« Shablon »… peintures de Myriam Librach

Myriam Librach, Études 1 et 2 pour « l’Atelier des patrons »
encre de Chine, gesso,  collage de journaux  et de patrons en papier de soie sur carton (50×65 cm).
Ci-dessous : »Shablon », suite de 9 toiles : déchaînement / haute enfance
lavis d’encre et brou de noixsur toile de lin, chacune 80×160 cm.

Myriam Librach est plasticienne. Dans son atelier de Nancy, elle triture, compose  inlassablement sur toile et papiers de textures diverses ce qu’elle exprime être « une rêverie sur l’atelier des origines ». Chacun son tréfonds de vie, son laboratoire intime… Le sien se nourrit d’un passé et donne corps et émotion à sa peinture toute entière inspirée de ses souvenirs d’enfance dans l’atelier de ses parents, artisans tailleurs à Paris.
Mystère du geste, respiration des formes, économie des couleurs, tout dérive dans sa peinture de l’ambiance enfantine au royaume feutré des tissus et des patrons de mode sur papier kraft.

Cette réminiscence, elle la décrivait en ces termes en présentant l’exposition de ses oeuvres récentes sur les cimaises de l’Association Culturelle Juive de Nancy (*) : « …J’enlace le mannequin Stockmann, je m’élance en tournoyant,  je garde le souvenir de l’instant où les grands ciseaux tranchent le tissu en suivant les contours marqués à la craie-savon des « shablon », ces formes patron en papier kraft… Pour cette exposition, j’ai choisi une toile de lin très douce qui absorbe les lavis, les encres. Face à la toile qui fait ma taille, j’écarte les bras et je l’enlace, je tournoie autour des axes imaginaires des portes entr’ouvertes de la mémoire. Des formes passent, je les retiens dans la trame, elles saillent, débordent, je les contiens dans les jeux de valeurs de bruns, de gris. J’indique, je suggère, j’accompagne ces apparitions fugaces vers une visibilité plus grande encore, (mais pour moi, il suffit d’une forme posée sur ce fond pour que l’espace devienne vivant, habité).  Les morceaux du vêtement sont prêts à être assemblés. Mes parents se font face. Entre les deux bords des machines à coudre Singer, une bande toile de jute est fixée pour recueillir les chutes de tissu. Le travail avance sous le pied de biche et les bouts qui dépassent des coutures sont poussés dans ce sac dans lequel je me jette »…
Par delà les années, Myriam LIBRACH se réapproprie  patrons et  vieux journaux, récupérés à droite et à gauche, et ces matières premières, auréolées de leurs odeurs primitives, de leurs froissements feutrés et de tactiles complicités au bout des doigts d’enfant, sont ses sources vives qui conduisent l’artiste,  sur toile ou support de pulpe de cellulose, à la rencontre de son espace mental. Au coeur d’un « temps retrouvé », ces fragments de papier découpés et triturés à l’échelle d’une main d’artisan deviennent les éléments déclencheurs d’impressions d’enfance que l’artiste va patiemment mettre en musique. En somme, une grande sobriété de matériaux au service d’une juste sobriété des formes, au terme d’une lente maturation du regard  dans le silence de l’atelier…

Myriam Librach, « à bras le corps »
peinture, gesso et brou de noix sur kraft (150×150 cm).

Une suite de peintures, baptisée « l’Atelier des patrons », a précédé en 2010 la suite Shablon des neuf toiles, où se condensait déjà une mise en espace épuré dans un périmètre presque carré. L’exposition en présente plusieurs, au même titre que des études préliminaires où la main et l’esprit cherchent encore l’ordonnance dans la grammaire des formes. On y décèle, attaché à la rugosité du support cartonné, un enthousiasme à puiser dans une force vitale originelle qu’inspire le lieu d’exposition où sont présentées ces oeuvres. Ainsi Myriam Librach présente-t-elle avec émotion une de ces études (photo ci-dessous) au devant d’une fresque murale peinte en 1946, par le grand peintre de la diaspora Emmanuel Mané-Katz, fresque qui célèbre la révolte du ghetto de Varsovie. 

Myriam Librach, série « l’Atelier des patrons » – n° 2, 17 et 8
Collage de patrons de papier de soie, brou de noix et encre de Chine sur plaques de pulpe de cellulose (chacun 78×81 cm).


Myriam Librach, étude 3 pour « l’Atelier des patrons », photographiée devant une fresque murale de Mane-Katz
encre de Chine, gesso, collage de journaux et patrons sur carton (50×65 cm)


Myriam Librach, série « l’Atelier des patrons » – n° 1, 7, 12 er 17.
Collage de patrons de papier de soie, brou de noix et encre de Chine sur plaques de pulpe de cellulose (chacun 78×81 cm).

D’autres œuvres de Myriam Librach appartenant à sa série l’Atelier des patrons (acrylique sur papier – années 2007/2009) sont consultables sur ce site.

(*) Exposition ouverte au public jusqu’au 29 février 2012.
ACJ – Association Culturelle Juive, 55 rue des Ponts, 54000  Nancy.
Pour tout renseignement : tel +33 (0)3 83 35 26 97  – Site : http://acj55.free.fr

Le peintre et son modèle

          

Le Musée Charles de Bruyère de Remiremont (Vosges) conserve un portrait de Anne-Marie Drand, peint par Dominique Pergaud, vers 1785. L’histoire de l’art nous apprend que Dominique Pergaud (1729–1808), d’origine paysanne très modeste, était un peintre lorrain spécialisé dans le trompe-l’œil et la nature-morte. Il est aussi connu pour avoir été directeur de la manufacture de Saint-Clément (*).

Dominique Pergaud –  Portrait de Anne-Marie Drant (vers 1785), H/t  89×90 cm.
Musée Charles de Bruyère, Remiremont.

Outre quelques œuvres conservées dans les musées de Lorraine (Lunéville, musée des beaux-arts de Nancy), cet émouvant portrait dans l’ovale d’un médaillon serait le seul conservé de ce peintre. C’est un portrait posthume de son épouse, dont la mort, en 1785, est discrètement suggérée par la symbolique du cierge éteint déposé en travers de la petite desserte. Je m’étais intéressé à cette œuvre en 2005 quand je travaillais à ma suite de dessins  Portraits des Lumières, exposée à la Bibliothèque Municipale de Nancy, dans le cadre de Nancy 2005, le temps des Lumières. J’explorais alors les collections publiques et privées riches de personnages célèbres ou anonymes qui, au XVIIIe siècle, avaient marqué l’espace lorrain. Découvrant avec curiosité ce portrait de femme peint par Dominique Pergaud, je m’interrogeais sur la part d’énigme que pouvait receler ce visage, pour le spectateur d’aujourd’hui que je suis. Il m’est permis de supposer que le peintre a perpétué de la sorte le souvenir de la femme aimée, pour un usage intime et strictement privé. Ce geste pictural sur la toile a donné corps à ces bribes de souvenirs, qui accompagneront le peintre tout le long des jours. Que ce portrait ait été peint de mémoire assemblée de fragments épars, ou à partir de croquis préparatoires ébauchés quand sa femme posait là devant lui à l’atelier… Nul ne le sait. Si tel fut le cas de séances de pose, le modèle avait-elle conscience en ces moments solennels qui la surprenaient à méditer face à son artiste de mari, que le temps était suspendu à son regard, parce que son homme avait ce destin de peintre ? Ressentait-elle envers lui une gratitude immense pour le sort qui la destinait à porter témoignage de sa singularité sur la scène du monde, parée en la circonstance de ses plus beaux habits ?
Néanmoins, n’est-il pas décelable comme un soupçon d’amusement ou de malice dans son regard franc, histoire de nous faire comprendre que toutes ces simagrées de pose sont bien futiles ! Si la main du sieur Pergaud a souhaité modeler pour lui même l’intime souvenir d’une épouse enjouée et heureuse, que savons nous de tout ce dont la mémoire de l’image a perdu le fil ?  Quelle part de vérité ou de fausseté dans ce portrait ? Il peut porter témoignage d’une volonté du peintre de dévoiler au regard d’autrui sa femme dans son authenticité de traits et de caractère, ou de la magnifier. Plus de deux cents ans après ce moment de peinture, en recherche de réponse, j’accapare à mon tour la scène de part et d’autre du chevalet… N’y a-t-il pas présomption à glaner une parcelle de cette vérité en m’imaginant prendre la pose au creux de ce fauteuil rouge à la place de dame Drant ? à moins que tenant le pinceau, je me substitue à « sieur Pergaud » et je me présente ainsi à vous, « fils d’agriculteur dans ce duché de Lorraine et devenu peintre sur les encouragements du grand Jean Girardet, – Premier peintre du roi de Pologne-. De retour d’Italie pour y apprendre la belle peinture, j’avais épousé ma chère Anne-Marie en 1752 dans cette ville de Lunéville où je vis tant bien que mal de mes peintures  » !(*)
Les portes restent closes sur la scène de la peinture. Mais il me reste le pouvoir de l’imaginaire…

Jean-Charles Taillandier-Portrait des Lumières 11
d’après Dominique Pergaud –  Portrait de Anne-Marie Drant

Dans l’esprit de cette peinture sur papier inscrite dans la série Portraits des Lumières, j’ai réalisé un second dessin sur la base de cette scène fantasmée : autour de l’axe d’un regard qui s’inscrit dans l’angle supérieur droit d’un périmètre ouvert à une scène privée, tel une fenêtre d’atelier, des traits d’encre déroulent en cercles concentriques un buste de femme qui n’est pas dame Pergaud mais une femme, quelque part portée par la prétention de la peinture. Dans ce geste de peinture, tout est faux… Tout est affaire d’imaginaire dans cette périlleuse prétention à franchir la barrière de l’espace et du temps qui ressusciterait un portrait de femme dont l’histoire a perdu à jamais toute trace, exception faite de la preuve d’amour exercée de la main du peintre sieur Pergaut, au creux d’une maison de Lorraine pendant l’année 1785. Ce qui résulte de mon exercice pictural est un acte de pur dessin, d’autant plus pur que tout travail de mémoire est vain. Il est une manifestation de la pensée par la main et le trait, qui a donné corps à ce visage nouveau posté en retrait d’un espace clos, mais ouvert sur un intérieur inaccessible. Dans l’angle du dessin, un regard de femme s’interroge ici sur sa propre présence, autant qu’il interroge qui le regarde.
S’il est une vérité que je pourrais concéder à ce portrait d’inconnue inspiré de l’œuvre d’un peintre lointain et oublié, elle serait uniquement dans la pensée qui a conduit à cette représentation de femme qui se joue bien de l’anachronisme du motif.
D’autres dessins appartenant à la série Portraits des Lumières sont également consultables sur un autre article du présent blog .

(*) Pour cet article, je me suis inspiré de précieux renseignements puisés dans l’ouvrage « les peintres lorrains du dix-huitième siècle« , de Gérard Voreaux – Editions Messene.

 Jean-Charles Taillandier, Regards croisés 32
Encres et peinture sur papiers japon marouflés (2005)(100×105 cm).

 



Arts textiles, textures et variations (2)

Art de la lisse, art fibre, formes textiles, tissage et texture, Nouvelle Tapisserie… il est complexe de cerner synthétiquement ce qui définit aujourd’hui l’Art textile. Depuis les années 60, de multiples créateurs, expérimentateurs ont « décollé » la tapisserie du mur et des pratiques traditionnelles d’interprétation du carton de haute et basse lisse. Le foisonnement des matériaux, des fibres, a rompu les cloisonnements de la peinture, de la sculpture, ouvrant ce langage plastique à la gestuelle, l’objet, l’espace architectural, l’interaction avec le public. Les oeuvres ont croisé, dès 1964, les problématiques de l’arte povera, du pop art, de l’environnement spatial, de l’installation in situ et éphémère. C’est l’ambition de la galerie associative 379 de Nancy (et sa façon aussi de fêter son dixième anniversaire), de consacrer de septembre à mi-décembre 4 expositions collectives aux Arts textiles, textures & variations, qui permettront de découvrir les différents aspects de cette recherche plastique. Sous la figure tutélaire de Josep Grau-Garriga (1929-2011) présent à l’exposition (2) en cours, avec une oeuvre de 1980 Sueno y muerto di Emiliano Zapata, prêtée par le FRAC Lorraine avec le concours de la Ville de Nancy, une vingtaine d’artistes travaillant dans le Grand-Est, mais aussi à Lyon, à Nice et New-York, de générations différentes, récemment sortis des écoles d’art ou riches d’une très longue pratique, sont présentés au cours de ce cycle.

Parmi ces artistes de l’exposition (2) de ce mois d’octobre, dont les œuvres sont mises en espace par Chloé Jeandin, spécialiste des arts textiles, nous découvrons un « grand fragment du patchwork » de Marcel Alocco, représentant du mouvement support-surface et de l’Ecole de Nice, pièce imposante aimablement prêtée par sa galerie parisienne « Enseigne des Oudin ».
Deux artistes lyonnaises expérimentent la couleur : Maguy Soldevila explore les dialogues entre le fil et la fibre. Elle tisse, tricote, enduit et moule la matière textile. Ici, dans ses travaux récents, elle incruste ses tissages dans le papier. Jocelyne Serre présente ses Kimonos, matrices lino-gravées sur papier de Chine. Aux côtés des expérimentations poétiques des matières textiles en suspension de Marie Jouglet , ou des transferts numériques et broderies sur taies d’oreillers de Sophie Chazal, l’artiste graphiste et plasticien Michel Henné revisite sa thématique des emballage d’objets et sa passion pour le langage typographique. La plasticienne nancéienne Françoise Chamagne a choisi l’option d’œuvres murales et volumes explorant une « botanique de signes » avec son matériau de prédilection, le feutre de lin. Aux côtés des lettres sacrées de Silène Bohadana, une archéologie intime et parfois douloureuse marque de son empreinte les pièces de l’artiste new-yorkais Michel Kanter et de  Jacques Braunstein, deux plasticiens à qui la galerie 379 avait consacré une exposition personnelle, respectivement en 2008 et 2010.

Ci-dessus : Marcel Alocco – Fragment du patchwork (avec l’autorisation de la Galerie Enseigne des Oudin, Paris)
Vitrine : (5) Marcel Alocco, résille de cheveux / Françoise Chamagne, pièces de feutre de lin / Jocelyne Serre, kimonos / Silène Bohadana, lettres sacrées / Michel Kanter, poupées / Jacques Braunstein, figurines et cordelettes nouées / Michel Henné, bouteilles.
à droite : Sophie Chazal, intérieur en 3 parties  (transferts et broderie sur taies d’oreillers) / Michel Henné, bouteilles.

Françoise Chamagne, cosses, parure et jalons (feutre de lin, résines acryliques, corde, pigments naturels et cire), 2009-2011

Françoise Chamagne, parure (tissus et feutre).

Arts textiles, textures & variations (2)  est visible jusqu’au 29 octobre 2011 à la galerie 379.
Galerie 379, 379 avenue de la Libération, 54000  Nancy
Pour tout renseignement : Tel 06 87 60 82 94  /  03 83 97 31 96 / association379@wanadoo.fr

Prochainement  :
Arts textiles, textures & variations (3)  du 8 au 21 novembre 2011
avec les artistes Cécile Borne, Awena Cozanet, Brigitte Kohl, Brigitte Mouchel, à la galerie 379,
et avec les artistes  Brigitte Kohl et Brigitte Mouchel, à la galerie Neuf, Nancy, en partenariat

Arts textiles, textures & variations (4) du 23 novembre au 19 décembre 2011
avec les artistes Nathalie Bourgaud, Angélique Chopot, Sophie Debazac, Farhaf Nawal, Martine Fleurence, Michel Henné, Patrick Humbert, Julien King Georges, Marie-Pierre Rinck, Jocelyne Serre et Maguy Soldevila,
et avec les livres d’artistes de : Eole-Alain Hélissen, Jean-Louis Houchard, Brigitte Mouchel, Hubert Saint-Eve.
Scénographie : Chloé Jeandin. 

La gloire de l’écuyer

   

Ma série de portraits « Regards croisés » inspirés des portraits peints anonymes conservés au Château de Lunéville est désormais achevée (voir Regards croisés). C’est ainsi, une fois l’exposition fermée, dépendante du lieu qui abritait ces fantômes d’hommes et de femmes dont l’histoire de l’art, pour la plupart, ne se souvient même plus du nom, ce travail graphique se referme comme une boîte, se clôt sur lui-même. S’en suit une longue période de « décantation » où l’esprit se libère de l’emprise d’images dont la familiarité m’avait envahi. Est-ce parce que travailler sur la notion de portrait est plus prégnant qu’une autre thématique, paysage ou abstraction ? Non, sans doute… J’y revendiquais un acte pur de dessin; il ne s’agit pas uniquement de thématique, mais aussi de format et de technique afin d’approcher la plus grande spontanéité.…Nombre d’amis artistes, d’ailleurs, me disent avoir besoin de ce no man’s land entre deux séries de travaux.
Sans m’écarter de ma thématique de prédilection qui est le visage, je souhaite l’intérioriser davantage dans le périmètre d’un format plus réduit. Le visage est en soi paysage, axé sur le centre de gravité d’un regard qu’il m’appartient d’habiter d’une identité. La question est de savoir de quelle identité il s’agit, car «l’imagination créatrice de l’art ne nous donne pas à contempler des leurres » (Voir l’invisible. Sur Kandinsky de Michel Henry, Puf).
Soit donc un espace d’immense liberté plastique sous la contrainte du corps et de sa représentation. En l’occurrence, j’admire ce double portrait conservé au Musée lorrain de Nancy , et peint en 1625.    

École Lorraine, Portrait de Nicolas Fournier (1552-1627), médecin du Duc et sa femme Madeleine,
vers 1620-1625 – Musée lorrain de Nancy.

         L’auteur reste anonyme, mais l’inscription nous apprend que les modèles sont  Nicolas Fournier, premier écuyer et médecin des Ducs de Lorraine  Charles III et Henri II, assis à la gauche de Madeleine Fournier, son épouse. Étonnante peinture qui nous interroge sur la position frontale des deux personnages, la divergence des regards et l’esprit quasiment cubiste du traitement des  vêtements noirs et de l’arrière-plan. Comme si deux toiles avaient été fondues en une seule. La délicatesse des deux visages émerge dans un périmètre d’austère géométrie qu’anime aussi la position des mains.. Il y a près de quatre siècles, ce seigneur d’Ecrouves et de Grand-Mesnil, et sa dame, prenaient la pose pour l’éternité et cette solennité de l’instant se lit sur leur visage (*).La reproduction de cette toile, parmi d’autres du passé  m’accompagne à l’atelier. Elle m’aide à voir, outrepassant ce que d’aucuns appellent un respect pour les « anciens » pour me frayer vers un ailleurs inconnu de soi. Une fois délaissés la théâtralité de la pose et la nécessité du paraître, subsistera toujours l’urgence du dessin à l’œuvre derrière le simulacre du visage et du corps. La contrainte n’est pas dans la nécessité obsessionnelle d’une mythique table rase qui relèguerait l’art du passé, et la peinture en particulier au magasin des antiquités,  comme le prône la petite nomenklatura de l’art officiel. C’est un débat sans fin… La véritable contrainte (l’art existerait-il sans contrainte ?), qui s’impose à l’artiste est celle d’une adéquation sincère avec son langage et son imaginaire.

Jean-Charles Taillandier, « La gloire de l’écuyer »,   dessins aux crayons avec collage (carrés 12×12 cm et 10×40 cm).

Soit donc ce double portrait glorieux, point d’orgue d’une réussite sociale pour les deux personnages, mais dont le contexte émotionnel désormais nous échappe. Cette fonction ostentatoire de la peinture participe de notre mémoire. Dans mes dessins, je « tourne autour » d’une mise en forme de ce qu’a pu être ce cérémonial de la pose, intériorisant ce moment de tension. Ils sont des instants fugaces que j’essaie d’apprivoiser au crayon dans de petits formats de papier translucides, rehaussés de couleur.

(*) Les précisions sur le tableau « Portraits de Nicolas et Madeleine Fournier » ont été tirées de l’ouvrage La Lorraine vue par les peintres, de Henri Claude – Serge Domini Editeur. 

Roger Decaux, peintre du tragique

La galerie Lillebonne de Nancy vient de clore une exposition-hommage au peintre Roger Decaux décédé à 76 ans en 1995(*). Retiré à Burey-la-Côte, en Meuse, dans les dernières années de sa vie, il a développé une oeuvre, sans concession aucune, dans le registre d’un expressionnisme figuratif, qui plonge au coeur même des entrailles du vivant.

Roger Decaux, Tête, craies sur papier (30 x 22 cm)

Nombreux sont les artistes et collectionneurs qui ont côtoyé l’homme et l’artiste,  et lui rendaient visite à l’atelier replié au creux d’une campagne meusienne âpre et sauvage, à l’image de ses peintures et dessins qui ont jalonné sa vie d’artiste au gré de ses « séries ». Il aimait les appeler ainsi, ses multitudes d’oeuvres sur toile ou sur papier, qui germaient à partir d’une idée, longtemps contenue, et qui fusaient, porteuses de tragique ou d’espoir, d’une véhémence des corps et des choses.
Leurs intitulés sont à eux seuls porteurs de la résonance humaniste et tragique de cette peinture : Jeanne isolée, l’enterrement des oiseaux, la mort de Paëtus, IVG, on peut mourir en mangeant une pomme, les cancéreux… Son geste est un cri qui sort du papier, une jouissance des sens ou le manifeste irrépressible de la destruction des corps.
Son physique de hobereau normand intimidait le visiteur. Au gré des échanges que nous avons eu, j’en retenais surtout l’idée essentielle d’une expérimentation esthétique qui cherche à dépasser l’échec du visible, pour aboutir, au bord du vide, à ce qui fait notre unicité. Sa quête, notre quête à tous, sans cesse réactivée est la recherche d’une image enfouie, nourrie de notre expérience passée et de notre présence au monde.

Roger Decaux, L’enterrement des oiseaux, craies, pastel, cire sur papier (120 x 70 cm) / Sans titre (120 x 70 cm)
Roger Decaux, Invité au repas, acrylique sur toile (150 x 150 cm)

Ce qui me saisit le plus, dans son dessin sorti du néant du papier, c’est la fulgurance de ces traits indéchiffrables dans un improbable contour, qui prennent corps et vigueur à notre propre conscience. Une sorte de sauvagerie de la mémoire qui s’approprie et outrepasse le cadre de la feuille blanche. Nous sommes uniques dans le flot d’un geste immémorial, écrivait-il en ces termes : « Comme on se doute que ce qu’on a à dire a déjà été dit, la tentation est grande de ne s’intéresser qu’à la forme. Il faut se rassurer, notre sens de la mort et de la vie est différent dans le temps et dans l’espace de celui de notre prochain voisin » (**).

L’émotion déborde d’une sauvagerie du trait, ou d’une caresse des aplats de couleurs qu’il réalisait avec une technique bien à lui : charbons, cires liquides,  craies de pigments qu’il fabriquait lui-même…
Le dessin était pour lui acte de protestation contre la souffrance, l’usure des corps, la maladie et la mort. Et aussi un hymne violent, et sauvage à la jouissance des corps. Sa série « nus force » explore en compositions sauvages le corps des femmes.
Acte de dessin avant toute chose… acte jubilatoire :  » en fait, je ne dessine que les choses élémentaires et simples : une main, deux mains, une tête, une épaule… Jamais l’esprit, jamais le drame ».
Le dessin comme acte libératoire de la recherche d’une image quelque part enfouie et toujours remise à l’ouvrage. L’œuvre se reconstruit sans cesse dans le flot, portée toujours plus vers l’avant. C’est peut être en vertu de cette quête insatisfaite de soi qu’il portait ce détachement à l’œuvre achevée la veille, quand il m’affirmait cette sentence  » Tant que tu ressentiras une affectivité pour le produit de ton travail, tu ne seras pas libre ». Je n’y ai jamais vraiment cru…

Roger Decaux, Jeanne isolée 1 et 2, craies sur papier (100 x 80 cm)

Roger Decaux, , craies sur papier (100 x 80 cm) / ci-dessous : Cancéreux 3, craies sur papier

Roger Decaux a célébré de longues années cette fête de la peinture, à une époque ou de doctes rabat-joie proclamaient que la peinture était morte. Pensez donc ! Il s’en amusait sans doute, quand il écrivait «  L’expressionnisme est peu goûté des français parce que chez nous le mal est conceptuel et que d’émollientes intellectualités nous ont fait perdre à la fois l’amour de la rage de vivre et un certain goût de la mort ».
A quand en Lorraine une reconnaissance muséale de ce grand peintre, à la mesure de son talent ?

(*) œuvres de Roger Decaux en permanence à la Galerie Koralewski – Paris.
(**) Les citations de Roger Decaux sont puisées dans  » Notes au fil du temps pour un art banal «  – Catalogue d’exposition, Galerie Lillebonne, Nancy, année 1996.

Sillegny la secrète

Les passionnés d’histoire de l’art remercient le travail long et méticuleux des restaurateurs qui, sous la crasse des ans et les repeints, ressuscitent des œuvres issues de la nuit des temps, quand les fresques d’églises étaient le livre d’images du peuple des villes et villages. Quel plaisir de découvrir, hors des sentiers battus, un monument hébergeant incognito un tel ouvrage!. C’est entrer dans l’histoire de l’Art par la petite porte… C’est dans cet état d’esprit que j’ai franchi le seuil de la petite église gothique de Sillégny, en Moselle, en bord de Seille.

 Soit donc une modeste église de campagne édifiée au quinzième siècle, dont murs et plafonds donnent à voir encore aujourd’hui l’œuvre de compagnons peintres itinérants et anonymes de cette époque trouble (vers 1500-1515), quand le duc Antoine régnait sur le Duché de Lorraine et François 1er sur le royaume de France. Le plus étonnant, c’est qu’un tel face à face avec le passé soit encore aujourd’hui possible, tant la terre de Moselle eut à subir pendant cinq siècles les soubresauts de l’Histoire : querelles religieuses, guerre de Trente ans, pestes et famines, violences et pillages, et destruction du village en 1944, date où l’église échappe miraculeusement aux violents bombardements pendant la retraite allemande.
La campagne de restauration entamée en 1998 allait redonner couleurs à ces magnifiques peintures que deux événements antérieurs avaient sans doute sauvées de la destruction totale : le fait d’abord que les fresques a tempera avaient été recouvertes très longtemps de badigeon blanc, pour une raison que l’on ignore, et du fait aussi, en 1911, d’une restauration par des spécialistes allemands pendant la période d’annexion de l’Alsace et de la Moselle. Il était utile de rappeler ce contexte historique que précise sur place une précieuse documentation (merci aux auteurs Jean-Marie Pirus, René Bastien et Michel Goin – Edition Région lorraine). Ce blog n’a pas la prétention d’une analyse d’historien de l’art. Au cœur de cet espace clos sur le temps, l’œil s’égare dans la profusion de peinture des murs et des voûtes, et s’enchante des multiples scènes, tout au long de cette bande dessinée des Saintes Écritures. S’y déploient à livre ouvert la vie des saints, l’arbre de Jessé ou le Jugement Dernier.

Jugement Dernier / Enfer / Saint-Christophe

Le Jugement Dernier est le plus grand des tableaux sur le mur d’entrée. Selon la théologie chrétienne, tout le monde comparaîtra devant Dieu lors du Jugement dernier. Soit on restera au Ciel, soit on descendra en Enfer… Et la vision de l’Enfer avait de quoi faire réfléchir les pauvres humains ! L’entrée en est une énorme gueule et les damnés y sont soumis à des supplices et châtiments divers. A sa gauche domine un immense Saint Christophe de cinq mètres de hauteur, peint sur la tour ronde de l’escalier.  La légende dit qu’un jour, il eut à porter l’Enfant Jésus sur ses épaules pour lui faire traverser une rivière caillouteuse. Sa monumentalité m’étonne et j’apprends qu’au Moyen Âge déjà, de multiples fresques d’église de campagne en France et en Italie lui donnaient des proportions colossales. La plaquette de documentation mentionne une présence anecdotique et symbolique de la fraternité, sur le bord de la voûte, à hauteur du bras gauche du saint : un nid de cigognes qui vivaient là dans la campagne messine !

Plus de quarante motifs parsèment ainsi les murs, le chœur et la croisée des voûtes, et je me prends à imaginer le regard des hommes et femmes de ce temps révolu face à ce fabuleux livre d’images : terreur, enchantement, dévotion, mystère ?…  Mon émotion ne naît pas  tant de l’hagiographie des figures saintes, communes à d’autres sites, et délestées depuis des lustres de leur pouvoir moralisateur et doctrinaire (le diable aujourd’hui a d’autres visages) mais, plus intimement, d’une poésie de détails qui accompagnent ce catéchisme, et les relie à la contemporanéité du geste pictural; ce sont en quelque sorte des témoins de la scène peinte, que la magie de l’art nous offre en héritage. Le réalisme de leur représentation dans les peintures délavées de la paroi soulignent la force parmi nous de leur présence muette. Ainsi, par exemple, l’étrange modernité de ce paysage vallonné qui décore l’arrière-plan du panneau consacré à la Tristesse du Christ. Je le découvre d’une même émotion enfantine que la fois où, dans un livre consacré aux manuscrits enluminés du Moyen Âge, je distinguais la silhouette imposante de la Cathédrale Notre Dame de Paris dans le décor nocturne d’une miniature peinte vers 1415… Abolition du temps qui rend si proches ces trois visages tirés de la scène horrible du martyre de Sainte Agathe, peinte au milieu de la nef.

Martyre de Sainte-Agathe / Arbre de Jessé

Et puis, ce sont aussi les donateurs et les commanditaires de l’œuvre peinte, dont l’histoire nous enseigne qu’elles étaient les religieuses du couvent Sainte-Marie-aux-Nonnains de Metz. Dans un premier tableau, elles sont agenouillées en dévotion au pied du Saint Martin qui partagea son manteau avec un pauvre; il y est imposant, habillé en évêque. Quelques mètres plus loin, nous le retrouvons dans un second tableau, cette fois-ci  en tunique de centurion romain.
C’est une belle image bien naïve : les mêmes donateurs se présentent à nouveau à ses pieds, l’un derrière l’autre et les mains jointes, seigneurs et nonnes en ordre de préséance. Le regard respectueux vers le saint, ils semblent glisser vers lui en lévitation, comme portés par la légèreté d’un air purifié des péchés, en passant devant Saint Antoine du désert qui prêcha sa vie durant prière et charité fraternelle.

Donateurs et commanditaires de la fresque