Le pont d’amour de Claudine Remy

La Galerie 379 de Nancy ouvre ses espaces à des rencontres singulières d’artistes. C’est un choix de programmation en lien avec plasticiens, vidéastes ou jeunes diplômés d’écoles d’art de la région lorraine (*). Jusqu’au 30 avril, elle accueille les récentes peintures de Claudine Remy.
Claudine Remy vit et peint à Nancy. « Autant et mieux que le verbe, chaque peinture reproduit le chemin périlleux de ses rêveries intérieures et cultive son jardin de couleurs ».
D’emblée, ce qui frappe dans une première rencontre avec sa peinture, c’est l’émanation d’un silence, d’un flottement des formes, comme si l’éclosion au monde des figures de la toile parvenait à nos sens de très loin. Elle est peinture d’une atmosphère où une forme est ébauchée, se lance dans l’espace et puis poursuit sa mue et se perd dans une étendue laiteuse où dominent les gris-bleus, les ocres délavés. L’œil tente une accroche dans la fluidité de cet univers, mais il est vite happé dans cette profondeur. Parce que cette peinture ne se confie pas dans l’instant de son dévoilement. Il y faut le temps d’aller à son encontre et d’attendre de notre propre mémoire ce qu’elle y puise, ce qu’elle y trouve aussi comme réminiscence de son propre passé.

Claudine Remy, Pont d’amour 1 et 2, pigments acryliques sur toile, 40×40 cm (2010)

      L’artiste nous donne une clé; à nous de franchir le pas d’une conscience enfouie et de nous ouvrir à un univers d’entière liberté : les peintures de la série « Pont d’amour » sont inspirées de photographies prises par sa mère, qui laissa en héritage ces clichés de ses paysages préférés des Vosges où Claudine Remy a passé son enfance. Sa fille s’en inspire pour en donner un nouvel écho, en réminiscence d’un être cher, et par le filtre d’une mémoire nostalgique, ainsi qu’elle l’écrit dans ces lignes :
 » L’ensemble est mon histoire, une promenade le temps d’un retour sur une mélancolie sublimée, une unité retrouvée comme l’obscurité qui nous rassemble à la tombée de la nuit. Autant et mieux que le verbe, chaque tableau reproduit le chemin périlleux des rêveries intérieures. S’extraire de la nuit dans une déclinaison métaphorique est un appel à la continuité. »

Claudine Remy, Têtes métaphoriques 1, 3, 5, encres et rhodoïd (20 x 20 cm)

Au travers d’une autre série « Têtes métaphoriques » présente sur les cimaises, la quête et le partage avec l’intime se poursuit et « dans chaque tête se renouvelle un dialogue entre hier et aujourd’hui, entre elles et vous« . A la lisière du rêve et du souvenir, et dans une transparence bleutée accrue par la surface lisse du support, des visages fantomatiques  surgissent de l’ombre. Sertis dans la gangue large de leur cadre noir, ils ont la présence au mur de ces miroirs d’étain poli de temps très anciens d’où ne surgit plus que notre propre reflet.

« Il faut simplement regarder en soi » disait Bram van Velde. Que ses pinceaux croisent une route sentimentale, les rives de lacs vosgiens de son enfance ou des visages familiers disparus, Claudine Remy nous en restitue de pures images mentales au carrefour de sa nostalgie et de ses songes.

Claudine Remy, Pont d’amour 3, 4, 5, 6, pigments acryliques sur toile, 40×40 cm (2010)

L’exposition s’accompagne de l’édition d’une plaquette  à  50 exemplaires , avec un beau  texte de Bernard Demandre consacré au polyptique « Le grand canal », soit 5 panneaux réunis en une fresque  du paysage d’hiver d’un canal de Lorraine. 

(*) Galerie 379, Nancy, peintures de Claudine Remy – Tél : + 33 (0)3 83 97 31 96.
Jusqu’au 30 avril 2011 – association379@wanadoo.fr
A noter aussi que dans le cadre du Printemps des poètes 2011,  Claudine Remy participe avec 24 artistes européens , à l’exposition  « D’Infinis Paysages »  d’ Aquarium Compagnie. 
http://claudineremypeintures.ultra-book.com/
http://aquariumcompagnie.blogspot.com

Joseph Gilles dit Provençal, peintre

Dans un blog antérieur, j’évoquais les œuvres oubliées de la grande « Histoire de l’Art ». Au regard des grands maîtres inscrits au Panthéon de la peinture, et des petits maîtres gravitant dans leurs sillages, combien d’artistes tombés dans la trappe du temps et l’oubli le plus total ? Soit la modestie du talent ne méritait pas le passage à la postérité, soit un destin cruel s’acharnait sur leur production… En Lorraine, le peintre Georges de la Tour en est l’exemple le plus fameux : autant était-il célèbre à sa mort en 1652, autant fut-il ensuite oublié, jusqu’à ce que l’érudit Hermann Voss le sorte de l’oubli en 1915, et le consacre parmi les plus grands artistes de son siècle. Certes, l’indépendance des Duchés de Lorraine au XVIIIe siècle a sans doute détourné longtemps l’attention des historiens, au profit du centralisme artistique à la cour de Versailles.

Là n’est pas mon propos. Il se limite sur ce blog à jeter un regard anecdotique, par le petit bout de la lorgnette, sur une trace, comment dire… fantomatique du peintre Joseph Gilles, dit Provençal (1679-1749) qui fait partie de ces peintres sombrés dans l’oubli ou presque, et pourtant actif pendant cinq décennies à la cour du Duc  Léopold, puis de Stanislas Leszczynski. Fresquiste et peintre d’église, dont il n’existe de lui aucun portrait attesté, le sort s’est particulièrement acharné sur son œuvre dont il ne reste presque rien, hormis quelques toiles, fragments de fresques, et son importante contribution en 1742 aux plafonds peints de l’église Notre-Dame de Bon-Secours de Nancy, joyau baroque où il signa là son chef-d’œuvre. Le seul portrait présumé du peintre est un lavis conservé au Musée lorrain de Nancy. L’église de Vrécourt (Vosges) détient un des rares tableaux qui subsistent à ce jour, représentant Saint Charles Borromée adorant la croix pendant la peste de Milan, saisi pendant la Révolution à l’hôpital Saint-Charles de Nancy, très abîmé et grossièrement retouché.

L’actualité liée à la restauration de Notre-Dame de Bon-Secours de Nancy avait conduit l’historien d’art Gérard Voreaux, et moi-même à regrouper dans un ouvrage la synthèse des éléments connus de la vie et de l’œuvre de ce peintre (Joseph Gilles, dit Provençal, peintre de Vandoeuvre, éditions Ville de Vandoeuvre-lès-Nancy, 2007 – Hors commerce).
Cet article est aussi un appel à tous les amateurs d’art qui pourraient contribuer par leurs informations à une meilleure connaissance de cet artiste. Voici donc un peintre dont on suit quelques traces dans les archives (acte de mariage, attestation de voyage en Italie dans sa jeunesse, actes de procès, inventaire après décès) et dont la renommée est attestée par des auteurs de son temps, en particulier Dom Calmet, érudit et auteur d’ouvrages de théologie et d’histoire lorraine. 

Ces écrits font particulièrement mention d’une grande Cène, très renommée de son temps, qu’il peignit à fresque, vers 1729, dans le réfectoire des moines de l’Abbaye des prémontrés de Pont-à-Mousson (Meurthe-et-Moselle). Hélas, il n’existe pas de dessin ou de gravure de cette œuvre. La seule preuve tangible est, là encore, un document juridique, le peintre ayant intenté un contentieux auprès des moines au titre de sa rétribution. L’abbaye a été déclassée pendant la Révolution française et héberge aujourd’hui un Centre Culturel de renom. Le mur du réfectoire de huit mètres de large supportant la fresque a été détruit dans un incendie, pendant la guerre, en 1944. Nous savons juste que la fresque était encore en bon état du temps du bâtiment transformé en Petit Séminaire (1817- 1906).
L’unique photographie noir et blanc retrouvée qui témoigne de cette époque nous permet d’identifier la fresque sur le  mur du fond, dans la salle voûtée du réfectoire (photo de Mgr Kaltnecker publiée dans le Petit séminaire en 1958) . Qu’en était-il de sa beauté quand elle dominait l’assemblée des moines, sertie entre les consoles sculptées de la voûte ? On en devine l’ordonnancement de la table où se tiennent le Christ et les convives. Étrange impression que cette plongée dans une image désormais virtuelle… L’œil insatisfait aimerait dépasser cette barrière de l’espace et du temps… Un traitement de l’image a été confié au Conservatoire Régional de l’Image de Nancy-Lorraine qui restitue mieux la structure de l’œuvre : sur sa partie gauche, aux confins d’une obscurité irréelle émerge plusieurs silhouettes de part et d’autre de la table dressée. Conformément à l’iconographie chrétienne, serait-ce donc Pierre, étrangement barbu debout, au centre, le regard tourné vers nous, et Judas, prostré un peu à l’écart à gauche ?

de haut en bas :
– Anonyme, Portrait présumé de Provençal, lavis encre noire (32×21 cm) © Musée lorrain, Nancy – cliché P. Mignot.
– Provençal, Saint Charles Borromée adorant la croix pendant la peste de Milan (195×130 cm), église Saint-Martin de Vrécourt, Vosges © Mairie de Vrécourt – cliché jc Taillandier
– Provençal, La Cène, fresque (détruite), réfectoire de l’abbaye Sainte-Marie -Majeure, Pont-à-Mousson, archives photographiques, Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine © Centre des Monuments Nationaux, Paris.

         Il est fait mention de beaucoup d’autres commandes de fresques, décors de chœur d’églises, plafonds, et toiles, passées à Provençal par les nombreux ordres religieux des Duchés de Lorraine, dont ne subsiste presque rien. Aux destructions s’ajoutèrent les aléas de l’Histoire. Les collections publiques de Nancy conservent néanmoins quelques œuvres, dont l’attribution à Provençal ne serait pas contestable. Citons une Immaculée Conception (Musée des beaux-arts), un Portrait de groupes de moines Minimes et Capucins (Musée lorrain) et deux dessins à la plume et lavis (Bibliothèque municipale).

de haut en bas :
– Attribué à Provençal, Immaculée Conception (330×270 cm) © Musée des Beaux Arts, Nancy – Cliché Cl. Philippot
– Attribué à Provençal, Groupe de Minimes et de Capucins (72×83 cm) © Musée lorrain, Nancy – cliché P. Mignot
Attribués à Provençal, Scène religieuse, (19×15 cm) / La Vierge, Sainte Anne et les trois enfants (23×15 cm) encre et lavis © B. municipale, Nancy – clichés jc Taillandier
– Attribué à Provençal, La croix enlevée au ciel par les anges, Notre-Dame de Bon-Secours (340×290 cm) © Notre-Dame de Bon-Secours- clichés jc Taillandier (photo prise avant restauration).

En 2007, le chantier de la restauration des peintures de l’église Notre-Dame de Bon-secours bâtie par Emmanuel Héré de 1738 à 1741, sanctuaire favori du roi Stanislas, allait soulevé quelques voiles. Il allait révélé la peinture du plafond de la chapelle des fonds longtemps attribuée à Provençal. Le nettoyage d’un cartouche (ci-dessous) dans un décor de la voûte en bordure de l’Immaculée Conception révélera sous plusieurs repeints l’association des noms de Stanislas et de Provençal. Fut-il le moment de gloire pour le peintre ? Parmi d’autres aléas de l’Histoire qui dispersèrent ses traces, citons enfin le destin de ses œuvres peintes pour le compte de la Chartreuse de Bosserville, près de Nancy : la chronique raconte que les Chartreux, victimes de la loi de 1901 sur les congrégations religieuses quittèrent Bosserville la même année, et trouvèrent refuge au monastère de Pléterje en Slovénie, emportant mobilier et tableaux (cité par Joseph Barbier, in La Chartreuse de Bosserville, grandeur et vicissitude d’un monastère lorrain, Nancy, 1991). Qui sait si des peintures de Provençal n’ont pas trouvé la-bas refuge ?

Cet article est écrit à la mémoire de Gérard Voreaux dont la grande connaissance des peintres lorrains du dix-huitième siècle a inspiré ces quelques lignes.

Batailles enfouies

La part belle est laissée au hasard…  
Je reviens, une fois encore, à la notion de support préalable au dessin. J’avais amorcé, il y a quelques années, une suite gravée d’eaux-fortes et verni mou sur cuivre dont l’élaboration n’a jamais dépassé le stade du premier état. Sans doute parce que la poursuite du travail de graveur vers « l’œuvre au noir » m’imposait de trop longues contraintes techniques, selon les exigences normatives de la gravure en creux. Ce fut ma première tentative d’explorer l’extraordinaire liberté que permet le dessin à partir d’un support « préparé ». En somme un dessin « mixte » qui flotte entre la ligne gravée et l’échappée du trait ou de la forme à la pierre noire ou la craie blanche. Les formes et les idées constamment s’échafaudent, s’effacent, se retrouvent sur la surface close du dessin où la trace et l’empreinte jouent le rôle de catalyseur. 

  L’idée n’est pas neuve, bien entendu, puisque le grand Léonard de Vinci s’enthousiasmait déjà, dans son traité de peinture,  du caractère suggestif des tâches qui parsèment les vieux murs :
« […] si tu regardes des murs souillés de beaucoup de taches, ou faits de pierres multicolores, avec l’idée d’imaginer quelque scène, tu y trouveras l’analogie de paysages au décor de montagnes, rivières, rochers, arbres, plaines, larges vallées et collines de toute sorte. Tu pourras y voir aussi des batailles et des figures aux gestes vifs et d’étranges visages et costumes et une infinité de choses, que tu pourras ramener à une forme nette et compléter . »(traduction et commentaires par André Chastel, édition Calmann-Lévy, 2003).

J’y ai trouvé prétexte à rêveries, débusquant dans l’anarchie des tâches et des graffitis des analogies secrètes, des bribes enfouies de visages d’hommes, femmes et enfants, et de batailles, de guerriers. Des rencontres de temps incertains…

ci-contre :Jean-Charles Taillandier, portraits
(pierre noire et craies sur état gravé d’eau-forte), chacune 30×23 cm.

Le jardin vu du ciel

Jean-Charles Taillandier, Atalanta 1
gravure, peinture et collage sur japons marouflés (150×150 cm), année 2007

Lu dans le très beau récit de Richard Dembo « le jardin vu du ciel« , éditions Verdier :

        « Peindre est un acte solitaire, un plaisir égoïste que l’on tient au bout de ses doigts comme une boulette d’opium ou de poison. Tout est sensuel, presque voluptueux: les odeurs, celle de l’encre et de l’huile, les pigments vénéneux, l’ambre, la térébenthine, l’aspic, jusqu’à la puanteur jaune et animale de la colle de peau. Les outils eux-mêmes sont de trésors, les pinceaux aux poils aimantés par la seule chaleur de la main, le papier d’écorce de mûrier ou la fine toile de soie qui s’électrise avant même que l’on s’approche pour la saisir. Peindre est une tension intime vers la perfection du désir, un chemin silencieux vers le geste accompli ».

Ce récit nous plonge dans la vie de défi de Castiglione, missionnaire jésuite italien devenu peintre de cour de l’Empereur de Chine, au début du dix-huitième siècle. Par-delà le destin de ce peintre éminent accueilli comme barbare dans la lointaine civilisation de ce temps se réveillait en moi d’autres récits : réminiscences d’aventures humaines aux confins des mondes connus, allégories de l’art qui longtemps longe les rivages côtiers, les ports et les îles avant de s’enfoncer vers le grand large ou les terres vierges.
L’odeur des encres et des colles avait sans doute ces mêmes senteurs d’exotisme et de crainte mêlées dans les ateliers de Majorque ou de Barcelone où quelques siècles plus tôt, d’anonymes scripteurs et peintres s’affairaient à peindre sur parchemin les premières cartes marines, et les villes et les voies de circulation, comblant la peur des zones vierges et blanches par la représentation de plantes et créatures imaginaires. Cette thématique de la représentation aux portes de l’inconnu et du mystère côtoie sans cesse l’aventure du dessin intimement lié à l’apprentissage du regard. Que cherchons nous sinon à peupler la béance d’un espace vierge d’une substance qui va s’agglutiner au réel environnant et le métamorphoser ? La part belle est laissée au hasard puisqu’à l’instar du navigateur, le dessinateur ne sait pas ce qui l’attend au bout du trait. Il lui arrive aussi de ne pas croire ce qu’il a sous les yeux. Au trait de s’éprouver lui-même et de trouver l’élan à poursuivre la route dans cette étrangeté de ne pas savoir où elle mène.
Soit donc une empreinte générée par le plus grand des hasards, en l’occurrence la gravure en creux laissée par l’écrasement d’herbes et de végétaux sur une grande plaque de zinc. Les amis graveurs sont familiarisés avec cette technique du vernis mou qui emprisonnera dans le métal nervures et feuillages. Laissez reposer cette fossilisation de formes jusqu’à chasser de votre mémoire cet épisode de cueillette champêtre. Vous délaisserez la plaque dans un recoin de l’atelier, et un jour, la saisissant par un bord ou un autre, vous y découvrirez l’estuaire, les pistes qui mènent aux montagnes ou à la mer ou au désert. Quitte à explorer plus loin ce creux né d’un acide trop gourmand, propice à toutes les aventures, et que le langage désespérément incongru de la gravure appelle un « crevé ».
Dessiner s’accommode de la trace la plus infime laissée sur le sable ou la boue,
Dessiner vous projette hors du monde connu,
Dessiner vous désespère,
Dessiner, c’est prendre son bâton de pèlerin.

Jean-Charles Taillandier, Atalanta 2,
gravure, peinture et collage sur japons marouflés sur toile de lin (150×200 cm), année 2007.
Jean-Charles Taillandier, Atalanta 3
gravure, peinture et collage sur japons marouflés sur toile de lin (150×200 cm), année 2007.
Suite gravée présentée au Festival International de géographie – Musée Pierre Noël, Saint-Dié (2007).

Jean Médard / Jac Vitali

Jean Médard / Jac Vitali

Pari réussi que cette symbiose entre les assemblages de Jean Médard et les peintures et environnement sonore de Jac Vitali. Il faut dire que les deux artistes ne sont pas à leur coup d’essai puisqu’ils avaient déjà confronté leurs regards dix ans plus tôt dans les mêmes espaces de la galerie Socles et Cimaises de Desforges à Nancy. Les peintures ombrées de figures et crânes de Jac Vitali accompagnent au mur le défilé des créatures hétéroclites de Jean Médard, qui sont en route vers on ne sait quel exode. La proximité de ces « reliques carnavalesques » avec l’univers plastique et sonore de Jacques Vitali se révèle d’abord sous cet angle du magique, de l’envoûtement, de l' »enfoui ». Le titre des peintures de Vitali. est en soi révélateur : « masques », « apparitions », illumination ». L' »enfoui », il le touille, le remue en explorant les souvenirs d’enfance et bribes de mémoire où affleurent parfums évanouis, icônes phosphorescentes.  C’était déjà le cas de travaux antérieurs comme « Chaman Hôtel » , métaphores de parcours oniriques dans l’espace et le temps Le son vient à la rescousse de ce qu’il décrit lui-même comme son rapport aux « fantômes » (il était musicien avant son travail de plasticien). Double parfait de son espace pictural, ses installations sonores sont une autre manière d’habiter le temps. Elles sont  écho de mémoire intime, ou miroir onirique de voyages. En d’autres circonstances, sous forme de « performance » en lien avec une lecture public par exemple, ses manipulations sonores en direct sur bandes magnétiques associent frôlements métalliques, recouvrements, larsens et convoquent la mémoire auditive de chacun pour en débusquer l’intime, ou parfois la faille. Faut-il y voir pour l’artiste lui-même une forme d’exorcisme intime ?

Jac Vitali, Masque/illumination (acrylique, toile et bois).

S’il est un lieu où les univers plastiques de Jac Vitali et Jean Médard se rejoignent, c’est sur le territoire des vanités. Crânes peints sur les cimaises et personnages hybrides, bringuebalants de l’exode où parfois même se mêlent au convoi des crânes d’animaux attifés de cornes et de plumes auraient trouvé leur place dans un cabinet de curiosité. Mais chez Jean Médard, la poésie de l’objet est teintée d’humour et de grotesque. L’art singulier et ludique de Jean Médard se fait démiurge d’un monde enfantin, de personnages assemblés d’éléments les plus divers : plumes, fragments de jouets, de moteurs, coquillages, bestioles empaillées, plumes… Mais, derrière la candeur de la scène pointe une ironie mordante sur l’orgueil des apparences et l’exode du temps. La fascination de ces êtres anthropomorphiques naît de leur vraisemblance quand l’œil à la recherche de repères et de certitude n’y voit qu’assemblages de débris de la nature glanés sur le sable des plages ou au hasard des brocantes. Assemblages disparates d’autant plus mystérieux quand ils s’exposent à notre regard derrière le vitrage de boîtes profondes; ils  sont objets happés par la lumière du présent, exhumés d’un fonds poussiéreux de sorcellerie et de divination, débris d’autels de dieux disparus… Nous ne sommes pas loin des diableries à la Jérôme Bosch derrière lesquelles se cachent quelques secrets d’alchimiste. Face au spectacle de ces monstres et prodiges à la queue leu leu, bien malin qui peut dire la nature du cataclysme qui s’annonce… Ou qui a déjà eu lieu !

Jac Vitali, Illumination (acrylique, toile et bois).

Jean Médard, quatre candidats à l’exode (bois, coquillages, plumes, cornes, matériaux divers)


Jac Vitali, Masques, acrylique sur carton.

 

visages nomades



Dessin ou gravure / gravure ou dessin ?

La série « Visages nomades » inaugurait, il y a quelques années, un ensemble de dessins réalisés au pastel et crayons sur état gravé. Cette façon nouvelle pour moi d’aborder le travail au trait résultait d’un double constat. C’était d’abord le besoin d’un « stimulus » visuel pour donner cet élan primordial à l’œil et à la main. En phase préliminaire à ce lent et itératif processus de la gravure en creux, c’est ce qu’un graveur pourrait appeler « l’angoisse de la plaque nue » : la nécessité d’une primordiale morsure à l’acide de la plaque, aléatoire et anarchique, de sorte que le périmètre de la cuvette me fournisse un champ futur d’exploration parsemé de griffures, tâches, gestes ébauchés et plages de silence où tenterait de s’exprimer ensuite une pensée.

L’autre constat est tel un regret, une frustration qu’éprouvent peut être aussi des confrères artistes-graveurs : la genèse d’une gravure procède d’état à état successif jusqu’à l’état final qui est celui du tirage numéroté. Jusqu’à la signature… autant d’états (étapes) de cheminements de pensée au cours desquels les morsures d’acide étendent irrévocablement le domaine du noir sans rémission possible. Autant de supputations où la résolution plastique choisie ferme la voie à d’autres options…

« Visages nomades » délaisse ce parti pris des tirages multiples et numérotés. Désormais, l’épreuve d’essai de l’estampe inaboutie, qui jusqu’alors était mise à l’écart dans mes cartons et tiroirs, fait office de palimpseste d’un dessin à naître. Dans le mystère de son inachèvement, elle est le creuset multiforme où le dessin déploie à chaque fois un sens inédit. J’y trouve « le plaisir au dessin » dans un territoire vierge qui contient tous les dessins possibles.

Jean-Charles Taillandier,Visages nomades 1, 2, 6, 3, 5, pastel et crayons sur un même fond gravé – (chacun 33×40 cm)