Le geste et la trace

Dans une chronique précédente (Portraits en Renaissance), j’évoquais mon travail récent sur le portrait inspiré d’un recueil d’estampes gravées par l’artiste flamand Peter de Jode, dit Le Jeune (1570-1634), et conservé à la bmi d’Epinal (1). Cet ouvrage précieux provient vraisemblablement des collections pré-révolutionnaires des abbayes vosgiennes ou de la bibliothèque princière du comté de Salm. Des interventions effectuées sur la reluire portent témoignage, sans doute, de la volonté du propriétaire ou des propriétaires successifs d’y rassembler des gravures de source disparate, des portraits hagiographiques originaux ou des reproductions gravées de portraits peints à vocation de large diffusion. Conformément à l’œuvre connue de Peter de Jode, ce recueil  regroupe nombre de portraits de personnages illustres de l’Occident de ce temps, mais aussi des gravures de reproduction d’après des portraits peints par Van Dyck, Bossaerts, Titien… Au-dessus d’un cartouche, le modèle pose de face ou trois quarts face, est cerné dans un ovale ou cadre étroit d’une alcôve. Le trait acéré du burin se déploie en tailles et contre-tailles en une précision du geste quasi chirurgicale qui requière de la main du graveur une maîtrise absolue du geste. C’est la loi du genre qui s’impose à tout buriniste, qu’il exerce son art en l’an de grâce 1630 ou aujourd’hui encore.


Peter de JODE,  gravure au burin (vers 1620)
(12×14 cm) – collection bmi d’Epinal-Golbey

Le plaisir au dessin se déploie dans l’acte conjugué de l’œil, de la main et de la conscience du trait. Il naît de l’invention de la forme, du surgissement de l’inattendu. Ce terrain fut le mien pendant quelques semaines à l’atelier, dans un lien étroit entre ma pratique du dessin et ce questionnement avec la trace laissée de cette œuvre gravée : sillon creusé dans la dureté d’un cuivre par une main virtuose, et vestige d’un acte créateur au sens d’une mémoire de l’instant quand toute l’attention du monde se polarisait sur la pointe acérée d’un burin, quelque part dans un atelier d’Anvers ou d’ailleurs, sur un coin d’établi parmi plaques de cuivre, pointes, brunissoirs, tampons, pierre à affûter, acides et vernis. Sous l’angle strict de la technologie, il est assez remarquable qu’un graveur œuvrant à la Renaissance ou aujourd’hui présente strictement sur sa table d’atelier les mêmes outils, si ce n’est que l’industrialisation des produits a supplanté leur élaboration artisanale, voire les secrets de fabrication propres à chacun. Mais aurions-nous été compris de Peter de Jode et de ses assistants si nous avions abordé avec eux la notion de geste créatif, à l’époque où l’artiste composait avec la doctrine de l’Académie et l’autorité très codifiée de sa corporation. Faut-il encore savoir quelle est la part de la gravure de reproduction et de création dans l’œuvre de l’artiste ?…

dessin d'après Peter de Jode1

  Jean-Charles TAILLANDIER, Portrait 1 d’après gravures de Peter de Jode
ci-dessous Portraits 2, 3 et 4.

Encre sur papier japon, 12×14 cm (2013).

portrait d'après Peter de Jode21

porrait d'après Peter de Jode31

         Sous l’angle de son message historique ou symbolique, quel regard peut-on porter aujourd’hui à l’une ou l’autre de ses gravures ?, que raconte –t-elle ? Autant le regard du graveur que je suis apprivoise cette image sous l’angle du « faire », autant je reste désarçonné devant le message qu’elle était sensée transmettre et véhiculer au moment où commande était passée à Peter de Jode…

 Le processus de décantation opéré par le temps est tel que la signification de l’image m’est désormais inaccessible : je ne suis pas historien qui sache qui était ce Georges Ragotzius, Prince de Transylvanie qui a posé pour l’artiste un jour de son règne… Quel événement motivait la commande du portrait ? Pour quelle célébration ou quel impact politique ? La gravure reproduit-elle un portrait peint ? Quelles ont été les circonstances des séances de pose ? Le burin est-il de la main unique de Peter de Jode, ou le fruit d’un travail d’atelier, quand le travail était réparti entre les disciples et le maître ? Par quelle circonstance ce feuillet a été intégré au recueil conservé à la bmi d’Epinal ? Quels en ont été les propriétaires successifs jusqu’à probablement sa découverte parmi les œuvres sauvées de l’oubli d’une abbaye vosgienne ? Il est bien ici question de trace et de mémoire perdue.

La réalité est que quatre siècles après les circonstances ignorées de sa gestation, le portrait que j’ai sous les yeux est réductible à une simple image parmi des milliers d’autres toutes aussi muettes.
Et pourtant, si un portrait m’interpelle au point d’y laisser divaguer mon regard, m’y attarder, au mieux m’y fondre, c’est bien que ce portrait précis a quelque chose d’intrinsèque en son âme qu’un autre n’aurait donc pas : la trace ténue d’une énigme, à laquelle s’agrippe ma propre subjectivité. Sans doute une fable que je m’invente et dont le personnage inconnu devient acteur involontaire. Le mystère du geste créatif reste intact, quelque part niché dans les tréfonds d’une représentation d’un moment évanoui qui me dépasse. Il porte témoignage d’une volonté pérenne d’affronter une représentation de la figure humaine.

Toujours est-il que dans ma tentative d’aborder le portrait en prenant pour prétexte plusieurs œuvres du recueil de Peter de Jode, il a bien fallu que des indices guident ma propre subjectivité à choisir certaines œuvres plutôt que d’autres… Elles appartiennent à cette impalpable notion qui me rapproche de ces visages, parce qu’habités encore d’une l’émotion de l’instant qui les a vu naître, ou que sais-je encore dans cet acte de connivence entre deux mondes étrangers l’un à l’autre. Il est sans doute là encore question de trace qui perpétue jusqu’à nous ce passé de l’homme qu’une main de graveur a sauvé de l’oubli.

         C’est sur cette trace qu’il est convenu d’exercer mon propre geste, dans une similitude de langage et de périmètre : plume et encre de Chine qui s’accommodent avec une spontanéité du trait, sur un papier japon de faible grammage qui permet la superposition de surfaces. Et aussi un format de dessin de 12×12 cm à 12×14 cm identique au format des gravures du recueil, soit une façon de concevoir le dessin par une identique amplitude du geste. Mais le trait spontané du dessin s’oppose à l’acuité contrôlée du trait du burin. La feuille de papier est le champ d’expérimentation d’une liberté de la main et de l’esprit qui (peut) s’enrichir de l’inattendu, de l’accident : une surcharge d’encre qui se disperse dans les fibres du papier, par exemple…

… Gratitude de la main ou don du hasard, « à mesure que l’accident définit sa forme dans les hasards de la matière, à mesure que la main exploite ce désastre, l’esprit s’éveille à son tour »(2).

D’autres dessins illustrant ces propos sont consultables sur le site Anonymes regards.

portrait d'après Peter de Jode41

(1) Conservé à la bibliothèque multimédia intercommunal d’Epinal (cote REC EST 170P/R).
(2) Henri Focillon, Eloge de la main dans Vie des formes (1934), p 123, Quadrige/Presses Universitaires de France.


Ces propos sont issus d’une contribution Trais épars, de la gravure au dessin, par Jean-Charles Taillandier, peintre-graveur – Colloque international Indices et traces 2, la mémoire des gestes, U.F.R d’Odontologie de l’Université de Lorraine (19, 20 et 21 juin 2013, Nancy).

 

La femme de l’écuyer (suite)

J’en reviens à ce travail graphique sur la thématique du portrait, que j’évoquais dans un article antérieur « La gloire de l’écuyer ». Prenant appui sur ce tableau d’un peintre inconnu Portraits de Nicolas et Madeleine Fournier, daté de 1625 et conservé au Musée Lorrain de Nancy, je ne cessais d’interroger en particulier son énigmatique visage de femme qui émerge d’un fonds noir profond. Le regard est vissé au centre d’un strict réseau de lignes et d’aplats, ancré dans quelque douloureux souvenir familial que pourraient suggérer les mains, l’une serrant un chapelet, et l’autre, un mouchoir. A moins que ce regard ne scrute, depuis presque quatre siècles, je ne sais quelle présence fantôme embusquée derrière l’épaule du spectateur… Quelle pensée effleurait le modèle, dont la délicatesse de la peinture nous transmet une expression du visage si fine et si vivante ?  Que peut comprendre de cette œuvre le visiteur du musée qui la regarde ?  C’est une étrange confrontation  de deux êtres que séparent à jamais l’espace et le temps. Reste ce regard qui nous fait face, et la prétention du dessin, hors du temps dans l’atelier, de pouvoir aujourd’hui se l’approprier à son tour. Un imaginaire invente une autre histoire. Ce visage de Madeleine Fournier, épouse de Nicolas Fournier, premier écuyer et médecin des Ducs de Lorraine, devient universel.
Je peux le reconstruire, l’embellir, le réinventer. Expérimenter de nouveaux traits autour du centre de gravité de l’œil dans un travail graphique d’appropriation guidé par le format, la texture du support. Le plaisir au dessin est dans ces instants où bascule dans l’oubli la référence au modèle pour laisser chanter l’encre et le papier.

ci-dessus : École Lorraine, Portrait de Madeleine et Nicolas Fournier
vers 1620-1625 – Musée lorrain de Nancy.
Jean-Charles Taillandier, Portraits de Madeleine 1 et 2
encre et collages sur japons, 30 x 30 cm (2012)
Jean-Charles Taillandier, Portraits de Madeleine 3
encre et collages 11 x 13 cm (2012).

Jean-Charles Taillandier, Tryptique pour Madeleine
encre sur japons marouflés – chacun 22 x 60 cm (2012).

D’autres dessins illustrant ces propos sont consultables sur le site Anonymes regards.

Le peintre et son modèle

          

Le Musée Charles de Bruyère de Remiremont (Vosges) conserve un portrait de Anne-Marie Drand, peint par Dominique Pergaud, vers 1785. L’histoire de l’art nous apprend que Dominique Pergaud (1729–1808), d’origine paysanne très modeste, était un peintre lorrain spécialisé dans le trompe-l’œil et la nature-morte. Il est aussi connu pour avoir été directeur de la manufacture de Saint-Clément (*).

Dominique Pergaud –  Portrait de Anne-Marie Drant (vers 1785), H/t  89×90 cm.
Musée Charles de Bruyère, Remiremont.

Outre quelques œuvres conservées dans les musées de Lorraine (Lunéville, musée des beaux-arts de Nancy), cet émouvant portrait dans l’ovale d’un médaillon serait le seul conservé de ce peintre. C’est un portrait posthume de son épouse, dont la mort, en 1785, est discrètement suggérée par la symbolique du cierge éteint déposé en travers de la petite desserte. Je m’étais intéressé à cette œuvre en 2005 quand je travaillais à ma suite de dessins  Portraits des Lumières, exposée à la Bibliothèque Municipale de Nancy, dans le cadre de Nancy 2005, le temps des Lumières. J’explorais alors les collections publiques et privées riches de personnages célèbres ou anonymes qui, au XVIIIe siècle, avaient marqué l’espace lorrain. Découvrant avec curiosité ce portrait de femme peint par Dominique Pergaud, je m’interrogeais sur la part d’énigme que pouvait receler ce visage, pour le spectateur d’aujourd’hui que je suis. Il m’est permis de supposer que le peintre a perpétué de la sorte le souvenir de la femme aimée, pour un usage intime et strictement privé. Ce geste pictural sur la toile a donné corps à ces bribes de souvenirs, qui accompagneront le peintre tout le long des jours. Que ce portrait ait été peint de mémoire assemblée de fragments épars, ou à partir de croquis préparatoires ébauchés quand sa femme posait là devant lui à l’atelier… Nul ne le sait. Si tel fut le cas de séances de pose, le modèle avait-elle conscience en ces moments solennels qui la surprenaient à méditer face à son artiste de mari, que le temps était suspendu à son regard, parce que son homme avait ce destin de peintre ? Ressentait-elle envers lui une gratitude immense pour le sort qui la destinait à porter témoignage de sa singularité sur la scène du monde, parée en la circonstance de ses plus beaux habits ?
Néanmoins, n’est-il pas décelable comme un soupçon d’amusement ou de malice dans son regard franc, histoire de nous faire comprendre que toutes ces simagrées de pose sont bien futiles ! Si la main du sieur Pergaud a souhaité modeler pour lui même l’intime souvenir d’une épouse enjouée et heureuse, que savons nous de tout ce dont la mémoire de l’image a perdu le fil ?  Quelle part de vérité ou de fausseté dans ce portrait ? Il peut porter témoignage d’une volonté du peintre de dévoiler au regard d’autrui sa femme dans son authenticité de traits et de caractère, ou de la magnifier. Plus de deux cents ans après ce moment de peinture, en recherche de réponse, j’accapare à mon tour la scène de part et d’autre du chevalet… N’y a-t-il pas présomption à glaner une parcelle de cette vérité en m’imaginant prendre la pose au creux de ce fauteuil rouge à la place de dame Drant ? à moins que tenant le pinceau, je me substitue à « sieur Pergaud » et je me présente ainsi à vous, « fils d’agriculteur dans ce duché de Lorraine et devenu peintre sur les encouragements du grand Jean Girardet, – Premier peintre du roi de Pologne-. De retour d’Italie pour y apprendre la belle peinture, j’avais épousé ma chère Anne-Marie en 1752 dans cette ville de Lunéville où je vis tant bien que mal de mes peintures  » !(*)
Les portes restent closes sur la scène de la peinture. Mais il me reste le pouvoir de l’imaginaire…

Jean-Charles Taillandier-Portrait des Lumières 11
d’après Dominique Pergaud –  Portrait de Anne-Marie Drant

Dans l’esprit de cette peinture sur papier inscrite dans la série Portraits des Lumières, j’ai réalisé un second dessin sur la base de cette scène fantasmée : autour de l’axe d’un regard qui s’inscrit dans l’angle supérieur droit d’un périmètre ouvert à une scène privée, tel une fenêtre d’atelier, des traits d’encre déroulent en cercles concentriques un buste de femme qui n’est pas dame Pergaud mais une femme, quelque part portée par la prétention de la peinture. Dans ce geste de peinture, tout est faux… Tout est affaire d’imaginaire dans cette périlleuse prétention à franchir la barrière de l’espace et du temps qui ressusciterait un portrait de femme dont l’histoire a perdu à jamais toute trace, exception faite de la preuve d’amour exercée de la main du peintre sieur Pergaut, au creux d’une maison de Lorraine pendant l’année 1785. Ce qui résulte de mon exercice pictural est un acte de pur dessin, d’autant plus pur que tout travail de mémoire est vain. Il est une manifestation de la pensée par la main et le trait, qui a donné corps à ce visage nouveau posté en retrait d’un espace clos, mais ouvert sur un intérieur inaccessible. Dans l’angle du dessin, un regard de femme s’interroge ici sur sa propre présence, autant qu’il interroge qui le regarde.
S’il est une vérité que je pourrais concéder à ce portrait d’inconnue inspiré de l’œuvre d’un peintre lointain et oublié, elle serait uniquement dans la pensée qui a conduit à cette représentation de femme qui se joue bien de l’anachronisme du motif.
D’autres dessins appartenant à la série Portraits des Lumières sont également consultables sur un autre article du présent blog .

(*) Pour cet article, je me suis inspiré de précieux renseignements puisés dans l’ouvrage « les peintres lorrains du dix-huitième siècle« , de Gérard Voreaux – Editions Messene.

 Jean-Charles Taillandier, Regards croisés 32
Encres et peinture sur papiers japon marouflés (2005)(100×105 cm).

 



La gloire de l’écuyer

   

Ma série de portraits « Regards croisés » inspirés des portraits peints anonymes conservés au Château de Lunéville est désormais achevée (voir Regards croisés). C’est ainsi, une fois l’exposition fermée, dépendante du lieu qui abritait ces fantômes d’hommes et de femmes dont l’histoire de l’art, pour la plupart, ne se souvient même plus du nom, ce travail graphique se referme comme une boîte, se clôt sur lui-même. S’en suit une longue période de « décantation » où l’esprit se libère de l’emprise d’images dont la familiarité m’avait envahi. Est-ce parce que travailler sur la notion de portrait est plus prégnant qu’une autre thématique, paysage ou abstraction ? Non, sans doute… J’y revendiquais un acte pur de dessin; il ne s’agit pas uniquement de thématique, mais aussi de format et de technique afin d’approcher la plus grande spontanéité.…Nombre d’amis artistes, d’ailleurs, me disent avoir besoin de ce no man’s land entre deux séries de travaux.
Sans m’écarter de ma thématique de prédilection qui est le visage, je souhaite l’intérioriser davantage dans le périmètre d’un format plus réduit. Le visage est en soi paysage, axé sur le centre de gravité d’un regard qu’il m’appartient d’habiter d’une identité. La question est de savoir de quelle identité il s’agit, car «l’imagination créatrice de l’art ne nous donne pas à contempler des leurres » (Voir l’invisible. Sur Kandinsky de Michel Henry, Puf).
Soit donc un espace d’immense liberté plastique sous la contrainte du corps et de sa représentation. En l’occurrence, j’admire ce double portrait conservé au Musée lorrain de Nancy , et peint en 1625.    

École Lorraine, Portrait de Nicolas Fournier (1552-1627), médecin du Duc et sa femme Madeleine,
vers 1620-1625 – Musée lorrain de Nancy.

         L’auteur reste anonyme, mais l’inscription nous apprend que les modèles sont  Nicolas Fournier, premier écuyer et médecin des Ducs de Lorraine  Charles III et Henri II, assis à la gauche de Madeleine Fournier, son épouse. Étonnante peinture qui nous interroge sur la position frontale des deux personnages, la divergence des regards et l’esprit quasiment cubiste du traitement des  vêtements noirs et de l’arrière-plan. Comme si deux toiles avaient été fondues en une seule. La délicatesse des deux visages émerge dans un périmètre d’austère géométrie qu’anime aussi la position des mains.. Il y a près de quatre siècles, ce seigneur d’Ecrouves et de Grand-Mesnil, et sa dame, prenaient la pose pour l’éternité et cette solennité de l’instant se lit sur leur visage (*).La reproduction de cette toile, parmi d’autres du passé  m’accompagne à l’atelier. Elle m’aide à voir, outrepassant ce que d’aucuns appellent un respect pour les « anciens » pour me frayer vers un ailleurs inconnu de soi. Une fois délaissés la théâtralité de la pose et la nécessité du paraître, subsistera toujours l’urgence du dessin à l’œuvre derrière le simulacre du visage et du corps. La contrainte n’est pas dans la nécessité obsessionnelle d’une mythique table rase qui relèguerait l’art du passé, et la peinture en particulier au magasin des antiquités,  comme le prône la petite nomenklatura de l’art officiel. C’est un débat sans fin… La véritable contrainte (l’art existerait-il sans contrainte ?), qui s’impose à l’artiste est celle d’une adéquation sincère avec son langage et son imaginaire.

Jean-Charles Taillandier, « La gloire de l’écuyer »,   dessins aux crayons avec collage (carrés 12×12 cm et 10×40 cm).

Soit donc ce double portrait glorieux, point d’orgue d’une réussite sociale pour les deux personnages, mais dont le contexte émotionnel désormais nous échappe. Cette fonction ostentatoire de la peinture participe de notre mémoire. Dans mes dessins, je « tourne autour » d’une mise en forme de ce qu’a pu être ce cérémonial de la pose, intériorisant ce moment de tension. Ils sont des instants fugaces que j’essaie d’apprivoiser au crayon dans de petits formats de papier translucides, rehaussés de couleur.

(*) Les précisions sur le tableau « Portraits de Nicolas et Madeleine Fournier » ont été tirées de l’ouvrage La Lorraine vue par les peintres, de Henri Claude – Serge Domini Editeur. 

Batailles enfouies

La part belle est laissée au hasard…  
Je reviens, une fois encore, à la notion de support préalable au dessin. J’avais amorcé, il y a quelques années, une suite gravée d’eaux-fortes et verni mou sur cuivre dont l’élaboration n’a jamais dépassé le stade du premier état. Sans doute parce que la poursuite du travail de graveur vers « l’œuvre au noir » m’imposait de trop longues contraintes techniques, selon les exigences normatives de la gravure en creux. Ce fut ma première tentative d’explorer l’extraordinaire liberté que permet le dessin à partir d’un support « préparé ». En somme un dessin « mixte » qui flotte entre la ligne gravée et l’échappée du trait ou de la forme à la pierre noire ou la craie blanche. Les formes et les idées constamment s’échafaudent, s’effacent, se retrouvent sur la surface close du dessin où la trace et l’empreinte jouent le rôle de catalyseur. 

  L’idée n’est pas neuve, bien entendu, puisque le grand Léonard de Vinci s’enthousiasmait déjà, dans son traité de peinture,  du caractère suggestif des tâches qui parsèment les vieux murs :
« […] si tu regardes des murs souillés de beaucoup de taches, ou faits de pierres multicolores, avec l’idée d’imaginer quelque scène, tu y trouveras l’analogie de paysages au décor de montagnes, rivières, rochers, arbres, plaines, larges vallées et collines de toute sorte. Tu pourras y voir aussi des batailles et des figures aux gestes vifs et d’étranges visages et costumes et une infinité de choses, que tu pourras ramener à une forme nette et compléter . »(traduction et commentaires par André Chastel, édition Calmann-Lévy, 2003).

J’y ai trouvé prétexte à rêveries, débusquant dans l’anarchie des tâches et des graffitis des analogies secrètes, des bribes enfouies de visages d’hommes, femmes et enfants, et de batailles, de guerriers. Des rencontres de temps incertains…

ci-contre :Jean-Charles Taillandier, portraits
(pierre noire et craies sur état gravé d’eau-forte), chacune 30×23 cm.

visages nomades



Dessin ou gravure / gravure ou dessin ?

La série « Visages nomades » inaugurait, il y a quelques années, un ensemble de dessins réalisés au pastel et crayons sur état gravé. Cette façon nouvelle pour moi d’aborder le travail au trait résultait d’un double constat. C’était d’abord le besoin d’un « stimulus » visuel pour donner cet élan primordial à l’œil et à la main. En phase préliminaire à ce lent et itératif processus de la gravure en creux, c’est ce qu’un graveur pourrait appeler « l’angoisse de la plaque nue » : la nécessité d’une primordiale morsure à l’acide de la plaque, aléatoire et anarchique, de sorte que le périmètre de la cuvette me fournisse un champ futur d’exploration parsemé de griffures, tâches, gestes ébauchés et plages de silence où tenterait de s’exprimer ensuite une pensée.

L’autre constat est tel un regret, une frustration qu’éprouvent peut être aussi des confrères artistes-graveurs : la genèse d’une gravure procède d’état à état successif jusqu’à l’état final qui est celui du tirage numéroté. Jusqu’à la signature… autant d’états (étapes) de cheminements de pensée au cours desquels les morsures d’acide étendent irrévocablement le domaine du noir sans rémission possible. Autant de supputations où la résolution plastique choisie ferme la voie à d’autres options…

« Visages nomades » délaisse ce parti pris des tirages multiples et numérotés. Désormais, l’épreuve d’essai de l’estampe inaboutie, qui jusqu’alors était mise à l’écart dans mes cartons et tiroirs, fait office de palimpseste d’un dessin à naître. Dans le mystère de son inachèvement, elle est le creuset multiforme où le dessin déploie à chaque fois un sens inédit. J’y trouve « le plaisir au dessin » dans un territoire vierge qui contient tous les dessins possibles.

Jean-Charles Taillandier,Visages nomades 1, 2, 6, 3, 5, pastel et crayons sur un même fond gravé – (chacun 33×40 cm)