Roger Decaux, peintre du tragique

La galerie Lillebonne de Nancy vient de clore une exposition-hommage au peintre Roger Decaux décédé à 76 ans en 1995(*). Retiré à Burey-la-Côte, en Meuse, dans les dernières années de sa vie, il a développé une oeuvre, sans concession aucune, dans le registre d’un expressionnisme figuratif, qui plonge au coeur même des entrailles du vivant.

Roger Decaux, Tête, craies sur papier (30 x 22 cm)

Nombreux sont les artistes et collectionneurs qui ont côtoyé l’homme et l’artiste,  et lui rendaient visite à l’atelier replié au creux d’une campagne meusienne âpre et sauvage, à l’image de ses peintures et dessins qui ont jalonné sa vie d’artiste au gré de ses « séries ». Il aimait les appeler ainsi, ses multitudes d’oeuvres sur toile ou sur papier, qui germaient à partir d’une idée, longtemps contenue, et qui fusaient, porteuses de tragique ou d’espoir, d’une véhémence des corps et des choses.
Leurs intitulés sont à eux seuls porteurs de la résonance humaniste et tragique de cette peinture : Jeanne isolée, l’enterrement des oiseaux, la mort de Paëtus, IVG, on peut mourir en mangeant une pomme, les cancéreux… Son geste est un cri qui sort du papier, une jouissance des sens ou le manifeste irrépressible de la destruction des corps.
Son physique de hobereau normand intimidait le visiteur. Au gré des échanges que nous avons eu, j’en retenais surtout l’idée essentielle d’une expérimentation esthétique qui cherche à dépasser l’échec du visible, pour aboutir, au bord du vide, à ce qui fait notre unicité. Sa quête, notre quête à tous, sans cesse réactivée est la recherche d’une image enfouie, nourrie de notre expérience passée et de notre présence au monde.

Roger Decaux, L’enterrement des oiseaux, craies, pastel, cire sur papier (120 x 70 cm) / Sans titre (120 x 70 cm)
Roger Decaux, Invité au repas, acrylique sur toile (150 x 150 cm)

Ce qui me saisit le plus, dans son dessin sorti du néant du papier, c’est la fulgurance de ces traits indéchiffrables dans un improbable contour, qui prennent corps et vigueur à notre propre conscience. Une sorte de sauvagerie de la mémoire qui s’approprie et outrepasse le cadre de la feuille blanche. Nous sommes uniques dans le flot d’un geste immémorial, écrivait-il en ces termes : « Comme on se doute que ce qu’on a à dire a déjà été dit, la tentation est grande de ne s’intéresser qu’à la forme. Il faut se rassurer, notre sens de la mort et de la vie est différent dans le temps et dans l’espace de celui de notre prochain voisin » (**).

L’émotion déborde d’une sauvagerie du trait, ou d’une caresse des aplats de couleurs qu’il réalisait avec une technique bien à lui : charbons, cires liquides,  craies de pigments qu’il fabriquait lui-même…
Le dessin était pour lui acte de protestation contre la souffrance, l’usure des corps, la maladie et la mort. Et aussi un hymne violent, et sauvage à la jouissance des corps. Sa série « nus force » explore en compositions sauvages le corps des femmes.
Acte de dessin avant toute chose… acte jubilatoire :  » en fait, je ne dessine que les choses élémentaires et simples : une main, deux mains, une tête, une épaule… Jamais l’esprit, jamais le drame ».
Le dessin comme acte libératoire de la recherche d’une image quelque part enfouie et toujours remise à l’ouvrage. L’œuvre se reconstruit sans cesse dans le flot, portée toujours plus vers l’avant. C’est peut être en vertu de cette quête insatisfaite de soi qu’il portait ce détachement à l’œuvre achevée la veille, quand il m’affirmait cette sentence  » Tant que tu ressentiras une affectivité pour le produit de ton travail, tu ne seras pas libre ». Je n’y ai jamais vraiment cru…

Roger Decaux, Jeanne isolée 1 et 2, craies sur papier (100 x 80 cm)

Roger Decaux, , craies sur papier (100 x 80 cm) / ci-dessous : Cancéreux 3, craies sur papier

Roger Decaux a célébré de longues années cette fête de la peinture, à une époque ou de doctes rabat-joie proclamaient que la peinture était morte. Pensez donc ! Il s’en amusait sans doute, quand il écrivait «  L’expressionnisme est peu goûté des français parce que chez nous le mal est conceptuel et que d’émollientes intellectualités nous ont fait perdre à la fois l’amour de la rage de vivre et un certain goût de la mort ».
A quand en Lorraine une reconnaissance muséale de ce grand peintre, à la mesure de son talent ?

(*) œuvres de Roger Decaux en permanence à la Galerie Koralewski – Paris.
(**) Les citations de Roger Decaux sont puisées dans  » Notes au fil du temps pour un art banal «  – Catalogue d’exposition, Galerie Lillebonne, Nancy, année 1996.

6 commentaires sur “Roger Decaux, peintre du tragique

  1. Bonjour

    Ayant très bien connu l’homme dont vous parlez puisqu’il a partagé la vie de ma soeur pendant 20 ans, je voulais juste témoigner de l’émotion à la lecture de cette page.

    Merci pour cela.

    J’ai la chance d’avoir quelques oeuvres de lui qu’il m’a offertes.
    J’aime beaucoup.

    Au plaisir
    GD

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  2. Une grande personne de la grande peinture moderne, c’est à dire plus vivante et plus sensible que l’académisme, plus vraie que la farce d’une « recherche expérimentale » qui n’expérimente que sa propre vanité, bien aussi novatrice que bien des courants peut-être plus connus sinon plus reconnus, plus profonde que le regard que, parfois, nous autres spectateurs, avons la chance de pouvoir poser sur l’un ou l’autre des regards qu’il a pu laisser sur le papier, comme les comètes laissent dans le ciel la poudre étincelante de leur passage. Bon. Tout ça pour dire que j’aime vraiment, que j’aime beaucoup. J’ai eu la chance de le croiser une fois. On a bien rigolé. Adieu, l’Artiste.

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