La gloire de l’écuyer

   

Ma série de portraits « Regards croisés » inspirés des portraits peints anonymes conservés au Château de Lunéville est désormais achevée (voir Regards croisés). C’est ainsi, une fois l’exposition fermée, dépendante du lieu qui abritait ces fantômes d’hommes et de femmes dont l’histoire de l’art, pour la plupart, ne se souvient même plus du nom, ce travail graphique se referme comme une boîte, se clôt sur lui-même. S’en suit une longue période de « décantation » où l’esprit se libère de l’emprise d’images dont la familiarité m’avait envahi. Est-ce parce que travailler sur la notion de portrait est plus prégnant qu’une autre thématique, paysage ou abstraction ? Non, sans doute… J’y revendiquais un acte pur de dessin; il ne s’agit pas uniquement de thématique, mais aussi de format et de technique afin d’approcher la plus grande spontanéité.…Nombre d’amis artistes, d’ailleurs, me disent avoir besoin de ce no man’s land entre deux séries de travaux.
Sans m’écarter de ma thématique de prédilection qui est le visage, je souhaite l’intérioriser davantage dans le périmètre d’un format plus réduit. Le visage est en soi paysage, axé sur le centre de gravité d’un regard qu’il m’appartient d’habiter d’une identité. La question est de savoir de quelle identité il s’agit, car «l’imagination créatrice de l’art ne nous donne pas à contempler des leurres » (Voir l’invisible. Sur Kandinsky de Michel Henry, Puf).
Soit donc un espace d’immense liberté plastique sous la contrainte du corps et de sa représentation. En l’occurrence, j’admire ce double portrait conservé au Musée lorrain de Nancy , et peint en 1625.    

École Lorraine, Portrait de Nicolas Fournier (1552-1627), médecin du Duc et sa femme Madeleine,
vers 1620-1625 – Musée lorrain de Nancy.

         L’auteur reste anonyme, mais l’inscription nous apprend que les modèles sont  Nicolas Fournier, premier écuyer et médecin des Ducs de Lorraine  Charles III et Henri II, assis à la gauche de Madeleine Fournier, son épouse. Étonnante peinture qui nous interroge sur la position frontale des deux personnages, la divergence des regards et l’esprit quasiment cubiste du traitement des  vêtements noirs et de l’arrière-plan. Comme si deux toiles avaient été fondues en une seule. La délicatesse des deux visages émerge dans un périmètre d’austère géométrie qu’anime aussi la position des mains.. Il y a près de quatre siècles, ce seigneur d’Ecrouves et de Grand-Mesnil, et sa dame, prenaient la pose pour l’éternité et cette solennité de l’instant se lit sur leur visage (*).La reproduction de cette toile, parmi d’autres du passé  m’accompagne à l’atelier. Elle m’aide à voir, outrepassant ce que d’aucuns appellent un respect pour les « anciens » pour me frayer vers un ailleurs inconnu de soi. Une fois délaissés la théâtralité de la pose et la nécessité du paraître, subsistera toujours l’urgence du dessin à l’œuvre derrière le simulacre du visage et du corps. La contrainte n’est pas dans la nécessité obsessionnelle d’une mythique table rase qui relèguerait l’art du passé, et la peinture en particulier au magasin des antiquités,  comme le prône la petite nomenklatura de l’art officiel. C’est un débat sans fin… La véritable contrainte (l’art existerait-il sans contrainte ?), qui s’impose à l’artiste est celle d’une adéquation sincère avec son langage et son imaginaire.

Jean-Charles Taillandier, « La gloire de l’écuyer »,   dessins aux crayons avec collage (carrés 12×12 cm et 10×40 cm).

Soit donc ce double portrait glorieux, point d’orgue d’une réussite sociale pour les deux personnages, mais dont le contexte émotionnel désormais nous échappe. Cette fonction ostentatoire de la peinture participe de notre mémoire. Dans mes dessins, je « tourne autour » d’une mise en forme de ce qu’a pu être ce cérémonial de la pose, intériorisant ce moment de tension. Ils sont des instants fugaces que j’essaie d’apprivoiser au crayon dans de petits formats de papier translucides, rehaussés de couleur.

(*) Les précisions sur le tableau « Portraits de Nicolas et Madeleine Fournier » ont été tirées de l’ouvrage La Lorraine vue par les peintres, de Henri Claude – Serge Domini Editeur. 

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