans les rangs du train régimentaire : la Somme et la Marne (avril/mai 1917), puis la Woëvre, Verdun-Côte du Poivre (juin/septembre 1917) et la tranchée de Calonne (novembre 1917/mars 1918).

… Je souhaite de tout cœur que cette carte te retrouve en bonne santé, de même que je crois que bientôt tu vas venir me surprendre, ou bien, si tu as besoin d’un certificat, tu n’as qu’à me l’écrire.(…) Il fait grand chaud depuis que tu es reparti, toute la récolte est bonne à couper, allons, à bientôt j’espère te voir, ta femme qui t’embrasse de tout son cœur.(Augustine à Joseph, 24/07).
C’est la saison des moissons : de Vivy, un village proche, Marguerite D. écrit à sa tante Augustine : si vous avez besoin de moi pour battre à la machine, vous n’avez qu’à me le dire, ça me fera une occasion pour aller vous voir (26/07).

De quel certificat s’agit-il ? Elle le mentionne encore plus tard. La main d’œuvre étant très sollicitée pendant la période des foins, s’agit-il d’une attestation (que délivrait le maire, par exemple ) sollicitant les autorités militaires à accorder à Joseph une permission agricole exceptionnelle ? J’ai un grand-père qui a eu ainsi une permission agricole de 30 jours en juin 1917.
… je vais mieux de mes douleurs car j’étais bien malheureuse. J’ai été plusieurs jours sans manger et sans dormir. Je voudrais bien te voir revenir, je ne reçois pas souvent de tes nouvelles, (…) je trouve le temps bien long et je vis dans l’inquiétude. Aujourd’hui jeudi tu dois avoir ton certificat et tu ne vas peut être pas tarder à venir. Hier j’ai ramassé le blé sous le hangar, et l’avoine n’est pas encore rentrée car tous les jours il tombe de l’eau (09/08). Augustine envoie de l’argent à son frère Henri, par l’intermédiaire du courrier de sa femme Joséphine. Il lui répond : je te remercie du billet de 3 francs que tu as donné à Joséphine, mais il ne faut pas m’en donner comme ça, j’en ai pas besoin et toi tu en as besoin pour Joseph (…) Je suis dans un camp avec le commandant où là on ne trouve pas beaucoup de pinard à acheter, quelquefois mais pas souvent. Je te remercie bien des fois, tu te prives pour moi. Je n’ai pas grand-chose de nouveau à te raconter, qu’il tombe de l’eau tous les jours depuis 8 jours (05/08).

accours

Carte du 24 septembre 1917 d’Augustine à Joseph : le moral est au plus bas :
… Que deviens-tu ? Dire que je ne reçois plus de nouvelles. Voila dix jours que tu n’as pas fait écrire. Malheureusement t’est-il arrivé malheur ? Sauf cela tu n’es pas raisonnable de me laisser dans l’ennui comme je suis bien souvent. Je n’ai pas une seule voisine qui reste tant dans la peine plus que moi. Plus de la moitié du temps je ne reçois plus de nouvelles. Je n’ai même pas le courage de t’écrire. Je sais que tu es bien malheureux de ne pouvoir écrire, mais moi pendant ce temps-là, je suis bien malheureuse de ne pouvoir écrire. Allons mon cher ami, je suis en bonne santé mais lorsque je t’écris je me fais bien du chagrin de ne rien recevoir.
Deux mots pour te dire que je désire de tout mon cœur que cette carte te retrouve de même qu’elle me quitte, et mon petit Joseph, que je viens de recevoir ta lettre datée du 26, avec le grand plaisir que ça m’a fait de recevoir de tes nouvelles. Tu me dis que tu es surpris que je te dise que je suis sans nouvelles… J’ai été 10 jours sans en recevoir, (…), allons mon petit Joseph, je ne t’en marque pas long car j’ai une journée pour arracher des pommes de terre, demain je t’en écrirai plus long… (29/09).
Et puis, soulagement, Joseph arrive enfin en permission autour du 1er novembre, à la suite de laquelle il n’écrira que 2 lettres en 15 jours : j’espère de tout mon cœur que tu es en bonne santé car dans le sale coin où tu es parti, il ne fait pas bon (Augustine, 14/11).

Ton cher camarade me dit que tu es en bonne santé et que tu couches dans une chambre qui est chauffée. Tu me diras où tu couches, sans doute dans la chambre mais pas dans un lit. Enfin ça me fait grand plaisir de savoir que tu n’es pas trop mal placé mais mon plus grand désir serait de voir la fin de cette malheureuse guerre, et elle ne vient jamais (28/11),
J’ai reçu ta lettre du 29 à Longué. Elle m’a fait un grand plaisir de te savoir en bonne santé. Espérons que nous aurons grand bonheur à la fin de cette maudite guerre qui nous fait tant souffrir. Je ne vais pas te marquer bien long, il fait bon, le temps est bien clair. Il a gelé bien dur cette nuit, je crois que le temps va se couvrir. Mon bien cher Joseph, j’ai aussi à te dire que Maître A. ne va pas faire de goutte. Je ne sais pas comment je vais faire, je ne pourrai avoir la barrique. Pour le cidre, j’en ai mis en bouteille hier et aujourd’hui je vais (soutirer). (04/12).

C’est bientôt la nouvelle année. Augustine reçoit les vœux de sa cousine dont le mari est affecté dans l’Est à Danmarie. B., un de ses frères, lui envoie une photographie annonçant son changement de régiment : je viens de quitter ma brave coursière qui est à coté de moi (photo) maintenant je suis en formation pour repartir – 105 me Régiment d’artillerie, 66e batterie 17e pièce (29/17).

chevalQuelque part aux armées, décembre 1917.

    La même impatience que la guerre finisse continue de ponctuer les échanges entre Augustine et Joseph : l’envoi de colis, la naissance d’un veau à la ferme : j’ai des nouvelles de la maison,il y a du nouveau elle a une petite taure et Charmante sera à son temps le 1er février, quand ce sera son tour tu seras peut être à la maison (1801/1917),
puis en retour la patience résignée de Joseph : : pour le travail fait comme d’habitude pour le mieux et tout ira bien (13/04).

    Et le drame qui touche Françoise B. précisant à Augustine la mort au front de son mari Henri : ma chère amie (…), je vous disais que j’ai eu une lettre de mon frère qui me parle de mon mari. Il me dit qu’il a vu un camarade qui a vu l’accident se produire : ses chevaux se sont emballé, son guide a cassé. Tombant dans un précipice, il était impossible pour mon mari de s’en tirer. On m’a dit que s’il avait sauté de la voiture, il ne se serait peut être pas tué. Il est enterré au cimetière de Merquantour, tombe 306 à Sommedieue… (15/03).
… Je ne puis pas vous dire grand-chose de ma situation car vous devez toujours penser que les peines sont grandes. Je vis de grand ennui, rien pour me distraire, que de la peine à avoir. J’ai été malade mais je suis rétablie, je suis en bonne santé (12/10). 

…. Je viens de recevoir tes lettres datées du 23, 24 et du 25 du mois et ça m’a fait un grand plaisir carattente mon cher Joseph tu as été 11 jours sans me faire écrire. J’étais dans le plus grand des ennuis, je n’avais plus le courage de rien, et moi qui ai tant de travail : hier j’ai ramassé ma luzerne et je compte faire la barge de trèfle vendredi si le temps ne change pas (29/05),
… Hélas que vous devez être malheureux, et même devez souffrir beaucoup de la soif. Mon cher Joseph, je te prie de me dire si tu as besoin que je t’envoie quelque chose, soit de l’argent, soit des colis. Sois bien aimable de me dire si tu es en danger. Je n’ai rien reçu depuis le 4, cela ne fait pas beaucoup de temps, mais tout de suite je m’ennuie avec une pareille misère on peut bien vivre dans l’inquiétude (06/06),
… Je ne suis pas d’un bon tour car je suis bien enrhumée, avec bien trop de travail : j’ai tout le pré à faner et je suis seule. Ils n’ont pas tout fauché hier, et aujourd’hui le père R. a fini le pré. Maintenant il fauche le champ de l’arche. Les sangliers ont fait du dégât cette année dans mon pré près des brulits. ; Je n’ai pas reçu de lettre depuis 4 jours, qu’une carte datée du 20. Si j’ai une lettre aujourd’hui je te récrirai demain matin. Allons mon bien cher petit Joseph, je te souhaite une bonne santé et une bonne chance, ta femme qui t’aime et qui t’embrasse bien tendrement (25/06).

Les propos qui suivent d’Augustine à Joseph sont énigmatiques : Qui est la petite Charlotte ?

… Ce matin je suis allé voir ce que devenait Charlotte. Il y a 3 semaines que je ne l’avais pas vue. Maintenant je suis à même d’en engager une qui est sortie de sa place : la plus âgée des petites A…. Mais elle n’a pas le même caractère. J’aime beaucoup Charlotte. Quand je leur ai parlé d’en prendre une autre, toutes les deux, la mère et la fille, se sont mises à pleurer. Je ne sais comment faire, c’est embêtant d’avoir tant de travail et personne qui me donne la main (30/06),
… Maurice te l’aura dit : j’ai des maux, je pars à Longué parler au pharmacien. Je croyais que ça allait mieux, mais je vois qu’il en revient d’autres. Mais sois tranquille, je ne suis pas malade, c’est sans doute du mauvais sang (19/08),

S’en suit une nouvelle carte d’Augustine adressée à sa sœur qui habite Vivy, un bourg voisin :
… Ma dartre a disparu, j’en suis bien contente. Je regrette beaucoup de ne pas lui avoir mené ma Charlotte. Je n’y pensais pas sur le moment. Je vous ai dit qu’elle avait la tête couverte de maux en cela ne va pas en diminuant. Peut être que l’homme les guérit aussi. Comme il n’a pas besoin de voir, seriez vous bien aimable de lui en parler le plus tôt possible et me récrire de suite s’il veut la voir. Je la lui amènerait. Elle a la tête d’une seule croûte et tous ses cheveux sont collés. S’il veut savoir l’âge, elle a 13 ans du mois de juin… (23/08)

Pour la première fois, Augustine évoque des problèmes cutanés qu’elle fait soigner par un «homme» connu dans la campagne proche pour ses dons de guérisseur, ou de magnétiseur. C’était alors une pratique courante dans les campagnes, et son souhait est de lui présenter Charlotte qui souffre sans doute d’eczéma. Son intention était sans doute d’engager cette petite fille pauvre comme fille de ferme, après accord de sa mère…
Fut-elle engagée ? Nous ne le saurons jamais. Elle n’évoquera que les travaux des jours et les mesures de réquisition de bétail par l’autorité public: les pois sont battus, il y a 14 boisseaux. C’est pas beaucoup mais c’est dans les meilleurs de par chez nous. Nous avons un triste temps, toujours le même, jamais d’eau, tout est brûlé comme si le feu était passé(29/08),
Je reviens d’amener notre jument à la revue et je suis contente de te dire qu’elle est réformée faute de taille. C’est bien dommage, m’ont-ils dit car c’est une belle petite bête… Mais je suis contente, je m’en inquiétais à chaque fois (09/09).

Deux mois après cette dernière carte connue, l’échange de cartes entre Augustine et Joseph bien sûr s’interrompt. L’armistice est signée. A chacun et chacune de se relever de 4 années de cauchemar et de fêter une nouvelle année 1919 avec sa peine ou sa joie au cœur :

31 décembre 1918, carte de voeux de Françoise veuve B. :
Bonne année pour vous, mes chers amis, car après avoir passé de si cruelles années, je pense que vous allez être délivrés de cette barbarie et que vous allez vivre heureux auprès l’un de l’autre et pouvoir vous souhaiter la bonne année de près, le plus près possible.Aujourd’hui vous avez le cœur joyeux tous les deux tandis que moi suis toujours dans la peine. Je pense toujours dans mon mari qui était aimable pour moi et dont aujourd’hui je suis privée.

effervescenceMarché couvert à Saumur  (extrait de carte postale, coll. part.)

Epilogue :
     La chronique des années de guerre se clôt sur cette note tragique. La correspondance entre Joseph et Albertine, et entre Albertine et ses proches, ne pouvait m’en apprendre davantage. J’ai le regret, à ce jour, de ne pouvoir mettre un visage sur leur écriture. La curiosité m’a poussé à retourner sur les lieux où ils ont vécu. Le village de Jumelles (qui a fusionné avec Longué en 1973 pour devenir la commune associée Longué-Jumelles) a conservé sa physionomie calme et discrète dont témoignent les cartes postales des années 1900; avec l’église plantée sur la place centrale et ses rues qui se dispersent vers les campagnes environnantes où prospèrent aujourd’hui de vastes serres de cultures maraîchères.
La consultation des archives municipales et départementales m’a appris qu’Albertine était née Albertine Margas, sœur d’une fratrie de onze enfants, et plusieurs frères et beaux-frères partagèrent le sort de Joseph au front. Ils se sont mariés à Jumelles en 1900 et n’eurent pas d’enfant. J’ai retrouvé la tombe de Joseph, enterré à Jumelles en 1946. Sa chère Albertine est décédée dix-huit ans plus tard, en 1964.

2 commentaires sur “14-18 : une chronique ordinaire en Anjou (partie 4)

  1. Merci pour cette chronique qui apporte une pierre de plus à l’édifice du souvenir. Que celui-ci perdure dans la mémoire des plus jeunes pour nous préserver de réitérer les erreurs du passé (même si les évènements présents ne laissent que peu d’espoir sur le comportement humain).

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