Carnets de dessin

Jean-Charles Taillandier – Encre sur papier japon, format 85 x 55 cm.
Inspiré de la peinture Autoportrait avec sa mère, de Jacques Stella (vers 1635)Musée Georges de la Tour, Vic-sur-Seille.
Beau regard de sa mère, tourné vers nous. D’après la chronique, elle vient de retrouver son fils en retour d’un séjour en Italie.

En marge de me séries gravées, le dessin est un moment de respiration spontané, sous l’impulsion d’un trait d’encre, parfois rehaussé de collages.

Je vous ouvre ici ces carnets de dessin, rarement exposés. Du fait de leur format, je le appelle mes “portraits verticaux“. Ils sont inspirés de visages d’hommes et femmes demeurés anonymes, dont des documents d’archives, vieilles cartes postales ou albums de famille ont préservé leur trace fugace de l’oubli. Ou bien, pour d’autres, ils sont inspirés de peintures conservées dans les musées de Lorraine, qui avaient retenu mon regard.

Bonne visite

Jean-Charles Taillandier – Encre sur papier oriental, avec collages, format 60 x 22 cm.
Jean-Charles Taillandier – Encre sur papier oriental, avec collages, format 60 x 22 cm.
Jean-Charles Taillandier – Encres sur papier oriental, avec collages, format 60 x 22 cm.
au centre : d’après Portrait de Florentine de Fulaine, religieuse (XVI-XVIIe siècle)- Musée de la Cour d’or, Metz.
à droite : d’après
Portrait de jeune fille (première moitié du XVIIe siècle). Attribution incertaine (Matthieu Le Nain ?) – Musée Georges de la Tour, Vic-sur-Seille.
Jean-Charles Taillandier – Encres sur papier oriental, avec collages, format 60 x 22 cm.
Jean-Charles Taillandier – Encres sur papier oriental, avec collages, format 60 x 22 cm.
Jean-Charles Taillandier – Encres sur papier oriental, avec collages, format 60 x 22 cm.
Jean-Charles Taillandier – Encres sur papier oriental, avec collages, format 60 x 22 cm.
Trois variations inspirées de la peinture Portraits de Nicolas et Madeleine Fournier (1625) – Musée lorrain, Nancy.

Jean-Charles Taillandier – Encres sur papier oriental, avec collages, format 60 x 22 cm.

< GALERIE >

Jean-Charles Taillandier – Encres sur papier oriental, avec collages, format 85 x 55 cm.

Toute figure est un monde

Honoré de Balzac, Le Chef-d’oeuvre inconnu.

Jean-Charles Taillandier, «  Entre Elles 16 – chuchotement « , planche 50 x 50 cm (détail)
ci-dessous :  » Outre temps 11 « , gravure sur dalle, 30×30 cm (détail)
Agrandir : cliquer sur l’image

Par le biais de ces chroniques, je tente épisodiquement d’évoquer le suivi d’une démarche plastique à mon atelier. Je vis cette expérience au travers de deux séries gravées que je mène en simultané :
– l’une intitulée Entre elles qui a pour thématique l’expérience d’un anachronisme, quand une image unique rassemble en une fiction deux figures féminines appartenant chacune à un univers temporel différent (voir articles Propos d’atelier sur  » Entre Elles « , une suite gravée, et Trois variations sur Catherine de Médicis),
– l’autre consacrée à l’art du portrait,  inspiré d’une collection de portraits de papes conservée au Cabinet des estampes de la bibliothèque de Nancy (voir article Portraits d’outre-temps). Un double projet, donc, où s’immisce le temps avec son pouvoir d’oubli et de métamorphose …
Cette seconde série s’est heurtée dès l’été 2022 à une interrogation, quand s’est posée la question du support qui accueillera le travail de gravure : plaque de cuivre , ou bois ou plaque de vinyl. Tout est affaire de connivence entre le support, la main et le langage graphique qui donnera sens à l’image. On pourrait considérer comme anecdotique ce choix du support, a priori toutes les techniques sont compatibles, à moins qu’une en particulier ait les faveurs de l’artiste par inclination ou expérience. C’est selon… Je pense que tous les graveurs ont ce genre de ruminations à un moment ou à un autre. J’avais opté pour le langage de l’eau-forte, en creux, et c’était une erreur… Je n’y reviens pas, j’ai évoqué ces déboires dans La gravure dans tous ses états, puis Portraits d’outre temps

Ce qui est fondamental dans la démarche qui me guide tout au long de mon travail de graveur, est ce rapport mystérieux au temps qu’instaure mon propre imaginaire avec certaines œuvres d’art du passé. Plus qu’un attrait ou préférence, il s’agit plutôt d’une expérience de regard, riche d’interrogations multiples qui me poursuit de série en série.

L’écrivain Alberto Manguel, dans son ouvrage Le livre d’images, que je consulte souvent, livre quelques clés.
Je le cite : « Toute œuvre d’art croît à travers d’innombrables couches de lectures superposées, et chaque lecteur la débarrasse de ses couches afin d’arriver à elle en ses propres termes. Pour cette dernière (et première) lecture, nous sommes seuls.«  (le livre d’images-Actes sud p.35).

Ces travaux en cours abordent cette question de la représentation :
Dans le cadre prédéfini d’un format toujours carré, plusieurs images de la série Entre elles proposent une scène mettant en relation deux présences féminines d’univers différents. L’une est une femme d’aujourd’hui, la seconde surgit d’un temps ancien et révolu qui peut être le Moyen-Age ou le dix-septième siècle. Mon imagination les rassemble dans cet espace clos qui raconte une rencontre impossible. La seconde jeune fille n’est pourtant pas pure création de mon esprit, elle a réellement vécu dans ces temps obscurs, et les collections des musées en portent témoignage. Souvent la grande Histoire n’a pas retenu jusqu’à nous son destin, son nom ou l’identité du peintre qui l’a choisie pour modèle. C’est ce qui m’émeut : qu’elle soit ici présente dans sa vérité sans fard et son monde brut et étanche qui n’est pas le nôtre. C’est ce que je cherche à appréhender : cette présence innocente dépouillée de toutes les couches de lecture d’interprétation dont pourraient la revêtir une biographie retrouvée, l’histoire de l’art ou toutes sortes de commentaires opportuns ou non…

La composition ci-dessous, par exemple, propose l’idée d’un chuchotement d’une femme contemporaine à l’oreille d’une femme d’un autre temps. Elle écoute attentivement le message, tel un secret que sa voisine lui confie. Nul ne sait ce que sont ces paroles que rend possible l’abolition du temps dans l’espace d’une image. Il me fallait trouver l’incarnation de cette présence inopinée, révélée à notre monde par sa seule silhouette. Elle est là, surprise et figée dans son écoute muette qu’un destin a incarné sous les traits d’une jeune femme du seizième siècle.
Je l’imagine ainsi, intacte sous toutes ses couches de lecture et d’interprétation qu’évoque Alberto Manguel. Mes recherches pour lui donner chair m’ont guidé jusqu’à cette peinture sur toile laconiquement titrée Portrait de femme, non datée, œuvre d’une artiste femme de la Renaissance nordique dénommée Katarina von Hemessen.

Jean-Charles Taillandier,  » Entre Elles 16 – chuchotements « , xylographie 50 x 50 cm, année 2023.
source : Katarina von Hemessen, portrait de femme, non daté (vers 1560) – Bower Museum, Barnard Castle, Royaume Uni.
Ci-dessous : calque préparatoire (détail)

Jean-Charles Taillandier,  » Entre Elles 10 – Face à face « , xylographie 50 x 50 cm, année 2022.
source : Peinture Ecole flamande, Dame Bonne d’Artois, stadtliche Museen, Berlin.

Jean-Charles Taillandier,  » Entre Elles 17 – Halloween « , xylographie 50 x 50 cm, année 2022.
source : gravure de Claude Mellan, portrait de Jeune fille, 1626 (Donation Jacques Thuillier, musée des beaux arts, Nancy).

Jean-Charles Taillandier,  » Entre Elles 17 – Halloween « , planche 50 x 50 cm (détail).

Jean-Charles Taillandier,  » Entre Elles 6 – Isabelle au foulard « , planche et tirage (50×50 cm) (2022).

Toujours dans le domaine du portrait, la seconde série gravée Portraits d’outre-temps a été amorcée dès l’été 2022. L’article précédent en a fait largement écho. Aujourd’hui, la série, désormais close, compte seize planches différentes gravées sur dalles vinyl, au format 30×30 cm. La prochaine étape sera leur tirage sur un papier artisanal, en deux couleurs noire et rouge et pour un nombre d’exemplaires limité encore indéterminé.

Dans une démarche comparable à la série Entre elles, mon souhait est de retrouver dans ces portraits de papes une innocence de la figure, et de me la réapproprier pour mon propre dessein (dessin). Mais à l’inverse des figures féminines précédentes que leur destin a tenu dans les profonds recoins de l’histoire, les effigies des papes rayonnaient d’une puissance symbolique et sacrée.

Initialement donc, je dispose d’une sélection choisie des gravures originales extraites de la collection publique (plus précisément des fichiers numériques de ces œuvres). La pose des souverains pontifes est hiératique et conventionnelle, de face, de profil ou sur un trône. La figure est inscrite dans un rectangle ou un médaillon. En pourtour, un cartouche en langue latine et des armoiries en précisent l’identité et les titres honorifiques.

Leur observation attentive donne corps à des croquis préparatoires sur calque qui vont devenir mon « matériau de base ». Ils s’accumulent au fil des séances de travail, autonomes, ou se rassemblent au besoin par fragments épars pour générer une composition nouvelle. Le motif s’épure, limité au vocabulaire du trait et de l’aplat enrichi de fragments de graphie latine aléatoirement puisés à la source, sans souci de cohérence de sens.
Le portrait se déleste de l’auréole des savoirs et des connaissances qui le singularisait.

L’original cesse d’exister au profit d’une proposition graphique de lecture qui est mienne, parfaitement imaginaire, subjective et minimaliste dans la forme.

S. Thomassin, portrait d’Innocent XII (1696) / Michael Labhardt, portait d’Innocent XIII
source : Cabinet des estampes, Nancy.

Jean-Charles Taillandier,  » outre-temps 1 / outre-temps 2 « , essais sur papier, format 30×30 cm, 2023
ci-dessous : calques préparatoires et planche.

Jean-Charles Taillandier,  » outre-temps 3 « , maquette sur papier, format 30×30 cm, 2023
ci-dessous : planche et calque préparatoire.

Jac Vitali, inventaire et manifeste

Jac VitaliDanseurs # 58, #56, #59, 2022
Cire et acrylique sur carton entoilé, chacun 33×23 cm.

Je connais Jac Vitali depuis de longues années, et j’en apprécie l’œuvre qui méticuleusement se construit sur la base d’un « enfoui » qu’il creuse et interroge, que ce soit par son langage de plasticien omniprésent, ou de créateur d’univers sonore associé à son passé de musicien. L’occasion nous sera donnée plus loin d’évoquer son rapport au son, qui associé à sa peinture, nourrira son langage personnel. De son propre aveu, inventaire et manifeste sont les deux mots-clés qui définissent sa démarche de créateur. Sa peinture opère des mutations, elle interroge la matière sur la réapparition dans une figuration répétitive où l’érosion questionne la réalité et la pérennité de l’image.
Il présente ainsi son travail de façon régulière depuis les années quatre-vingt-dix, en Lorraine où il réside, ou hors des frontières régionales (Oslo, Rabat, Oujda, São Paulo, Liège, Paris…). Au gré des expositions, il dresse l’inventaire de son monde intime, et ce n’est pas un hasard si beaucoup de ses expositions ont pour titre Manifeste… , dont le sens figuré du mot désigne, en droit maritime, la liste des marchandises composant la cargaison d’un navire dans ses cales.
Comme autant d’outils au service d’un art remède à l’adversité du monde.

Dans cet inventaire métaphorique, la thématique du danseur figure en bonne place. Selon son procédé de multiples métamorphoses d’un même motif, Jac Vitali l’a traitée une soixantaine de fois en douze années. C’est un long processus créatif, qu’il poursuit encore aujourd’hui, au cours duquel la figuration précise et répétitive se trouve transformée par l’érosion, l’effacement qui questionne la réalité et la pérennité de l’image. Cette image de danseur est inspirée d’une gravure de lutteur en position de défense, découverte dans une encyclopédie des années 1900. Dans cette série de peintures sur carton, il est nommé danseur, en miroir d’une citation que cite l’artiste : « dans un monde voué à l’immoralité, seul le danseur reste immobile ». On peut alors voir ces personnages comme la métaphore d’une protection face à l’adversité, face aux absurdités du monde.

Jac Vitali Pavane # 36, 2021
Cire, acrylique, papier préparé, carton entoilé sur châssis, 22×46 cm.

La série peinte « Pavane » est travaillée à la même époque. La pavane était une danse en vogue au seizième et dix-septième siècle, d’un caractère lent, solennel et plein de désinvolture. La figure du poisson en reprend ici la métaphore de l’évitement par la fuite. Telle une danse lente, les poissons se meuvent dans l’eau, certains remontent le courant, la plupart se dirigeant vers la gauche, synonyme en lecture occidentale d’un retour en arrière. Ils sont dépouillés, décharnés, de plus en plus dépossédés, mais libérés de toute contrainte et obligation. C’est l’image symbole d’une certaine désobéissance.

Les travaux plastiques sur papier ou toile que réalisent Jac Vitali depuis ses débuts ne sauraient être appréhendés sans une variable essentielle et primordiale : le temps. La distanciation opérée par le passage des années nourrit naturellement le regard intérieur de l’artiste dans sa façon de considérer le passé, qu’il soit son univers intime ou le monde. Il est une autre façon de capter les métamorphoses du temps, quand la technologie qui a pour fonction de capter les images du monde elle-même mute, et rend malléable toute figuration qui, de vérité palpable devient souvenir. C’est à cette expérience qu’il s’est livré dans sa série de peintures intitulée « Salamandre ». Autre métaphore : au Moyen Âge, on attribuait aux salamandres la faculté de vivre dans le feu, et c’était un nom utilisé en alchimie à un des phénomènes de sublimation de la matière : le passage de l’état solide à l’état gazeux. Soit donc il y a quarante ans une capture d’écran de magnétoscope qu’il opère par prise de vue photographique, laquelle est retravaillée en labo, et, par transferts successifs devient peinture. La peinture est ainsi réceptacle d’un support sensible qui passe à travers différentes techniques. Une (autre) image naît au travers des métamorphoses du temps. « Là cette image est à lire comme le fantôme d’une présence qui reste intouchable, l’apparition d’une future et possible invisibilité. J’aime l’idée d’un croisement entre la vaillance et l’effacement ».

Jac Vitali Salamandre #7 , 2021
technique mixte, carton entoilé sur châssis, 25×44 cm.
Jac Vitali – Retour du naturaliste, 2014
dispositif sonore, cire et acrylique sur toile, chaque panneau 200×175 cm
Halle à grains – Château des Lumières de Lunéville.


Le temps, facteur d’évanescence de toute chose et des évènements du passé tourne aussi le regard de l’artiste vers son univers d’enfant, et sa propre mémoire qui nourrit son œuvre. Ainsi en 2007-2008, il intervient sur le thème de la mémoire ouvrière pour la ville de Baccarat dans le cadre d’une résidence d’artiste.
De janvier à septembre 2014, Jac Vitali est invité en résidence au Château des Lumières de Lunéville. Installé sur le site de la Halle à grains, son « atelier-yourte » se veut un atelier ouvert au public, qui peut rencontrer pendant cinq mois le plasticien autour des questions liées à la conception d’une œuvre : quatre grandes toiles sur l’apparition d’une forme animale (le cerf) symbolisant sa rencontre avec le château, qui date de sa petite enfance, quand le lieu abritait un musée zoologique. Cette création conçue pendant la première partie de la résidence a été présentée au public et associée à Ma secrète entreprise, exposition retraçant deux décennies de son travail personnel.

Nous avons évoqué plus haut son passé de musicien. Jac Vitali a très tôt évolué dans le monde de la création musicale – une période révolue, vécue avant tout comme un espace de liberté, un temps qui va beaucoup compter dans le cheminement vers son travail de plasticien. Parallèlement, il poursuit sa méthode d’exploration de sa matière sonore pour l’associer à la dimension iconographique de ses toiles. Dès lors, la nécessité de composer la bande-son d’un film que serait la forme picturale s’impose à lui pour installer sa peinture, chargée d’une nouvelle apparence.

Jac Vitali – Coffret Manifesto, 2022 (*)

Ces environnements singuliers de résonances et de boucles hypnotiques, associées à ses peintures, ont fait l’objet de nombreuses installations exposées en galerie et centres d’art depuis plus de vingt ans. À partir de 2002, il collabore avec les éditions La Dragonne animées par son fondateur Olivier Brun, ainsi qu’avec l’écrivain poète belge Pascal Leclercq, sous la forme d’un dialogue entre écriture, peinture, typographie et recherches sonores. S’en suivront une dizaine d’ouvrages et de nombreuses performances en public qui associent la lecture de l’auteur aux interventions instrumentales in situ du plasticien. Son long compagnonnage artistique avec Pascal Leclerc est jalonné de livres d’artistes dont témoigne par exemple la peinture « Qui reconnaîtra sa maison ? » réalisée en 2022.
Cette même année voit la publication du coffret Manifesto (*) qui présente une sélection d’environnements sonores : un CD audio et un livret dans une édition limitée et signée, enrichie d’une peinture originale.

Jac Vitali – Qui reconnaîtra sa maison ? 2022
Cire, acrylique sur toile, 30×15 cm.
Jac Vitali ©Patrick Blaise

Jac Vitali – Coffret Manifesto, 2022 (*)
– coffret carton
– livret 20 pages, numéroté et signé, 20 x 15 cm « Hand made » impression jet d’encre et acrylique sur Centaure Ivoire,
Ramsès Calligraphie, Clairefontaine noir et carton bois.
« Inventaire » : un CD audio 18 titres, 60’45 »
– Une peinture originale signée et datée, acrylique sur papier préparé, 24×16 cm.

Coordonnées de l’artiste
Instagram : https://www.instagram.com/jac_vitali/?hl=fr
mail : jacques.vitali@neuf.fr

Autres informations sur l’artiste : http://www.taillandier-art.com/vitaliindex.htm

Propos d’atelier sur « Entre Elles », une suite gravée.

Jean-Charles Taillandier, « Le cri », vue des 2 planches en cours
xylographies 50 x 50 cm, année 2021.
Cliquer sur l’image pour l’agrandir

Dans l’article récent Trois variations autour de Catherine, j’abordais il y a quelques semaines, la description d’un nouveau projet plastique autour d’une thématique développée déjà dans des travaux antérieurs : l’anachronisme d’une image dû à la présence incongrue de rencontres ou postures appartenant à des temporalités différentes. En l’occurrence donc, l’irruption au sein d’une même planche gravée de deux univers féminins, l’un appartenant à la période lointaine Renaissance Italienne, l’autre à notre période contemporaine… J’ambitionnais de présenter maintenant la suite complète, gravée et imprimée, mais c’était sans compter sur un travail d’atelier long, technique et exigeant pour chaque planche. Certaines d’entre elles ont été menées à bien jusqu’au tirage final, mais d’autres ont été abandonnées en cours de route, au profit d’une version nouvelle plus convaincante à mes yeux.

« Entre Elles » sera le titre, désormais choisi, de la suite gravée, mais quelques jours de travail sont encore nécessaires avant de pouvoir la présenter dans sa globalité.

Je vais donc consacrer cette chronique à quelques propos d’atelier qui concernent le processus évolutif de ces gravures en relief particulières (en l’occurrence ici procédé de la gravure sur bois, mais ce pourrait aussi bien être gravure sur linoléum, ou dalles de sol vinyl – voir ma suite gravée « Les bas rouges« ). Tout part de l’idée d’un motif ébauché sur papier à reporter sur un support préparé, poncé et peint en blanc pour le confort de l’œil, que l’on creusera avec divers outils, gouges et ciseaux. L’image définitive imprimée étant donc inversée par rapport à la planche gravée.
La gravure sera jugée satisfaisante et aboutie dans l’esprit de son auteur quand un point final sera mis aux corrections et essais nécessaires. D’où nombre d’allers-retours entre les ébauches et repères sur papier-calque, et la matrice elle-même. Ce qui peut être un processus long, compte-tenu des désirs du graveur (composition de l’image, équilibre des noirs et des blancs, masquages de surface dans le cas de plusieurs couleurs, repentirs…) Viendra ensuite la phase finale d’impression des épreuves sur papier, numérotées en édition limitée. Ces considérations sont un peu techniques, mais chaque graveur est confronté à ces questions.

Tout cela est affaire d’étapes successives dans le temps, et il est fréquent de mener le processus sur plusieurs planches simultanément. Je ne garde pas la mémoire de ces travaux. J’ai toutefois conservé des clichés de quelques phases dans l’évolution des gravures 4 et 5 de la série, qui me permettent d’illustrer par l’exemple ces commentaires :

« Entre Elles – 4 »

Ci-dessous : les deux personnages féminins dont l’aspect général (visage, coiffure, vêtements), révèlent deux temporalités différentes, se font face frontalement. Leur échange de regards traduit un instant de questionnement intense qui les fige, l’une et l’autre. Dans le format carré de la scène, il me fallait aussi évoquer par la ligne verticale du fond la frontière entre leurs deux univers. J’ai ensuite commencé par graver dans la planche la femme positionnée à droite (qui sera imprimée en noir et à gauche sur l’épreuve imprimée), avant de poursuivre le travail avec la gravure de la femme positionnée à gauche. J’ai terminé par le travail en aplat du fond, en évidant l’espace délimité par les hachures oranges, qui sera occupé ultérieurement par une seconde planche imprimée en gris. De même pour le pull rayé
Ps : je ne situe plus, hélas, cette « femme à la pomme », dont je m’inspire… Elle est sans doute un personnage isolé d’une œuvre peinte au Quattrocento italien ! Je remercie par avance tout lecteur qui pourrait me renseigner sur cette source iconographique.

Jean-Charles Taillandier, « Entre Elles-4 , Double portrait à la pomme ».
Inspirée d’une peinture Renaissance italienne (?) »,
xylographie 50 x 50 cm, 2 couleurs, année 2021.
Précédée de trois étapes de son évolution.

« Entre Elles – 5 »

Ci-dessous : le visage de femme d’un autre temps est inspiré d’un portrait de femme peint par Frans Pourbus l’Ancien (1578), conservé au Musée de Grenoble. La mise en place de la scène fait là encore l’objet d’un croquis à la mine de plomb et stylo. Le regard de surprise est jeté cette fois-ci par la jeune femme contemporaine qui arrive à sa hauteur par l’arrière. J’ai commencé par graver le portrait de la femme ancienne, en soulignant sa différence par l’aplat gris de son manteau, que je matérialiserai par une seconde planche gravée.

Jean-Charles Taillandier, « Entre Elles-5, questionnement »,
Inspirée d’une peinture de Frans Pourbus l’Ancien, « Portrait de femme », Musée de Grenoble.
xylographie 50 x 50 cm, 2 couleurs, année 2021.
Précédée de trois étapes de son évolution.

Trois variations sur Catherine

Ma précédente suite d’estampes numériques “Fake news en dentelles“ (voir article) poursuivait l’ambition de mettre en connivence avec l’actualité de notre temps des portraits gravés de l’époque Baroque . Ce fut une façon teintée d’ironie et de légèreté de troubler et pervertir la grandiloquence de ces illustres modèles, mais surtout, de tenter de soulever par ce geste artistique, le potentiel manipulable, voire mensonger de toute image. Cette expérience graphique qui prenait pour base un témoignage gravé par Peter de Jode il y a plus de trois siècles, était plus à mon regard qu’une résurgence d’un temps lointain hors de portée. Elle offrait un potentiel créatif ouvert à des perspectives bien contemporaines : un espace ouvert à des temporalités différentes, d’où peut surgir l’inattendu, la connivence et comme une fraternité de regards.

C’est une prolongation de cette expérience que je souhaite faire partager dans ce nouvel article. Le propos en est simple : introduire dans une image référencée de l’histoire de l’art un élément perturbateur qui s’interpose à notre regard comme une énigme, un grain de sable qui perturbe la mécanique de notre œil. Une dissidence s’interpose alors dans le processus de fabrication de l’image et vient perturber le confort de notre vision, ou tout au moins, l’image mentale préconçue que nous en avons.

Variation 1

Jean-Charles Taillandier,  « Couple ».
Inspirée d’une peinture d’Antonio Moro, « Portrait de Catherine de Castille« , XVIe siècle, Musée du Prado, Madrid.
xylographie 50 X 50 cm (fait partie d’une suite gravée en cours de réalisation, année 2021).

C’est en tout cas mon ambition initiale que je souhaite poursuivre, non plus avec les ressources de l’estampe numérique que j’avais privilégiée pour l’expérience précédente de “Fake news en dentelles“, mais avec le recours de la xylographie dont j’apprécie le primitivisme du trait limité au recours épuré de trois couleurs que sont le blanc, le noir et le gris.

L’homogénéité attendue de cette nouvelle suite gravée, dont le titre n’est pas encore défini, m’obligeait à choisir une thématique qui soit affirmée dans l’histoire de l’art et suffisamment distance de nos références stylistiques actuelles pour rendre efficace cette disjonction dans l’image.

Temps passé, temps présent… la thématique essentielle est le temps, mais le personnage unique est la femme. Soit représentée seule, soit accompagnée. L’amorce de la démarche plastique a donc été le choix délibéré de portraits de femmes appartenant ou proches de la période Renaissance, représentées selon les codes de leur temps, mais transposées dans notre vingt-et-unième siècle par le miracle d’un détail de costume, d’objet, de gestuelle ou de décor incongru de leur époque. Ou rencontre fortuite de deux personnages féminins appartenant à des époques et univers mentaux étrangers l’un à l’autre.

À ce stade du travail, treize planches ont été gravées et imprimées sur un papier Fabriano pour un tirage qui n’excédera pas les 15 exemplaires. Certaines sont encore en cours de séchage et je ne manquerai pas de présenter la série complète dans une prochaine actualité de ce blog. Le présent article a pour but d’être une page d’actualité de mon travail à l’atelier.


ci-dessus et en bas à droite : la planche gravée en cours de réalisation, format 50 x 50 cm, année 2021.
(cliquer dessus pour agrandissement)

   Faisant suite à une ébauche de la composition sur papier au format réel, le tracé du motif est transféré sur la planche de bois à graver, préalablement passée au blanc. Il convient ensuite d’évider le bois pour traduire le blanc sur la future estampe. Ce qui n’empêche pas les retouches et ajustements à faire, signalés par des marques de couleur. Mais quelquefois, la gravure bien avancée ne me convainc pas et je l’abandonne, pour une nouvelle version (exemple ci-dessus : la planche de gauche qui devait être la Variation 2 a été abandonnée au profit de la nouvelle composition ci-dessous).

Variation 2

Corneille de Lyon, Portrait de Catherine de Médicis
Huile sur toile (vers1536), c/o National Trust collection, UK.

Jean-Charles Taillandier, « Catherine au tour du cou »
Inspirée d’une peinture de Corneille de Lyon, « Portrait de Catherine de Médicis« , Collection Polesden Lacey, Surrey, Angleterre.
xylographie 50 X 50 cm, année 2021.
Ci-dessous : la planche en cours de réalisation.

Variation 3

Jean-Charles Taillandier, « Chut ! »
Inspirée d’une peinture d’Antonio Moro, « Portrait de Catherine de Castille« , XVIe siècle, Musée du Prado, Madrid.
xylographie 50 X 50 cm, année 2021.
ci-dessus et en bas à gauche : la planche gravée en cours de réalisation, format 50 x 50 cm, année 2021.
ci-dessous à droite : tracé d’une prochaine gravure de la série.

À suivre…

Jean-Charles Taillandier, « Oh toi, qui es-tu ? »
Inspirée d’une peinture de Frans Pourbus l’Ancien, vers 1600, Musée de Grenoble.
xylographie 50 X 50 cm, année 2021.

Exposition « Poméranie -Lorraine »

Dorota SplocharskaMonidla, broderie sur tissus, chacune 60×60 cm.

La période du 2 au 23 juillet 2022 marquera d’une pierre blanche la rencontre fructueuse d’artistes polonaises au pays de Stanislas, à Nancy. L’exposition « Poméranie – Lorraine » eut lieu aux Ateliers du Canal, qui est devenu un lieu à vocation de rencontres culturelles et d’expositions selon les vœux de leurs fondateurs Catherine et Joël Krauss. En partenariat avec l’association Nancy-France Pologne, le projet a été élaboré sous l’égide de Dorota Szymanska, membre de l’association des Ateliers du Canal et elle-même artiste d’origine polonaise vivant à Nancy. Riche d’animations et de rencontres, il permit d’accueillir un groupe de huit femmes artistes dont certaines sont membres du collectif Teytoria Stowarzyszone (« Territoires associés »). Autodidactes ou issues des Académies ou Universités d’art de Gdansk, Varsovie et Poznan, elles s’expriment dans des domaines de prédilection souvent multiples (dessin, peinture, photographie, installation, tissage, sculpture), chacune témoignant d’un univers singulier. Ce qui ne contrarie pas le fait de partager des motivations communes, voire intimes, au cœur de leur démarche artistique. Jusqu’à donner à l’exposition une unité de ton et d’émotion, largement partagée par le public nancéien qui découvrait ces artistes.

Un témoignage de reconnaissance, commun a plusieurs de ces artistes, s’adresse à Elzbieta Tegowska, qui fut leur professeur et dont l’exposition présente plusieurs œuvres. Citons Dorota Szymanska :  » Avant de faire les beaux-arts, j’ai pris des cours auprès d’Elzbieta Tegowska. Et plusieurs de ses élèves , qui ensuite ont poursuivi leur carrière, comme moi en France, en Angleterre, etc…, ou sur place en Pologne, se sont réunis en un groupe indépendant d’artistes, et c’est ce groupe « Territoires Associés » qui constitue le cœur de cette exposition… ». En qualité d’enseignante, elle a encouragé nombre d’élèves dans leur démarche personnelle d’artiste, et l’exposition lui rend hommage. L’art est pour elle un carrefour de dialogue entre les cultures, à travers le temps et l’espace. Plusieurs de ses œuvres exposées ici (peintures et dessins) témoignent d’un art spontané, très libre, aux carrefour des peuples et des classifications de l’histoire de l’art. Son langage se déploie autant dans le graphisme minutieux du trait à l’encre de Chine sur papier blanc, qu’en peinture épaisse et volubile mettant en valeur les contrastes de couleurs vives.

Les dessins à la mine de plomb de Magda Nowak partagent eux aussi cette dynamique de spontanéité et d’improvisation, à la poursuite, ou plutôt à la recherche effrénée d’un visage (celui de l’enfance ?) que le tournoiement du trait finira par cerner en effigie dans le vaste blanc de la feuille. C’est là un exercice de l’œil et de la main, dans un élan qui, au final, cernera les contours et le regard du personnage. Nous ne sommes pas loin de l’acte photographique dans cette suspension du temps, et aussi du dessin d’enfant dans son innocence du geste. Ses effigies de format modeste côtoient dans la seconde salle de l’exposition un quatrième dessin où l’exercice graphique est renouvelé avec une grande amplitude du geste. Dans tous les cas, c’est une grande économie de moyens qui s’allie au minimalisme du trait sur une simple feuille blanche.

Elzbieta Tegowska – huile sur toile, 30×25 cm, année 1994.
Magda NowakEffigie, dessin à la mine de plomb, 21×29 cm.
Ursula Borysiak – Installation
Marie Novakowski – Homme nu, acrylique sur papier, 15×20 cm.

Un thème récurrent dans l’exposition est celui de l’enfance, qu’il soit abordé sous l’angle de l’innocence, de l’irréel ou du rêve, ou bien dans la nostalgie d’un retour sur les années passées.

Dans le cas d’Ursula Borysiak, il se double d’un travail de mémoire et de retour sur ses racines. Artiste autodidacte d’origine polonaise née en France, elle invite, dans son intime cabinet de curiosités, de menus objets du quotidien à faire retour sur son enfance et ses racines familiales bouleversées par la guerre et l’exil de ses parents. De petites boîtes vernies emplies de gommes, noisettes, crayons mâchonnés portent témoignage de cet univers d’enfance que l’on devine encore à vif. C’est tout un cheminement mental qui parcourt à rebours les cartes topographiques présentées au mur, qui délimitent le périmètre de jeunes années dans un temps troublé où l’école a joué un rôle déterminant sur le chemin d’émancipation et d’évolution de l’artiste.
Marie Nowzakowski partage aussi, par l’expression artistique, cette nostalgie des origines. Née de père polonais, elle habite dans les Vosges. Elle s’exprime par l’encre et l’acrylique dans des œuvres pleines de couleurs. Elle pratique aussi l’affiche et l’illustration dans des thématiques baignées de culture populaire. Son style naïf, tourné vers l’allégorie, se superpose à des motifs singuliers chargés de symboles, qu’elle peint sur des œuvres sur papier, ou dans des cadres petit format pleins de poésie. Une façon bien à elle d’explorer l’intime et le monde de l’enfance… « C’est en me déplaçant en Pologne que j’ai enfin compris pourquoi !« .

Alors qu’ Ursula Borysiak trouve une empreinte affective à son passé dans les recoins d’une trousse d’écolière, Dorota Splocharska, elle, choisit comme support de prédilection les tissus usagés qui appartenaient à des membres de sa famille : broderies, nappes, bandages, draps de literie. Ils sont comme une seconde peau qui abolit le temps et tissent avec les disparus une perpétuelle présence. Présentée à l’exposition sous le titre Monidla, les trois portraits de ses proches brodées sur toile légère flottent dans l’air, et dans leur fragile matérialité ont la légèreté d’un souvenir. Une notice explique que l’artiste prolonge dans son geste une ancienne coutume polonaise qui retouchait les portraits photographiques anciens de couples mariés ou célibataires en soulignant leur lèvre de couleur rouge, et leurs yeux de couleur bleue. Le tissu devient acte de transmission de mémoire, et revêt une portée symbolique, qui transcende le passé, telle une image sacrée.

Outre l’art de la broderie qu’elle présente ici, aux côtés de trois tentures de grand format, Aska Borof s’exprime par l’installation, la vidéo et le chant. Elle est passionnée de musique folklorique et a créé un groupe de chant et de performance Tricorki (les trois sœurs). Paraphrasant les ressources plastiques de l’art sacré, elle brode elle-aussi sur le linge ancien. Son inspiration plonge aux racines profondes de la campagne polonaise, dans une approche quasi-ethnographique des superstitions. J’y vois un art fort de dénonciation de l’emprise religieuse ancestrale dont la femme a été le réceptacle principal. C’est un détournement subtil de l’art de la broderie pour interroger les normes sociales, il est naïf dans son aspect formel, mais très politique dans le message féministe qu’il délivre.

Aska BorofBroderie, 32×24 cm.

Et puis, dans une philosophie de l’art, qui peut être un héritage de l’enseignement d’Elzbieta Tegowska évoqué plus haut, il existe une voie qui laisse à l’artiste l’absolue liberté d’exprimer son expérience du sensible et de son monde intérieur, ouverte à toutes fantaisies et expériences formelles. De la même façon aussi, libre au spectateur qui découvre l’œuvre de la recevoir et la ressentir à sa façon selon son humeur et la spontanéité du moment. C’est le cas de la création de Dorota Szymanska qui donne à découvrir en transparence un monde coloré peuplé de fleurs et de textures né de l’expressivité d’un instant. Les fines couches de couleur à l’aquarelle ou huile se superposent pour donner corps à l’image, dans une fugacité et légèreté des formes qu’accentue encore la finesse du support. Faut-il y voir la réminiscence d’une vision d’enfance de la même façon que l’imagination la déploie dans les peintures et dessins d’Anna Sokolska ? Dans les deux cas, c’est une tentative personnelle de raconter l’invisible, dans un état de disponibilité sereine ou chaotique exprimée chez l’une par des couleurs, des formes ou des textures, et chez l’autre par un recours à l’onirisme et le monde de l’enfance. Au premier regard, nous sommes surpris chez Anna Sokolska par l’omniprésence du squelette qui ferait osciller sa peinture entre l’univers surréaliste et la peinture de Vanités. Mais il n’y a rien de macabre dans cette représentation, juste une envie poétique de découvrir avec un regard juvénile ce que peux bien cacher sous sa peau l’intérieur d’un corps humain ou d’animal, à la façon dont on démonterait le boîtier d’une horloge pour en découvrir le mécanisme secret de ses aiguilles. Chez ces deux artistes, c’est une invitation à l’imaginaire pour découvrir l’au-delà des apparences.

Dorota Szymanska – Peinture sur tissu, 80×120 cm
Anna SokolskaSniezne Serce, acrylique sur bois, 100×70 cm.

Et pour clore cette visite d’exposition, je vous invite à un dernier coup d’œil (cliquer sur l’image) :

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