Apothéose en noir et or #2

Jean-Charles Taillandier, Apothéose-grand défilé 1 et 2 (ci-dessous)
dessins sur calques et monotype, format 70 x 100 cm, année 2016.

Je suis toujours à l’ouvrage sur ma série de dessins Apothéose en noir et or inspirée de la Pompe funèbre de Charles III gravée par Friedrich Brentel et Matthäus Mérian. J’ai déjà évoqué ce travail d’atelier et son prolongement plastique vers des rives plus intimes dans deux articles précédents de ce blog : Apothéose en noir et or et Chevalerie.
L’important n’est pas tant que ce recueil de gravures issu du passé m’offre un champ de référence visuelle qui puisse donner prétexte au dessin. Pourquoi cette source plutôt que telle autre ? L’important est dans son aptitude secrète à déclencher ce déclic qui ouvre à mon propre imaginaire. L’univers décrit par Friedrich Brentel est pétrifié et porte témoignage d’un passé étanche et révolu. Mais il peut dissimuler dans son étrangeté même la permanence d’une trace inconsciente de toute considération spatiale et temporelle. Une telle trace me relierait à un fond inconscient et aiderait à l’envol de mon propre dessin. J’ai donc exploré la silencieuse étrangeté des personnages en cortège, m’appropriant aussi l’aspect emblématique du cheval d’apparat harnaché d’ors et draperies. Je me suis laissé guider sur le papier dans un univers où les figurants, les chevaux, les objets cérémoniels venaient à moi dans un décor spectral et flottant comme dans un rêve. Mon dessin à la plume ou au pinceau les accueille sur la feuille d’un papier japon si fin qu’il se plie à tous les jeux de superposition, de collage, sans que je sache très bien où me mène ce travail graphique. Je suis mon propre témoin d’un univers qui prend forme et consistance, nourri à la fois d’archives et de traces mémorielles.

Et puis, paradoxalement, je me suis rendu compte que plus l’univers lointain de Friedrich Brentel me devient familier dans sa fréquentation prolongée, plus est perceptible dans mes dessins un flottement de leurs références. Un imaginaire personnel, petit à petit, y prend place, qui bouscule l’ordonnancement d’un monde étranger à moi-même. Il s’immisce dans les anfractuosités du fin papier maculé de stries, de tâches et est grand ouvert à toutes les réminiscences de la mémoire. C’est une tentation de présence qui affleure d’autant plus à la surface du papier que les couches s’agglutinent par collage ou se superposent en transparence. J’y observe des rapprochements incongrus et improbables. Par exemple ces enfants surgis d’un autre temps à la rencontre du défilé des jeunes enfants encapuchonnés en rang par deux, ou telle autre surprise au détour d’un défilé fantomatique… Tout dans le dessin est affaire de réminiscence qui n’a que faire de la logique. Et pourtant j’y ai trouvé une explication possible : l’évocation de ce défilé funèbre quelque part dans les rues de Nancy de ce lointain dix-septième siècle, dont le graveur Friedrich Brentel a fait un  » reportage quasi photographique  » a remonté à la surface de ma propre mémoire : il a fait écho au souvenir des défilés religieux que j’ai vécus comme spectateur ou participant, dans ma prime jeunesse dans les rues d’un village d’Anjou.
À propos de cette expérience plastique, je pourrais mettre en exergue une citation du peintre Giorgio De Chirico :
« Alors j’eus l’étrange sentiment de regarder ces choses pour la première fois, et la composition du tableau se révéla à l’œil de mon esprit. Cependant, le moment est pour moi une énigme en ce sens qu’il est inexplicable. J’aime aussi appeler énigme l’œuvre qui en dérive » (1).


Les dessins Apothéose en noir et or et Chevalerie ont été exposés dans la chapelle du Château des lumières de Lunéville du 29 juin au 30 décembre 2016. Dans le cadre de l’élaboration du catalogue, je remercie Jean-Marie Dandoy, photographe qui m’a donné une aide précieuse à l’élaboration de la maquette, Philippe Martin, historien et auteur de l’ouvrage La pompe funèbre de Charles III, éditions Serpenoise , qui fut une source essentielle de documentation dans mon travail graphique, et Pierre van Tieghem, qui m’a apporté son regard précieux d’historien d’art.

(1) L’Art pris au mot, Gallimard, page 27.

Portraits des Lumières

Je reviens avec cet article à une série de dessins déjà anciens intitulée « Portraits des Lumières » dont l’exposition inaugurale eut lieu en 2005 à la bibliothèque Stanislas de Nancy, dans le cadre du programme de Nancy 2005, le temps des Lumières. Un commentaire sur l’un des 33 dessins composant la série avait fait l’objet d’un précédent article, Le peintre et son modèle, à propos d’un dessin inspiré d’un portrait d’Anne-Marie Drant, peint vers 1785 par Dominique Pergaud qui était aussi son époux (Musée Charles de Bruyères de Remiremont). Dans ses grandes lignes, mon projet était de travailler la thématique du portrait, prenant prétexte de sources iconographiques conservées dans les collections publiques ou privées de Lorraine, visages lointains, célèbres ou anonymes ayant vécu au XVIIIe siècle en Lorraine.
Mais il ne s’agissait bien que de prétexte : une béance de plus de deux siècles m’offrait en partage l’apparence physique de parfait(e)s inconnu(e)s d’un autre espace temps, qu’aucune connivence ne pouvait combler. Prenant prétexte de ce regard lointain que l’artiste avait immortalisé par son pinceau sur sa toile, je m’inventais un nouveau personnage et je butais sur son énigme qu’une seule ressource pouvait combler : mon imaginaire… Un imaginaire d’autant plus attisé que le personnage représenté par le peintre était étranger à la grande Histoire et promis à un éternel anonymat. Et je parachevais ma démarche de dessinateur en associant à ce lot de personnages d’époque révolue quelques autres purement virtuels.
Ce qui m’intéressait était d’approcher la thématique du temps, de la trace, et dans ce basculement d’une vérité qui nous échappe inexorablement, au profit de l’invention et du faux-semblant. S’en est suivit cette série de 33 portraits fantasmatiques, réalisés dans un format 80 x 100 cm à l’encre de Chine et pinceau sur un marouflage de papier orientaux préalablement travaillé par gravure au monotype avec des encres grasses. Soit donc pour chaque dessin plusieurs couches de papier superposées et collées.

Depuis 2005, la série complète des dessins est conservée dans un coffret de bois verni à l’abri de la lumière, mais quelle ne fut pas ma surprise en soulevant récemment son couvercle : l’huile de lin parcimonieusement mélangée à l’encre grasse de la gravure avait par endroits contaminé les fibres des papiers, parcheminant par endroit les visages d’une belle coloration brune et chaude. C’était mon projet esthétique d’outrepasser le temps par une simple tentative de dessin, de porter vers un ailleurs ce qu’une main anonyme pensait fixer à jamais, et voici que la chimie naturelle continuait l’œuvre, au gré de sa fantaisie. J’y retrouvais l’esprit de mes fantasmagories, mais nourri et embelli d’une patine du temps qui m’enchante. Voici quelques uns de ces portraits présentés ci-dessous :

Ci-dessus : Jean-Marie Boutet de Montvel , acteur et dramaturge lorrain (1745-1812), d’après gravure.
Louis-Ferdinand de Nesle, dit « Gervais« , directeur des jardins de François III,  (vers 1750),  d’après peinture anonyme.
Elisabeth Charlotte d’Orléans (1676-1744), épouse duc Léopold,
d’après peinture attribuée à Pierre Gobert, Musée lorrain de Nancy.
Pierre Jobart, Maître des Comptes du Barrois, (vers 1700),
d’après peinture de Nicolas Dupuis – Musée des Beaux-Arts de Nancy.
Charles Palissot de Montenoy, auteur dramatique, opposant aux philosophes des Lumières (1730-1814) d’après gravure, Musée de la Révolution française.
Jeanne Chéron, Dame de la Congrégation de Lunéville, (vers 1730)
d’après peinture de Charles Louis Chéron – Musée du Château de Lunéville).
Jean-Baptiste Simonin (père), professeur au Collège royal de Chirurgie (1750-1836)
d’après peinture anonyme , Musée de la faculté de médecine de Nancy.
Marie-Françoise-Catherine de BEAUVAU-CRAON, Marquise de BOUFFLERS, (vers 1730)
d’après gravure – Bibliothèque Municipale de Nancy.

Continuum rêvé et le rouleau Césaire

 

Continuum rêvé et le rouleau Césaire, vue de l’exposition
Bibliothèque Stanislas, Nancy © jc Taillandier

     L’exposition Continuum rêvé et le rouleau Césaire que Jean-François Chevalier et moi-même avons présentée dans le décor feutré de la Bibliothèque Stanislas, sous les auspices du 11e Congrès International d’études sur l’emblème, s’est tenue à Nancy du 3 au 7 juillet 2017. Elle est désormais close. Du haut de sa majesté de plâtre, le roi Stanislas ne méditera plus sur nos deux propositions graphiques qui renouvellent, selon nos sensibilités propres, le genre de l’emblème : Jean-François Chevalier puise dans l’intime les secrets de l’emblème pour composer un recueil gravé ; quant à moi , j’ai déroulé sur table l’énigme gravée de mon rouleau Césaire (voir article précédent), censée présenter au public une découverte archéologique majeure, mais inventée de toutes pièces… Deux approches différentes pour associer image et texte, et marier les alchimies de l’encre sur le cuivre, au service d’un imaginaire.

      Le propre de l’emblème est d’accompagner une image avec un titre, un texte et une morale, selon les règles et les habitudes en vigueur aux XVI et XVIIsiècles. Les collections de la Bibliothèque Stanislas de Nancy sont riches d’exemples fameux de livres d’emblèmes. Ils sont désormais répertoriés à l’exemple de cette gravure de Jacques Callot « rien de rude ne l’épouvante », placée en frontispice de l’affiche, et qui a servi de logo au congrès : un chardonneret perché sur un chardon. D’où l’à-propos de ce congrès international à Nancy à l’initiative de Paulette Choné, Professeur émérite des Universités et membre du Bureau  de la Society for Emblem Studies, attirant l’attention des chercheurs spécialisés dans les domaines les plus variés : histoire de l’art et des arts décoratifs, histoire littéraire, histoire du livre et de l’illustration, iconographie, symbolique, théorie de la représentation, philosophie, histoire sociale et culturelle, sciences de la nature, informatique.

 

Continuum rêvé et le rouleau Césaire. Emblèmes du XXIe siècle.

      On n’en a jamais fini avec les emblèmes ! Le congrès a inspiré nos deux propositions plastiques qui approfondissent la tension entre une image et un texte complices. Nous nous aventurons à explorer les secrets de l’emblème, qui correspondent à l’une des préoccupations des chercheurs : « Qu’est-ce que faire un emblème ? »

      Jean-François Chevalier réalise un recueil de dix-neuf emblèmes gravés, dont les motifs sont choisis, par reflet analogique, parmi les références d’un vécu intime. Avec les « écritures » de Paulette Choné, ces images parlées et multiples développent et réhabilitent la pensée d’un Continuum rêvé.
L’énigme du rouleau Césaire compose, quant à elle, une bande de fragments gravés sur papier japon, longue de dix-neuf mètres, et à exemplaire unique, dont certains détails révèlent des motifs emblématiques. Pièce maîtresse de fouilles archéologiques de pure fiction, comme le récit qui l’accompagne (Editions La Dragonne, Nancy, 2001), elle s’inscrit pleinement dans cette démarche exploratoire de l’image et du texte.

 Jean-François CHEVALIER (textes de Paulette CHONÉ), Continuum rêvé
recueil gravé, planche 4 © jc Taillandier

      Jean-François Chevalier a présenté l’image de l’oiseau sur la chaise dans un travail antérieur de sculpture revisitée aujourd’hui en gravure à l’eau-forte. De là naît le trouble, vertu d’une poésie de l’image, que le spectateur reçoit avec sa propre subjectivité. Accompagnée du texte en regard que lui consacre Paulette Choné, l’emblème a pris forme :

          Naturellement

          vautour de faillite et de honte
          un demi-siècle sous le derrière
          du grand-père
          t’apprit à fond le pavé de la cuisine
                                       Il n’est pas de serre qui ne s’émousse.

      Mon travail gravé, dans le rouleau, accueille aussi la présence de l’oiseau. Elle s’actualise d’une relecture poétique et vivante, confrontant la matière volatile de toute  vie à la pesanteur du destin et des éléments. De multiples motifs hermétiques se répètent et dialoguent tout au long de ce déroulé imaginaire. Devenu irréel et poétique, cet univers amène d’autres questionnements à notre monde contemporain auxquels participe le langage plastique (assemblage papier-image-couleur-texte-affabulation)…
Dans la préface qui accompagne le récit, Jean-François Clément souligne que « Jean-Charles Taillandier lui-même, au premier regard, donne le statut de canular à cette création. Un canular est seulement un jeu qui vise à créer des doutes sur la légitimité de nos croyances, en nous faisant abandonner la posture fictionnelle, mais son but est aussi parfois de déstabiliser les institutions. Il s’oppose donc à la supercherie et au faux. »

 


     Jean-Charles TAILLANDIER , L’énigme du rouleau Césaire 
gravures et collages sur papier japon (détails fragments 6 et 4, longueur  60 et 50 cm).
Continuum rêvé et le rouleau Césaire, vue de l’exposition
Bibliothèque Stanislas, Nancy © jc Taillandier

 

Contacts :
–  Le site des amis des études emblèmistes en France  : https://aeef.hypotheses.org
– Le site de la society for emblem studies  :  http://www.emblemstudies.org
– Le site de Jean-François Chevalier, graveur  :  http://www.jeanfrancoischevalier.com/
– Le site de Jean-Charles Taillandier, graveur  :  http://www.taillandier-art.com/

 

L’énigme du rouleau Césaire

 

Imaginons…

  « Au printemps de l’année 1911, un paysan qui travaillait au creusement des fossés en lisière du Bois d’Anon, près de Vézelise (France), mit à jour des vestiges de fondation massive et une cavité à moitié enfouie sous les décombres. L’histoire aurait pu en rester là s’il n’avait averti les autorités locales de cette découverte fortuite. Augustin Cox, professeur d’histoire médiévale et membre de la Société archéologique de Lorraine, est dépêché sur place et se livre à un premier examen sommaire.

Le bois d’Anon
bas : Eglise de Paray Saint-Césaire (Meurthe et Moselle).

Il lui faudra néanmoins attendre l’année suivante pour effectuer les premières fouilles et déblais, et découvrir, sous 4,50 mètres de déblais, une cavité longue de 7 mètres et large de 5. Au centre de cet espace qui s’avèrera être le soubassement d’une ancienne crypte, il dégage deux dalles plates sous lesquelles sera mis à jour un squelette humain. L’étude des restes attestera d’une sépulture faite à la hâte, mais un événement non moins important sera la découverte près de  la tombe d’un reliquaire de bronze et d’étain, hermétiquement clos, qui contient de longs fragments d’un parchemin. Les spéculations sur la nature et l’origine de ce document allaient faire couler beaucoup d’encre. Elles sont attestées par les chroniques des années 1911 et suivantes publiées dans les bulletins et revues des sociétés savantes.

     
 eglise_saint_cesaire      Le même Augustin Cox avait conduit trois ans plus tôt les travaux de restauration du clocher de l’église romane de Paray-Saint-Césaire, gardant à l’esprit l’hypothèse à cet endroit même, ou à proximité, d’un monastère beaucoup plus ancien attesté par les rares chroniques du Haut Moyen-Age parvenues jusqu’à nous. Ses fouilles sous l’église restèrent vaines. Toutefois, celles entreprises sous le bois d’Anon tout proche, qui allaient mettre à jour ce mystérieux parchemin, lui ouvraient une piste prometteuse. Jusqu’à ce jour, nul vestige connu ne  présageait les restes de cet édifice. Ce sont précisément de tels indices que Cox cherchait assidûment, se basant sur les quelques sources connues : Le livre de confraternité de Reichenau (Allemagne) mentionne dans le Saintois l’existence florissante d’une telle abbaye au VIIIe siècle, édictée selon la règle de Saint-Césaire.  Sa trace se retrouve dans la chronique de Charles le Chauve, roi de Lotharingie. Ce fait est d’autant plus précieux qu’il ne s’agirait pas, en l’occurrence, d’une des nombreuses traces d’une présence attestée du monachisme celtique ou bénédictin qui allait recouvrir la Lorraine dès le VIIe siècle, mais d’un ordre monastique « dissident » qui n’allait pas perdurer. Saint-Césaire (470-563) était alors moine et évêque gaulois influent qui normalisera les rapports entre l’Eglise et les royaumes barbares. Une étape préliminaire a été la restauration longue et minutieuse du document, avant que les spécialistes se penchent sur son examen approfondi : de quelle époque date-t-il ? Est-il en relation directe avec la doctrine de Saint-Césaire et ce mystérieux abbaye ? Quel serait son lien avec les restes humains découverts à proximité ? Le présent article, dans sa brièveté, n’a bien entendu pas d’autre ambition que d’apporter quelques éclairages…

D’emblée, un motif (fragment 1) intrigue à la bordure gauche du rouleau : telle une figure tutélaire et archaïque, un personnage debout et de profil semble adresser un signe de la main en direction des éléments scripturaux et graphiques qui prolongent le document. Quel lien faut-il faire entre cette image primordiale et ce qui suit ? Une étude comparative et analogique du document s’impose avec les sources iconographiques carolingiennes et du haut Moyen Âge parvenues jusqu’à nous grâce à de rares codex ou rouleaux parfaitement identifiés.

Rouleau Césaire (détail fragment 1).

Le thème biblique du Jugement dernier est récurrent dans la doctrine de Saint-Césaire, et nous le retrouvons dans plusieurs miniatures  du Rouleau. Nous pouvons les rapprocher d’un des fragments du sacramentaire de Metz (BNF-Paris),  orné pleine page, qui fut commandé en 869 par Charles le Chauve, mais aussi d’enluminures conservées dans les abbayes Saint-Airy et Saint-Vanne (Verdun, France). Ce sont là les arguments les plus solides qui permettraient d’authentifier le rouleau Saint-Césaire. Toutefois, c’est le Beatus de Morgan (vers 940), manuscrit espagnol tiré du commentaire de l’Apocalypse (conservé à la Pierpont Morgan Library de New-York) qui nous offre les rapprochements iconographiques et théologiques les plus intéressants. En témoigne (fragment 2) la bande horizontale des personnages qui figurent « ceux qui ont été jugés, condamnés et réunis » (…)  Je vis alors un grand trône blanc et Celui qui siégeait dessus… Je vis aussi les morts, grands et petits, debout devant le trône. » (Apocalypse XX, 11-15).

Rouleau Césaire (détail fragment 2, 23×23 cm).

      L’iconographie alchimique est une seconde piste d’interprétation essentielle. Nous faisions référence plus haut au Beatus de Morgan, d’origine espagnole, et n’oublions pas que l’Espagne fut une voie essentielle de pénétration de l’alchimie arabe en Occident. Si l’origine arabe de l’alchimie semble attestée par des traités dès le VIIIe siècle, il n’est pas déplacé de  penser que des traducteurs  chrétiens aient pu véhiculer les connaissances au Xe siècle. A l’examen du fragment (3), comment ne pas tenter un rapprochement avec l’imagerie de l’alchimiste opératif ?  Dans son laboratoire, il dispose de fourneaux, de vases et cornues aux formes complexes destinées aux expérimentations :  «  il s’agit de commencer par construire un fourneau qui ressemble à une mine (…) qui concentre la chaleur de manière continue… » cf Roger Bacon in Theatrum chimicum.

Rouleau Césaire (détails fragments 3 et 4, 22×50 cm).
Ci-dessous : Aurora Consurgens (vers 1420) (Zûrich Zentralbibliothek)

Nombre de représentations allégoriques parsèment les obscurs grimoires dont la compréhension échappe  à notre logique. Si le sens secret de leurs figures est définitivement perdu, de nombreux motifs codés ont perduré de manuscrit à manuscrit. Considérons par exemple ce plan horizontal en forme de table parsemé de boules noires (fragment 4) : ce même motif est également visible sur l’une des miniatures d’Aurora Consurgens qui est un traité écrit postérieurement (vers 1420) en latin médiéval et autrefois attribué à Thomas d’Aquin. On y voit une femme assise alignant des pépites sur une table, face à une autre femme tenant en laisse un corbeau de la main gauche et une balance de la main droite. De même apparaît-il plus tardivement encore dans un ouvrage de Denis Molinier, Alchimie de Flamel (vers 1772), consacré à la pratique du Grand Art…

Rouleau Césaire (détails fragments 5 et 6)

Les images du Rouleau le placeraient donc à l’aube de l’iconographie hermétique, et préfigureraient les représentations splendides sur parchemin et vélin des siècles postérieurs, balisant les étapes vers une réalisation matérielle et spirituelle du Grand Œuvre alchimique ? Deux autres motifs le laissent à penser. D’abord celui d’un cheval mort renversé qui apparaît au centre d’une image sombre et peu lisible, dont la panse est un des symboles philosophiques de la putréfaction (fragment 5). Au terme d’innombrables manipulations, la matière n’est pas encore purifiée, et la transmutation qui est la phase ultime de pureté physique et mentale aboutira enfin à la découverte de la pierre philosophale représentée par l’union parfaite du Roi et de la Reine, lisible en image voisine (fragment 6).
Ainsi dans le corpus de ce rouleau Césaire, l’hermétisme alchimique côtoie le discours théologique, ce qui constituerait un fait singulier dans la mesure où la pratique alchimique a été sévèrement condamnée par l’Eglise… A défaut d’une expertise approfondie du précieux document qui ne fut jamais entreprise, ou d’une nouvelle campagne de fouille sur les lieux de sa découverte, aucune interprétation ne peut être à ce jour validée. Et pour l’heure, certains motifs gardent encore tout leur mystère, à l’exemple de ces fragments 7, 8 ou 9 (voir ci-dessous).

Ci-dessus : Rouleau Césaire, détails fragments 7, 8 et 9 (20×40 cm).

      Il est seulement  permis d’avancer l’hypothèse d’une datation du rouleau : celle de la lointaine Renaissance carolingienne. Si tel était le cas, la découverte de cette inestimable pièce archéologique dans le sol du bois d’Anon raviverait l’hypothèse historique d’une puissante institution monastique  et spirituelle, jadis en ces lieux…
Mais quelques jours après la dernière campagne de fouilles  entreprise par le persévérant Augustin Cox éclatait la première guerre mondiale. Depuis lors, le site ne fut plus jamais visité  par les archéologues. »

 Ce récit fictif de la découverte d’un manuscrit obscur et très ancien est la trame d’un texte que j’ai écrit en 2001. Il servait d’alibi à un travail graphique et poétique interrogeant la notion de vrai et de faux d’une image.
Le « pseudo » rouleau Césaire se présente sous la forme d’une bande que j’ai gravée sur papier oriental, à exemplaire unique (eau-forte, aquatinte et collage)  et d’une longueur de dix neuf mètres répartie en neuf fragments. Il est effectivement inspiré d’imagerie réelle ancienne ou alchimique. Cet ensemble gravé a fait l’objet de plusieurs expositions. Texte et reproductions ont été réunis dans un livret publié aux Editions La Dragonne – Nancy (2001). Le texte de ce présent article s’en inspire.

 

 

 

 

 

Chambre d’ombre, de Patrick Jacques

Chambre d’ombre est un titre tout nimbé de mystère d’une exposition du photographe lorrain Patrick Jacques (*), présentée par la SAMM (**) à la médiathèque Victor Hugo de Saint-Dié-des-Vosges jusqu’au 24 décembre 2016. Un retour aux sources où il a grandi et a affirmé un talent reconnu dans le milieu photographique (Vis-à-Vis international, le Monde et Libération…), et présenté à plusieurs reprises sur les cimaises des Rencontres internationales de photos d’Arles. Auteur de nombreuses commandes et reportages en Lorraine, et pédagogue (il enseigne depuis vingt ans la photographie à l’Ecole supérieure d’arts de Lorraine d’Epinal), il affirme ici une fois de plus son intérêt pour toute forme d’approche expérimentale de la photographie. Au même titre qu’il avait, par exemple, participé à la réalisation d’un sténopé avec les élèves d’un lycée professionnel de Morhange en 2004-2006. Ici encore, en l’occurrence, ce versant de son œuvre singulière aurait pu avoir pour titre « aux sources du regard » car il en réfère à l’œuvre et expérimentations de pionniers de la photographie.

Patrick JACQUES, Mur carafe, photogramme, environ 40×40 cm.
Bas : Verre bille, photogramme, environ 28×40 cm. © P. Jacques

Ce présent travail est un retour jusqu’aux aux gestes fondateurs de l’artiste hongrois Moholy-Nagy ou du photographe Man Ray qui dans les années 1920 expérimentaient les techniques du photogramme. Soit donc, dans l’essence minimaliste du geste photographique l’exposition à la lumière d’un objet posé sur un papier sensible, sans recours à l’objectif d’un appareil photographique. Dans l’espace clos et noir du laboratoire, une image naît de la simple exposition d’objets à la lumière. Pas n’importe quels objets dans ce contexte précis : des objets de verre et de cristal car ce travail de laboratoire entrepris par Patrick Jacques est le dernier volet d’une restitution de résidence photographique (Le rayon verre) consacrée aux métiers du verre dans la région lorraine, initiée et portée par l’association Surface sensible. Par ailleurs, deux autres volets concernent, l’un, un travail en studio avec des modèles qui se cachent sous une plaque de verre ou bien jonglent avec des billes de verre (dont plusieurs clichés sont présentés ici dans l’exposition), et l’autre, une rencontre avec les verriers sur les quelques sites de fabrication, encore en activité ou en passe à l’oubli. Il en a observé dans les ateliers les techniques de fusion et de façonnage de la matière brute.

De l’art fascinant et magique du verrier aux spéculations du photographe se coltinant aux lois de la lumière, le lien est étroit. Et sans doute, dans l’œil du photographe, l’étincelle de mystère qui habitait les inventeurs des clichés- verre de l’école de Barbizon n’est pas éteinte : le même étonnement, la même appréhension de l’image qui surgit du néant… Car il n’y a pas d’art sans cette part de mystère que l’on redoute tout en le sollicitant.

Et la même chose vaut pour le regardeur passionné que je suis à ce vernissage d’exposition, qui découvre ces images énigmatiques en noir et blanc, au grain de peau si subtil qu’on le croirait né sous le berceau d’un graveur de manière noire. Des formes imprécises émergent d’un noir ou gris velouté, si imprécises que l’esprit n’a d’autre recours que de faire appel à ses propres ressources pour clore une interrogation inconfortable. Que représente cette image ? La proue d’un navire dans une nuit de tempête… ? Une fantasmagorie d’ombres chinoises…? Et l’on à peine à croire finalement que le sujet d’étude du photogramme est une simple cruche de verre métamorphosée sur le papier sensible par une intervention subtile et maîtrisée de la lumière.

C’est à ce bel échange que nous convient les photographies de Patrick Jacques. Ne les manquez pas…

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Patrick JACQUES, sans titre 1 / sans titre 2, photogramme, environ 40×60 cm. © P. Jacques

A noter que l’exposition s’accompagne de la publication du livre Chambre d’ombre. Sa grande qualité éditoriale présente en symbiose parfaite les photographies de Patrick Jacques avec une nouvelle de Julia Billet qui évoque une ville aux frontières de verre (livre dessiné par Cyril Dominger – Editions du Pourquoi pas, 88000 Epinal).
(*) Site internet de l’artiste : http://patjacklulu.wix.com/patrick-jacques
(**) SAMM, Société des Amis des Médiathèque et du Musée Pierre Noël, en partenariat avec la ville de Saint-Dié-des-Vosges. Son président est le critique d’art Pierre Van Tieghem, par ailleurs commissaire de l’exposition. Exposition Chambre d’ombre, de Patrick Jacques
Du 05 novembre au 24 décembre 2016
Médiathèque Victor Hugo, 11 rue Saint Charles, 88100 Saint-Dié-des-Vosges
Fermée dimanche et lundi / Tel 03 2951 60 40
Une rencontre entre Patrick Jacques et le public est prévue le samedi 10 décembre 2016 à 16 heures.

Jacques Koskowitz, la rigueur dans l’art

      Artiste lorrain, Jacques Koskowitz (1932-1997) a vécu quarante ans à Vandoeuvre. Sa ville lui rend aujourd’hui hommage en donnant son nom à la salle d’exposition de la Ferme du Charmois où une exposition de ses peintures, dessins et sculptures est présentée au public (*). C’est une opportunité trop rare de découvrir l’œuvre rigoureuse, multiforme et sans concession, à l’image de son auteur.

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autoportrait

Haut : Jacques KOSKOWITZ, « Café mon enfant », huile sur toile, 60×80 cm;
Cette peinture a le même titre que la biographie de JK dans laquelle il raconte son enfance dans le café de son père.
Bas : – Portrait de Jacques Koskowitz / personnage en carton peint, h.170 cm. © jc Taillandier
Portrait de Jeannine Rollot, huile sur toile, détail, vers 1970 / Personnage, carton, détail.©Blog les amis de JK.

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Les débuts
Pédagogue inspiré en lycée, école normale puis école des beaux-arts, il a transmis à de nombreux élèves sa vaste connaissance de l’art et au-delà, la culture de son époque. Insufflant savoir technique et vagabondage érudit parmi les grandes oeuvres du passé, il offrait à chaque étudiant plus qu’un savoir, il ouvrait le regard. En grand admirateur de Van Gogh, qu’il appelait fraternellement Vincent, il en lisait assidûment Les lettres à son frère Théo. Je dis fraternellement car il partageait sans doute intimement avec lui une précarité de vie teintée d’absolu dans une société qui ne reconnut pas son œuvre à sa juste valeur. Artiste à multiples facettes, il se tournera vers la production de films d’art pour FR3 consacrant des courts métrages à l’ensemble de ses pairs lorrains tels Ligier Richier, Georges de La Tour ou Claude le Lorrain, ou vers le décor de théâtre, ou la création d’affiches, la bande dessinée. Dès les années 60, il ne cessera de peindre, d’abord à la manière de Cézanne et Van Gogh,  pour aboutir dans les années 70 à une peinture très personnelle à la limite de l’abstraction, et avant un retour tardif au figuratif. Dès 1976 naîtront les Rouges Verts, ces clowns diaboliques et féroces créés avec son ami Michel Piotrkowski pour la troupe de théâtre « Piotr et Ko… et à la musique Bichou« .

      J’ai côtoyé et apprécié longtemps Jacques Koskowitz, cet homme secret et silencieux, voire taciturne, qui faisait partie du petit groupe d’artistes fondateurs de la galerie d’art contemporain associative Lillebonne de Nancy. Sa peinture violente et acérée, rigoureusement construite lui sortait du cœur comme un cri, éclaboussant à notre regard une colère et sans doute une douleur. Douleur née d’une enfance vécue pendant la guerre et l’Occupation,  et surtout générée de son sort d’appelé pendant la guerre d’Algérie. Par-delà l’apparence paisible de l’artiste, souriante et d’une humanité débordante, sa peinture en est paradoxalement sa face cachée qui braque en miroir la violence et la cruauté du monde. Terrible arme accusatrice que cette peinture ancrée dans son siècle, dans la lignée directe d’un Goya. Une violence sourde nourrit sa peinture et sa sculpture, mais qui ne s’installe jamais dans le confort d’un langage abouti. Il était ainsi, « Kosko », déroutant son fidèle public vers des voies inattendues, à la poursuite de territoires inexplorés, dont lui-seul en pressentait la cohérence. Il en fut ainsi de ses premiers portraits de pur classicisme des années 60, d’un figuratif évoluant progressivement vers l’abstraction avant un retour au figuratif. Son œuvre est une quête d’une vérité intime qui se joue des classifications esthétiques.

kosko51Haut : Jacques KOSKOWITZ, « paysage », huile sur toile, 80×33 cm, années 60.
Paysage ou portrait ? Une anamorphose présente un visage qui se desssine sur le paysage.© jc Taillandier
Bas : Sans titre, huile sur toile, 60×80 cm, vers 1970.©jm Dandoy

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       Dans une interview (La phrase et le reste, N°1, mars 1971) il questionne l’attirante blancheur de la toile encore vierge, avant le premier coup de pinceau qui scellera la rupture d’une harmonie préétablie, celle d’une lumière pure approchée par Malévitch et son carré blanc sur fond blanc… Absolu impossible de la peinture tout geste du peintre ne serait alors qu’une main tendue à « l’édification de la Règle parfaite ». Des plages de blanc surgissent dans la violence colorée de ses toiles, elles sont autant de trous d’air et de respiration dans l’échancrure des formes et la violence des couleurs.
Il mettra à contribution tout son vocabulaire plastique au service exclusif de cette vérité intime et fondamentale : violence du trait, du rythme, des lignes de force et des couleurs primaires qui transfigureront ces visages émaciés en masques ouverts à la béance du dedans, ou la frontière entre terre et ciel de ses paysages en geste rageur débarrassé de toute préoccupation du motif, impulsé du plus profond de son être. Ce geste qui strie l’espace, le lacère et le déchire est le geste fondateur du peintre solitaire, qui, comme il le citait lui-même « s’inscrit dans la durée, dans un travail en profondeur ».

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Jacques KOSKOWITZ, « tête de chien », h 40 cm / Boîte assemblage, carton, 25x30x25 cm.©jc Taillandier

      Ses personnages en carton ou bois, longilignes et colorés apparaissent dès 1976, sur la scène du théâtre, mais aussi en situation dans des lieux ouverts et quelquefois saugrenus. Hiératiques et froids, ils semblent tout droits sortis d’un univers de science-fiction, et sont acteurs muets d’un « théâtre de l’immobilité ». L’utilisation de la troisième dimension est récurrente dans son œuvre, à l’extrême enfermant ses personnages clownesques dans des espaces confinés, métaphore d’une télévision omniprésente condensant dans sa boîte noire la violence du monde et le formatage des têtes… Ce cri de révolte de l’art sort du cadre étroit de la peinture dont le langage exclusif serait désormais tenu  pour trop traditionnel et trop respectueux… Nous ne sommes plus dans l’exacerbation d’une révolte portée par l’expressionnisme des années 20. Ces personnages de carton sont bientôt rejoints par les Rouges-verts, deux clowns ricanants et cruels, émissaires du Mal dans un cirque de violence et de dérision. Ils sont les mutants agressifs des créatures burlesques  et diaboliques, les Pim Pam Poum, les Flash Gordon, les Pieds Nickelés qui peuplaient ses BD de jeunesse et l’enchantaient. Mais l’innocence a été perdue au contact de la cruauté du monde… Les Rouges-verts habiteront aussi sa peinture à la fin de sa vie, et leur humour grinçant peuplera surtout de nombreux dessins emplis de dérision cruelle et de désenchantement.


kosko81kosko91kosko121Jacques KOSKOWITZ, « Les Rouge-verts », dessins sur papier, 50×70 cm, années 80. ©jm Dandoy

      Plus qu’un peintre, Jacques Koskowitz était un plasticien. Il mettait à contribution de son message de révolte, toutes les ressources de la peinture, de la sculpture et du spectacle vivant, sans aucune concession aux modes. Nous pouvons sans doute parler à son propos de peinture tragique, d’une même peinture tragique qui animait Soutine, parce qu’elle traverse un temps tragique et que sa vie fut, elle-même, intimement traversée de tension et de désillusions.
Mais toutefois, l’optimisme n’y est pas absent. Le propos consiste à tenir tête, à dénoncer et à peindre encore, avec une foi inébranlable dans l’art. Il l’a écrit en ces mots :
« L’homme vieilli se refuserait de croire à l’incapacité qu’il serait de fixer la lumière intense qui, un court instant, d’une manière fulgurante avait ébloui le premier homme.
La dernière image qui nous reste de ce songe inconscient est celle de l’homme traçant l’ultime ligne du dessin. » (Jacques Koskowitz,  La phrase et le reste, hiver 1977)

(*) Exposition présentée du 19/09 au 13/10/2016 à la Ferme du Charmois de Vandoeuvre-lès-Nancy, et rendue possible par la collaboration et le prêt d’œuvres par la  famille et par les membres de l’Association des amis de Jacques Koskowitz.
Pour plus de renseignements sur l’artiste :
– Blog des amis de Jacques Koskowitz
– Blog Jean Michel Marche
– Association des Amis de Jacques Koskowitz,
14 rue du cheval blanc, 54000 Nancy, tel +33 (0)3 83 27 29 02.

Le papier peint du capitaine Cook

 

      Cook1Les Journées du Patrimoine offrent l’intérêt très plaisant, le temps d’un week-end, d’associer la découverte d’une richesse artistique locale à l’inattendu, dévoilant la grande et la petite Histoire dans des lieux parfois surprenants. Qui aurait pu imaginer, par exemple, la présence du célèbre navigateur explorateur britannique Capitaine Cook dans la salle des mariages feutrée d’un Hôtel de ville en Lorraine, à quelques encablures de Nancy ! Qui plus est, combien de futurs époux cérémonieusement debout et attentionnés devant Monsieur le Maire sont conscients de l’épisode dramatique et historique qui se joue, depuis plus de deux siècles, sur le mur en fond de salle ? Et à l’autre extrémité du globe …
Voici les faits : l’édifice dont il est ici question, en l’occurrence l’actuel Hôtel de ville de Lay-Saint-Christophe (Meurthe-et-Moselle) était à l’aube du dix-neuvième siècle une belle résidence bourgeoise acquise en 1845 par Charles-Pascal Baudinet de Courcelles, notable qui fut sous-préfet de Toul puis de Briey. Il succédait dans la maison à Sigisbert Marin, avocat et maire de ladite commune de 1802 à 1830. La salle des mariages actuelle est une vaste pièce avec parquet et portes encadrées de pilastres, surmontées de quatre bas-reliefs attribués sans certitude au sculpteur lorrain Clodion.

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Les voyages du capitaine Cook.
Habitants de Nouvelle-Zélande (papier peint, lés 11 et 12)
en vignette : habitants de Tanna (détail du lé 6). ©jc taillandier
Hôtel de Ville de Lay-Saint-Christophe.

        La surprise qui attend le visiteur est la découverte sur deux murs en vis-à-vis d’un magnifique papier peint panoramique en quatre fragments représentant Les Voyages du capitaine Cook, parfois intitulé encore Les Sauvages de la mer du Pacifique ou Paysages indiens .
Pourquoi ici et dans quelles circonstances ? Pendant la visite, l’érudition du guide (*) nous apportera les réponses tout au long d’un exposé qui s’attachera en préalable à la destinée de la maison : par testament de Baudinet de Courcelles, la demeure sera transformée en 1849 en asile pour « pauvres malades et infirmes » et « pour donner l’enseignement aux filles pauvres« . Les bonnes sœurs s’empressèrent alors de dissimuler derrière une cloison ou une tenture ces images indécentes à la vue et à la morale, les préservant, de ce fait, de la dégradation. Vraisemblablement collé au mur vers les années 1810, ce papier peint panoramique, nouveauté pour l’époque, devait avoir fière l’allure dans les salons de la bonne société, friande d’exotisme et d’apaisement après la tourmente révolutionnaire. L’heure est à la conquête d’un espace colonial tourné vers les horizons lointains (la « Vénus hottentote » est exposée en France en 1810) et le mythe du « bon sauvage » est encore vivace même si des grands esprits comme Diderot avaient commencé à l’écorner.

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Les voyages du capitaine Cook
Habitants d’Otahiti (détail du lé 4) ©jc taillandier
en dessous : lés 1 à 10 du panoramique (550 x 220 cm).© Domaine public.

       Chacun des quatre panneaux est composé de trois lés, soit 12 lés sur un total de 20 que compte la suite complète de scènes représentant les voyages de James Cook dans les îles du Pacifique au XVIIIe siècle. Ce papier peint a été dessiné par Jean-Gabriel Charvet et édité par la société Joseph Dufour et Cie de Mâcon en 1804. Selon la largeur des murs disponibles, il pouvait former des tableaux par assemblage d’un nombre variable de lés. Chaque lé mesure 54 centimètres de large jusqu’à 3,20 mètres de long, mais adaptable à la hauteur du plafond (il suffisait de couper en partie haute une partie du ciel).
Ce qui étonne, c’est la naïveté de ces scènes bucoliques et romantiques, très loin du témoignage historique ou scientifique. D’ailleurs ce simplisme est revendiqué par l’éditeur, dans le livret d’accompagnement accompagnant la vente (conservé à la médiathèque de Mâcon), qui décrit lé par lé le panorama, et en précise les propos liminaires : (**) : « On doit cependant aller au-devant de la censure raisonnable, en avouant aux historiens et aux géographes jusqu’à quel point on s’est permis d’user de la licence tolérée dans les arts, non seulement dans le rapprochement des sites et des actions, mais dans la réunion des peuples, séparés par des distances et par des dates que la raison la plus indulgente ne peut supporter qu’en faveur de la légèreté du motif ».

      L’esquisse de Jean-Gabriel Charvet est très imprégnée du style néo-classique de l’époque. Lui-même en 1773 avait fait partie d’une expédition et était resté quatre ans en Guadeloupe à dessiner la faune et la flore. Pour la représentation plastique des personnages et des situations, il s’est probablement inspiré des dessins et gravures effectués par le peintre John Webber qui faisait partie de la troisième expédition de Cook. Lesdites gravures ayant été par la suite coloriées par Jacques Grasset de Saint-Sauveur et publiées dans ses ouvrages consacrés aux Descriptions et voyages au XVIIIe siècle.

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à gauche : femme Nookta (dessin au crayon de John Webber, 1778)
source : encyclopédie canadienne/Peabody Museum).
à droite : extrait du lé 1.©jc taillandier

      En dehors d’une analyse du papier peint consultable et détaillée sur plusieurs sites Internet, qui apportent des précisions sur la localisation des exemplaires (version complète ou pas) conservés de par le monde entier (**), je préfère ici, de mon œil de peintre graveur, m’attarder à quelques remarques. Je reste admiratif, rien qu’à l’idée d’imaginer ce que dût être le travail d’encrage du panoramique entier par la technique du pochoir : une planche de bois pour chaque couleur, et les couleurs sont nombreuses, dosées et calculées pour les effets d’ombre et de lumière, les demi-teintes, avec une qualité telle que certains aplats ont la fluidité de l’aquarelle… Notre guide évoquait un labeur de 8 à 10 mois pour plusieurs dizaines d’ouvriers, soit un total de 225.000 manipulations ! Un détail aussi m’intrigue : je vous évoquais la largeur du lé (54 cm),  et le bord à bord vertical du papier sur le mur est en effet bien visible. En outre, une coupe horizontale est repérable tous les 45 centimètres environ, ce qui signifie que les rouleaux de papier étaient constitués de feuilles raboutées et que l’impression en continu, bien qu’inventée déjà, n’était pas pratiquée encore dans la manufacture de Mâcon. Ce qui signifie aussi, que le papier-peint dût être collée sur le mur comme un puzzle. Mais peut être est-ce une mauvaise interprétation de ma part…

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Les voyages du capitaine Cook.
Habitants des Îles de Sandwich – Episode de la mort de Cook (détail des lés 8 et 9) ©jc taillandier

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      L’épisode tragique de la mort de Cook en février 1779 est relatée sur les lés 8 et 9. Pendant sa troisième expédition en quête du passage du Nord-ouest avec ses deux vaisseaux Le Résolution et le Discovery, il est tué sur la rive lors d’une altercation avec les indigènes dans la baie de Kealakekua sur l’actuelle Grande Île d’Hawaï.

(*)  Tous mes remerciements à notre guide de visite Mr Christian Chartier dont l’aide m’a été précieuse pour la rédaction de cet article.
(**)  Les sites consultables sur le sujet sont nombreux.
J’en citerai un en particulier : Les_Sauvages_de_la_mer_du_Pacifique

Maroc, la province de mes rêves de Dalila Alaoui

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       L’artiste Dalila Alaoui nous invite, dit-elle, à sa « quête dont les étapes ont constamment été guidées par le hasard et la coïncidence »… Ainsi définit-elle sous le titre La province de mes rêves la résidence-création présentée en Lorraine, sous deux abords différents, au cours de juillet 2015, d’abord au cœur du Saintois dans le Château-Musée de Thorey-Lyauthey,  puis à Espace d’art contemporain 379 de Nancy.  Ces deux étapes ponctuant en 2015 un parcours d’expositions plus vaste qui ne s’achèvera qu’à l’automne (*). La présentation des deux expositions lorraine s’affiche sous une belle cohérence enrichie de la présence de l’artiste sur les deux sites. Mais s’il est question bien sûr de hasard, inhérent à tout parcours de vie, j’en retiens surtout le guide de coïncidences heureuses dans la proposition de ces deux installations récentes ?

AAlaoui21A l’instar de toute démarche artistique, il est bien question ici de quête incessante de soi qui met en branle souvenirs d’enfance, réminiscences et fantasmes. Mais de son propre aveu, il n’est pas ici question de nostalgie, tant abondent en elle le pouvoir de l’imaginaire et du merveilleux qui transmuteront en images et objets une nécessité intime de se bâtir et se comprendre à partir de ses propres racines. Née de mère française et de père marocain, la quête de l’artiste y puise sa matière brute entre deux rivages et deux cultures si différents. Ce grand oeuvre s’abreuve à la construction intime d’une mémoire inconsciente ou pas qui, au gré de l’histoire ne fut pas avare d’échanges et de soubresauts. Un lien fort avec son travail (de mémoire) avait été dès 1990, à la maison de retraite où il s’était retiré, sa rencontre avec le photographe Jean Besancenot (1902-1992) qui avait collecté dans le Maroc des années 1930 croquis et photographies sur la thématique du costume et de la parure. Ils sont aujourd’hui témoignages précieux d’une époque. Ses images de femmes parées et colorées glanées lors de ses contacts auprès des ethnies arabe, berbère et juive sont pour Dalila Alaoui familières au Maroc fantasmé de son enfance.
Un autre lieu riche de sens qu’elle ne pouvait ignorer en Lorraine est le château du Maréchal Lyauthey à Thorey-Lyauthey. Résident général du protectorat français au Maroc dès 1912, le maréchal reste encore aujourd’hui une figure emblématique. Il fit de cette vaste demeure lorraine son « port d’attache » de 1925 jusqu’à sa mort en 1937, faisant revivre dans ses murs une parcelle d’histoire dont il est le symbole. C’est auprès de lui que Dalila Alaoui  emprunte une de ses citations à-propos de ce présent travail de mémoire et de retour sur soi : une province de mes rêves.

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AAlaoui41(3 – 4)

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(5 – 6)

      Proposant une oeuvre plastique sous le sceau de l’onirisme et de l’imaginaire, elle accapare les lieux pour, à son tour, les marquer de son empreinte. Dans les pas de Lyautey qui viscéralement de son vivant voulut transférer chez lui un univers marocain tant aimé qu’il avait dû quitter, elle y substitue son propre espace mental aux côtés des fantômes du maréchal et de la maréchale. Mais désormais hors du temps et à distance… « J’ai procédé comme si j’avais voulu extraire un bout de rêve à une réalité qui, elle, est parfois beaucoup moins engageante ».  Ce bout de rêve s’accroche en poussières d’étoiles d’or aux tentures derrière le buste d’albâtre du Maréchal, accroche son vol en impalpables étoffes soyeuses et voilages dans l’encadrement des hautes fenêtres ou sur les meubles, ou dans différents espaces intimes marqués encore de l’intimité de ses occupants… Telle une main caressante et intruse qui recouvre d’un voile diffus une réalité de vie domestique et tranquille endormie à jamais.

      L’imaginaire de l’artiste s’engouffre dans cette béance et trouble cette présence muette d’un autre espace-temps. Telle une bulle trop gorgée de souvenirs qui éclate, éclaboussant le décor de tant de réminiscences d’enfance : galop de cavaliers, perles, gants de soie, fines étoffes de femmes richement parées pour une cérémonie de mariage. Et dans la chambre de la Maréchale, aux côtés d’un croquis fantasmé de son visage, comme transfiguré par la main de Dalila Alaoui, un voile d’oubli s’accroche aux souvenirs photographiques d’une périlleuse mission d’infirmière volontaire dans le Maroc de l’année 1907 . Le tissu et le dessin sont les deux médiums de prédilection de l’artiste, étoffes et couleurs s’entremêlent en un patchwork de vies où l’imaginaire se déploie à la reconstruction d’une mémoire. Parsemés sur les divans, les coussins ouateux aux motifs peints et cousus sont les réceptacles idéaux de ce laboratoire intime, ces coussins « où nous posons nos têtes avant de nous abandonner aux rêves« .

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(7 à 10)
Dalila Alaoui – la province de mes rêvesannée 2015.
(1-2-5-6-7-8-9-10) : Installation I
, Château-Musée de Thorey-Lyautey
(3-4) : Installation II, Galerie 379, Nancy.
(*) La retraite sentimentale, Maison nationale des artistes, Nogent-sur-Marne, 2013
Entre nous, Le Maroc contemporain 2015, Institut du Monde Arabe, Paris
La province de mon rêve, Installation I, Château-Musée de Thorey-Lyautey,11 et 12 juillet 2015
La province de mon rêve, Installation II, Galerie 379, Nancy, 18 et 19 juillet 2015
Les Aumônières Contemporaines, Cathédrale St Pierre et St Paul de Troyes, 4 juin au 21 septembre 2015.
Coordonnées de l’artiste : dalila.alaoui@ic loud.com
Espace d’art contemporain 379, Nancy : association379@wanadoo.fr
 

Jour de coulée

     

       Jean-François Laurent est un ami sculpteur. Il m’a invité ce matin dans son atelier-fonderie implanté dans la campagne mosellane, au cœur du Saulnois, pour un événement particulier : un jour de «coulée». Ce mot garde sa part de mystère autant que ces paysages à travers les terres noires qui me conduisent à son atelier. Il y a plus de quatre siècles, elles y ont vu naître à quelques kilomètres de sa maison le peintre Georges de la Tour dont l’œuvre suscite encore tant d’interrogations.  Une flamme de chandelle éclaire souvent les toiles de ce grand Maître  des nuits. Toutefois, là où je vais, il n’est pas question de peinture, mais d’un savoir-faire ancestral de sculpteur fondeur qui saura, par la science de son art du feu, faire naître une belle forme de l’informe. Ce terme technique de «coulée» évoque au plus profond de notre conscience ce vœu archaïque et démiurgique de l’homme à dompter les lois du métal en fusion.
La sculpture ne serait pas sans ce passage par le feu. Visite…

Atelier de jf Laurent, la coulée

       L’œuvre de Jean-François Laurent m’est devenue familière, tant monumentale que confinée à la dimension d’une main. Elle est portée toujours vers une célébration de l’Humain  dans un langage plastique où domine la figure longiligne de l’homme ou de la femme, en bloc monolithique dressé vers le ciel, ou traversé par le vide en son milieu. La figure se dresse nue sur son socle,  ou chemine sur la roue allégorique de son destin. Ou bien, le masque lisse d’un visage aux yeux clos, quand ce n’est pas la posture cambrée d’un violoniste, célèbre dans le bronze la sérénité d’un instant d’émotion.

      L’antre de l’atelier en impose par la hauteur de sa voûte. Son pourtour est encombré d’outils, de matériaux et machines où quelques sculptures anciennes se dressent sur le périmètre de la scène à venir, indifférentes à l’artiste qui, dans un coin, alimente de vieux bronzes de récupération le feu infernal du four.
Le temps d’une matinée, ce lieu de méditation que l’artiste appelle sa « chapelle » où dans le silence des murs il médite la genèse de ses futures sculptures, va devenir le laboratoire d’un cérémonial programmé de temps à autre dans le planning technique de l’artiste, au gré de ses besoins. 

Atelier de JF Laurent

L’étape particulière de la coulée s’inscrit dans un long et lent processus qui suit le modelage dans les mains de l’artiste de la forme sculptée en cire. Cette intervention en amont scelle la connivence initiale entre le geste créateur de l’artiste et la matière première. Elle sera suivie de beaucoup d’autres avant que le sculpteur ne révèle enfin son oeuvre aboutie  à notre regard. La sculpture « fondatrice » en cire, cernée de sa gangue de ciment, a été soumise à la chaleur d’un four. La cire fondue s’est retirée jusqu’à la dernière goutte, générant un creux que devra remplir le bronze en fusion, jusqu’aux moindres recoins. Pour l’heure, à nos pieds sous un dôme de sable, la sculpture en gestation est un réceptacle vide affublé de drains et d’évents, comme meurtrie avant de naître  douloureusement au monde. Simple spectateur, je ne peux que m’imaginer ce corps en creux, enfoui tel un secret dans son sarcophage.  Je suis convié à ce moment crucial de la coulée du bronze fondu dans le moule encerclé de ciment réfractaire. Le métal en fusion instillera alors la vie grâce aux évents qui permettent à la fois d’évacuer l’air et d’irriguer toutes les anfractuosités du creux. Cet instant scellera enfin dans la chair du métal la lente et progressive complicité d’une pensée avec le matériau. La manœuvre est délicate car il faut déverser du godet le métal fondu porté à plus de 1200°C dans l’étroit cône à la verticale du moule. L’artiste est, cette fois encore, assisté du fidèle Bernard, dans une connivence de gestes précis et coordonnés, que tous deux connaissent bien pour les avoir effectuer maintes fois. 

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le godet

cône de feuLa coulée – Jean François Laurent (à droite) guide les opérations.
photos © Jean-Charles Taillandier

      Il convient d’être patient encore quelques heures avant d’assouvir sa curiosité et découvrir enfin au grand jour les moulages de bronze. Après refroidissement, il faut les extraire en brisant au maillet avec mille précautions leur gangue externe de ciment. Ce moment est attendu par l’artiste avec une troublante anxiété car, pour la première fois, l’oeuvre nue se révèle dans sa masse et sa pleine lumière.  Il lui appartiendra ensuite de porter la pièce sculptée à sa plus pure expression, d’en ébarber les défauts et de « l’habiller » d’une patine toujours discrète, car l’important, énonce Jean François Laurent, est de « laisser la suprématie aux volumes« … Faire parler le  vide et le plein, apprivoiser la lumière et l’ombre sur les ventres et les creux , mais ne jamais trop flatter l’épiderme du bronze au dépens du corps plein. La vérité se joue dans la masse. D’elle émanera la belle émotion et resplendira la sensualité du sculpteur.

      Précisément là, à cette séance de coulée, je saisis la connivence extrême entre le sculpteur et la matière. Jusqu’à l’étape ultime du processus d’oxydation et de patine qui donnera enfin à la sculpture sa véritable carnation, l’oeuvre en gestation subit les assauts des éléments. L’artiste y pourvoit, habité de la présence aveugle de sa création sous la gangue externe de ciment, qu’un dernier assaut du maillet réduira en poussière et gravas.

      Le sculpteur est l’instigateur et le témoin d’un grand oeuvre au processus long et épuisant, qui nécessite une somme d’expérience et de savoir-faire dans l’univers de l’air et du feu, avec l’éventualité de l’échec, même minime, qui ne peut être écarté. Mais on ne peut pas parler d’ingratitude à propos de ce diktat de la matière et de ses lois, car la récompense est immense  quand la sculpture émerge des scories de ciment. Sur l’étagère, les moulages de ciment blanc ont l’apparence étrange de  vieux obus rouillés en attente de mains expertes. Mais leur désintégration apportera non la mort, mais un gage d’éternité chargé  de vécu et de passion.

la brisure

double

Double, Jean François Laurent, bronze patiné.

Contacts Jean-François LAURENT : Tel  33(0) 387 86 72 29.

Rouge est la couleur du mystère


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         Je reviens dans ce blog vers la gravure que j’avais délaissée depuis quelque temps au profit du dessin. L’actualité me conduit vers un retour à la gravure, en la circonstance après réflexion à la xylographie, simplificatrice dans son langage et son épure. Ce projet prendra la forme d’une suite gravée dont plusieurs planches sont présentées ici. C’est, comme ce le fut déjà en plusieurs circonstances, l’examen réfléchi de répondre à une invitation : vous plairait-il de porter votre regard sur le peintre Georges de la Tour ? Une question, en sorte, née de l’actualité artistique du moment.

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Le Musée départemental Georges de la Tour, de Vic sur Seille, Moselle, vient de clore une magnifique exposition «Saint Jérôme & Georges de la Tour», présentée en collaboration avec le Musée du Louvre, à l’occasion du 10e anniversaire de l’ouverture du Musée (*). Centré sur la figure de Saint Gérôme, un parcours de seize peintures, parmi lesquelles la dernière œuvre redécouverte, le  Saint Gérôme lisant du Musée National du Prado, nous dévoila une thématique chère au peintre et nous éclaira sur son processus de création. Réapparu en pleine lumière après trois siècles d’oubli, ce grand maître du clair-obscur est admiré, a retrouvé son rang, et l’exposition souleva le voile des incertitudes, affirmant le jugement sur cette oeuvre rare et énigmatique. Une trentaine de peintures sont authentifiées à ce jour, réparties dans les plus grands musées internationaux et quelques unes appartiennent aux musées de Lorraine qui l’ont vu naître et mourir.

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Georges de la Tour (atelier-Etienne de la Tour ?) ,  Saint Gérôme lisant – Musée Historique lorrain, Nancy, huile sur toile 95×72 cm

Le Saint Jean Baptiste dans le désert (Musée départemental  de Vic sur Seille) ou La Femme à la puce (Musée historique lorrain de Nancy) suffirait à persuader de la singularité du génie. D’après les historiens (**), c’est bien peu au regard de ce que fut sa production soumise au destin des plus tragiques de la Lorraine de ce temps. Porter son regard sur Georges de la Tour est une proposition intimidante, celle d’approcher un grand maître, dont l’homme et l’oeuvre se parent de mystère. 

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          Cette singularité est telle que l’oeuvre m’échappe par manque de repère. Ou plutôt si je l’admire tant, c’est parce que cette oeuvre échappe au temps et parle directement à moi-même. L’histoire de l’art l’inscrit aux côtés des plus grands maîtres, Claude Lorrain, Vermeer ou Rembrandt. Influencé par Caravage, il est le peintre naturaliste des humbles et glorifie l’homme dans sa singularité, sa solitude, jusqu’à l’ascèse.
Mais toute classification est trop simpliste. Il 
n’est pas uniquement question d’histoire de l’art dans ce propos. Georges de la Tour habite notre inconscient. Peintre des Nuits et d’éclairs rougissants où la vérité d’un visage s’ouvre à la flamme d’une simple torche, il éveille à notre mémoire collective d’autres incendies, d’une violence plus sourde sans doute que fut le noir d’encre des Misères et des Malheurs de la guerre de son contemporain et graveur Jacques Callot. Je parcours souvent ces routes de Lorraine et l’ombre de ces maîtres habite ces terres noires, à l’approche des vestiges du château épiscopal de Vic sur Seille et de ces pays du sel. L’esprit comble à sa façon ce que l’histoire ne sait pas (encore) écrire puisque nous ne savons presque rien de l’homme : pas de portrait, à peine quelques lignes manuscrites dans de rares actes d’état civil ou notariaux, pas d’objet lui ayant appartenu, pas de maison. Si peu de traces non plus dans les mémoires du temps à Lunéville où il meurt en 1652,dans la gloire et l’opulence. Tiraillé entre une allégeance au roi de France ou au duc de Lorraine, on le verra au cœur des désastres de la guerre de Trente ans qui ravage villes et campagnes, puissant « Peintre ordinaire du Roi », entouré d’apprentis.

        Intimement il faisait de sa toile un espace suffisamment vaste pour y peindre l’humain dans l’infini de son silence et de sa singularité : présence frontale, regard baissé tourné vers le dedans de soi, mur nu, nul décor ou besoin de ciel ou de paysage, seulement la lumière et l’ombre, et le rouge prédominant. Rouge des feux, de la furie de la soldatesque,  couleur de colère et de révolte,  où rouge des plus beaux atours des Mangeurs de pois (Berlin-Staatliche Museen) et du vieillard pensif (San Francisco-De Young Memorial Museum), appuyé sur son bâton. Ou rouge symbolisant l’autorité religieuse, la spiritualité des Saint Jérôme lisant et Saint Jérôme pénitent, voire rouge mystique de l’Adoration des bergers… Rouge est la couleur de prédilection, souveraine, dans une palette colorée restreinte et attendrie où dominent les noirs, les ocres et les bruns. Elle côtoie dans ses peintures de Nuits, la main qui vient camoufler la lumière de la bougie, pour dissoudre l’éclat trop fort d’une vérité, ou attirer comme la mouche l’œil du spectateur vers l’antre du tableau. Car nous voici revenus à la peinture, rien qu’à la peinture qui invite à regarder ce qui se trame derrière  le visible, dans cette géométrie prodigieuse des lignes et des masses qui sous-tend ce spectacle… Le ballet s’organise autour du visage et des mains. Tout respire quiétude, le geste est lent, posé, figé même, mais  un jeu savant dans les regards et les mains donne la clé. Par exemple, dans l’Adoration des bergers (Musée du Louvre), l’enfant Jésus au berceau est le centre des lignes de force vers qui convergent les regards des personnages groupés en arc de cercle, Joseph, la servante, le berger et l’homme au bâton. Seul le regard de la Vierge se détache loin devant, en direction de la source lumineuse de la flamme. Elle est Élue dans la peinture par la grâce de son regard.

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Que dire aussi de Job et sa femme (Epinal, Musée départemental des Vosges) où dans ce tableau, la géométrie se pare de toutes les audaces. La femme de Job a le corps immense étiré à l’extrême jusqu’au bord supérieur de la toile, plongeant son regard dans le regard éploré de Job. Sa tête cogne le bord du tableau, comme trop étroit pour elle.  Cette peinture magnifique, non datée mais sans doute tardive dans sa production, est, d’après les spécialistes (cf Jacques Thuillier) la dernière conservée qui soit entièrement de la main du peintre.
Plutôt que la femme de Job, ne pourrait-on pas y voir le génie de Georges de la Tour trop à l’étroit dans son siècle de peinture, qui vient vers nous, plus vivant que jamais…

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Jean-Charles Taillandier – Rouge est la couleur du mystère  (1-19-10-11-4-7-2), gravures sur bois, 30 x 30 cm, année 2015.

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(*) Musée Georges de la Tour, Vic sur Seille, Conseil Général de la Moselle,  www.cg57.fr
Très beau livre-catalogue.
(**) Paulette Choné, Georges de la Tour : un peintre lorrain au XVIIe siècle, Tournai, Casterman, coll. « Les Beaux Livres du Patrimoine »,‎ 1996.
Jacques Thuillier, Georges de la Tour, coll. »Les grandes monographies », Flammarion, 1992-2012.