La Dame de Génicourt et les fantômes

    

Me voici en Meuse… Je quittais en voiture Bar-le-Duc par le nord et je devais rejoindre la commune de Génicourt-sur-Meuse, afin d’y découvrir dans sa petite église du XVIe siècle les sculptures de Ligier Richier considéré comme le plus grand artiste lorrain de la Renaissance. La route la plus directe consiste à emprunter la départementale 1916 pendant 36 km jusqu’à Souilly et à obliquer à droite vers Génicourt. C’est une route mythique, baptisée plus tard «Voie Sacrée» par Maurice Barrès. Elle fut de février à octobre 1916 l’unique voie de liaison permettant l’approvisionnement en hommes et matériel entre l’arrière et les premières lignes de front autour de Verdun. Difficile d’imaginer aujourd’hui dans sa chair et son esprit le poids du tragique supporté par des centaines de milliers d’hommes sur ce long et étroit ruban de bitume. Des bornes kilométriques casquées en égrènent le souvenir, de même que ces photographies de poilus et véhicules, grandeur nature, plantées à l’entrée des communes traversées. Plus loin vers le nord se préparait l’apocalypse de Verdun, mais tout dans cet épisode est apocalyptique : au plus fort de la bataille, plus de 8000 véhicules circulaient sur la Voie sacrée, un toutes les 13 secondes ! De mars à juin 1916, 400.000 hommes et 500.000 tonnes de ravitaillement en matériel et munitions étaient acheminés par mois, nuit et jour, jusqu’à l’enfer, camions, tracteurs d’artillerie, autobus, ambulances, véhicules d’état major,… croisant le flot incessant des véhicules rapatriant vers l’arrière les blessés et permissionnaires. Sans compter les 8000 soldats territoriaux affectés au ré-empierrage continuel de la chaussée que la boue et le dégel rendaient impraticables. C’était une affaire de survie nationale. Une discipline de fer gérait cette noria d’hommes et de machines, sur cette voie sinueuse où tout engin en panne était expressément poussé au fossé pour ne pas ralentir le flot.

Voie sacrée -© Culture, histoire et patrimoine e Passy.

Cette armée désormais fantôme m’accompagnait tout le long de mon trajet en voiture, bien actuel, celui-là. Je défie quiconque, sur cet itinéraire, de ne pas avoir à l’esprit les réminiscences de cette odyssée tragique lue dans les livres d’histoire, ou vue dans les films documentaires . Je revivais en mémoire les bribes de récit de mes deux grands-pères qui en avaient été acteurs et témoins, mais ne pouvaient plus rien en dire. Car, à n’en pas douté, leurs godillots avaient foulé ce sol, puisque tous les régiments de l’armée française, dit-on, étaient venus combattre à Verdun.
La ligne de front s’étendait au bout de la route, plein nord-est. Elle fut la dernière étape d’une longue souffrance pour des centaines de milliers d’hommes fourbus, agglutinés dans les camions bringuebalants. Je quittais ce convoi fantôme et je tournais à droite à Souilly.

Autre espace-temps jusqu’à la petite église fortifiée de Génicourt-sur-Meuse qui accueille le visiteur sous les trois travées de sa nef recouverte de décors peints. Elles abritent douze superbes fresques murales d’époque Renaissance, et un riche ensemble sculpté de Ligier Richier ou de ses ateliers ou suiveurs. Au centre, le retable du maître-autel, et en surplomb sur sa droite, la Dame de Génicourt de Ligier Richier me saisit de son regard implorant, les mains jointes au creux d’un drapé bleu qui tombe à ses pieds. Les historiens de l’art la considèrent comme une œuvre de jeunesse de l’artiste réalisée dans l’atelier d’un maître lorrain, dans les années 1520.
Mais une autre sculpture de pierre polychrome attire mon attention, au pied de la colonne, parmi l’ensemble sculpté du Retable de la Vierge à l’enfant. Deux figures féminines siègent autour de la Vierge : à sa droite, Sainte Catherine d’Alexandrie, et à sa gauche Sainte Anne, qui, toutes les deux dans une même posture, désignent du doigt un passage d’un livre ouvert sur leurs genoux.
La main gauche de Sainte Anne est amputée. Son buste est légèrement penché vers l’avant. Son visage est très jeune, presque enfantin, elle a le regard fixe, perdu dans ses pensées. Le moignon suspendu dans le vide : quelle étrange blessure infligée à ce bras de pierre qui se tend à quelques kilomètres d’une terre de carnage ! (*).

(vignette) La Dame de Génicourt, de Ligier Richier, vers 1530.
(ci-dessus) Retable de la Vierge, Sainte-Anne, attribué au Maître de Génicourt, église de Génicourt-sur-Meuse.

 

Sainte  Madeleine, école de Ligier Richier (moulage)

Inhérente à la beauté paisible et douloureuse des sculptures qui ornent le maître-autel et les retables latéraux, c’est cette impassibilité des regards et des postures dans l’immuable de la pierre qui m’émeut le plus au cœur de cette église qui, par le destin de l’Histoire, s’est retrouvée un jour de 1916 aux portes du brasier de Verdun.
Je retrouve cette impassibilité dans le visage de Sainte Madeleine, dite «la Châtelaine», qui se dresse au-dessus du maître-autel, auréolé des plis savants de sa coiffe, (c’est un moulage dont l’original, est il précisé, est conservé au Palais de Chaillot de Paris). Je la retrouve dans la multitude des figures qui entourent le Calvaire du Christ, naïves figures d’un art nourri d’imagerie populaire nées sous les ciseaux d’artistes moins puissants que le Maître de Saint-Mihiel, mais touchants dans leur vérité démonstrative.

Le Département de la Meuse a créé la « Route Ligier Richier » sous forme d’un circuit jalonné d’étapes. Elles permettent de découvrir les sculptures inestimables de ce grand artiste qui oeuvra au coeur de ce renouveau humaniste qui vivifiait la Lorraine et le Barrois sous le règne du Duc Antoine. Le parcours passe bien sûr par Génicourt-sur-Meuse, mais aussi Saint-Mihiel où il est né, Bar-le-Duc, Clermont-en-Argonne… Cinq cents ans après le jaillissement de son oeuvre qui faisait l’admiration des artistes et voyageurs de son temps, des zones d’ombre néanmoins subsistent dans sa vie, de sa période de jeunesse en particulier, et relatives aussi à ses dernières années, alors que converti à la Réforme, il s’était réfugié en Suisse à Genève pour y mourir (voir Route Ligier Richier).

Diverses sources m’ont renseigné sur l’épisode militaire de la «Voie Sacrée», notamment le site regards.grandeguerre.free.fr sur lequel figure l’image d’archive du convoi que j’ai reproduite ici.
(*) Cette « blessure » est ancienne puisqu’elle est visible sur une photographie de l’inventaire du Ministère de la Culture, Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine, prise par le Baron Burthe-d’Annelet (1870-1933). Une autre source indique que l’église a été restaurée après 1918.
Un document d’information dans l’église signale en outre que les trois statues du retable Nord ont été volées en janvier 1975. Elles ont récupéré leur emplacement d’origine après avoir été retrouvées chez un antiquaire belge, et restituées à l’église.

  

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